Une amie de Blanqui

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La Libre Parole,
15 janvier 1901

Gaston Méry

Une amie de Blanqui


AU JOUR LE JOUR
UNE AMIE DE BLANQUI

Petite, un peu tassée, l’air d’une mère-grand, mais les yeux jeunes, très vifs et très bons, elle se présenta chez moi, l’autre matin, avec un mot de François Coppée. Le poète me demandait pour elle l’appui du journal — un bout d’article pour annoncer la représentation à bénéfice que quelques amis préparent à son intention…

— Je suis Camille Bias, me dit-elle timidement…

Camille Bias ! Je me rappelais des romans lus jadis, toute une série de romans…

Et j’eus comme un serrement de cœur en voyant devant moi ce vieux confrère, cette femme de soixante-seize ans, presque tremblante, comme si elle avait redouté un refus.

Je promis de faire l’article. Elle me remercia ; puis, de peur d’être indiscrète, car elle avait vu d’autres visiteurs dans l’antichambre, elle partit.

J’avais flairé une misère plus noire encore que peut-être ne le soupçonnait Coppée. Je voulus en avoir le cœur net. Hier, j’allai à l’adresse que m’avait indiquée Camille Bias.

La mansarde

49, rue de Paradis, au sixième étage, une mansarde, à laquelle en accède par un étroit escalier, pareil à une échelle. Je frappe. La porte s’ouvre. Camille Bias me reçoit, s’excuse de m’avoir fait monter si haut ! Mais elle y monte bien, elle !

Deux lits de fer, le sien, celui de sa fille infirme. Deux chaises, un poêle de fonte, une espèce de table, couverte de manuscrits… Sur la cheminée, une demi-douzaine de volumes… Un jour faible tombant d’un vasistas, éclaire ce logis. C’est le logis de la détresse — de la détresse digne, cachée, qui ne veut pas se plaindre… Rien qui rappelle un passé aisé, mais rien non plus qui cherche à exciter la pitié. Ce n’est pas la misère, c’est la pauvreté…

Nous causons. Camille Bias me dit sa vie, toute de labeur, la famille qu’il a fallu élever, les petits enfants qui n’ont plus de père et qu’il faut soutenir… Je n’ose insister. Je devine que cette pauvre femme veut me cacher, avec une pudeur touchante, les durs sacrifices qu’elle fait encore, vivant sous les toits, se privant de tout, pour que les siens aient du pain…

Mon émotion est grande. Je cherche à détourner la conversation.

Le nom de Blanqui se mêle soudain aux paroles que nous prononçons :

— Vous avez connu Blanqui ?

— Si je l’ai connu !

Je me raccroche à ce nom comme à une branche… J’interroge. Camille Bias oublie le présent ; elle revit le passé, rajeunie, presque fière… Et, à bâtons rompus, au hasard du souvenir :

Un croquis de Blanqui

— Je connaissais Mme Antoine, une des sœurs de Blanqui… Elle me parlait souvent de lui… À ce moment, nous habitions faubourg Saint-Denis. Mon mari était pharmacien. Un jour, il monte à l’appartement : « Veux-tu voir Blanqui ? » — « Oui. » — « Il est dans la boutique. Un de mes clients, ouvrier horloger, vient de l’amener. »

Je descendis. Je m’attendais à voir un grand personnage, imposant, à la Ledru-Rollin. Je vis un petit bonhomme, sec, maigre, aux yeux d’une fixité extraordinaire… À cette époque, il se cachait de la police… Sa sœur me demanda de le recevoir chez moi.. Chez elle, c’était impossible !

» Elle avait un atelier de jeunes filles, et elle aurait craint les bavardages… Blanqui s’installa à la maison. Il passait pour l’oncle de mes enfants. Il ne buvait que de l’eau, et quelquefois du lait. Il ne se nourrissait que de légumes cuits à l’eau. À peine, de temps en temps, acceptait-il un peu de viande grillée. Il était la sobriété en personne… Le fond de son caractère, c’était l’horreur du mensonge… Quand il s’était aperçu que quelqu’un avait menti devant lui, il ne voulait plus le voir… Il vivait avec le souvenir de sa femme, qu’il avait adorée…

Le roman du révolutionnaire

Camille Bias parle un peu comme certains peintres peignent, à petites touches. La figure de Blanqui s’évoque peu à peu devant moi… Sous le révolutionnaire, j’aperçois l’homme.

— Le père de Blanqui avait eu, je ne sais plus, sept ou huit filles. Les aînés avaient toutes leurs diplômes… Les deux dernières n’avaient pu recevoir la même instruction… Blanqui, à la mort de son père, était professeur à Louis-le-Grand… Il était tout jeune… Il se mit, en dehors des cours, à donner des leçons pour payer l’instruction de ses deux cadettes.

» Or, il arriva ceci. Dans l’une des familles, où il allait donner des leçons à un jeune homme, il y avait une jeune fille qui s’éprit de lui. C’est ainsi qu’il se maria… Mme Blanqui était très belle, mais elle avait une maladie de cœur… La vie mouvementée de son mari n’était pas faite pour la guérir. Elle mourut subitement pendant qu’il était à Belle-Isle… Les deux sœurs partirent pour le prévenir doucement… Mais le directeur de la prison les avait devancées. Il avait brusquement appris la nouvelle au prisonnier. Le coup avait été si dur que Blanqui était tombé en catalepsie…

» Mme Blanqui était riche. Il ne voulut jamais jouir de sa fortune. Il la remit toute à son fils…

Les 25 000 adresses

Dans la mémoire de Camille Bias, les faits sont restés gravés, mais ils lui apparaissent sur un même plan. Le recul des années l’empêche de distinguer dans quel ordre ils se sont succédé… Elle reprend :

— Blanqui avait eu l’idée de répandre une feuille vengeresse contre l’Empire… Lui-même, il avait préparé, de sa main, les vingt-cinq mille adresses des personnes à qui il voulait l’envoyer. Il avait acheté sept presses pour l’imprimer. L’une était chez un typographe nommé Annoy, un caractère d’une énergie et d’une droiture antiques, une autre chez Chaumette, une autre chez Scénique, une autre à la maison… Tout semblait prêt pour la réussite. Un beau jour, Blanqui arriva.

— « J’ai été reconnu et désigné à l’enterrement de Cossidières, me dit-il. Je ne reviendrai pas chez vous. Je vous compromettrais…

» De fait, je ne l’ai plus revu. Il avait été trahi par une personne rencontrée à la maison. Cette personne qui avait été jadis une amie très intime de Félix Pyat et qui était devenue celle de Charles V…, secrétaire d’Émile de Girardin, avait été amenée chez nous par ce dernier. J’avais entendu parler d’elle quand elle avait été arrêtée pour avoir distribué des brochures de Félix Pyat alors en Angleterre. Je ne sais pas ce qui se passa entre elle et Blanqui, mais un soir qu’elle lui tendait la main, il refusa de la lui serrer, et s’en alla dîner ailleurs. Elle jura qu’elle se vengerait. Quelques jours plus tard, Blanqui était arrêté…

» On perquisitionna dans notre appartement. Le commissaire de police vit les adresses, mais n’eut pas l’idée de les saisir. Il ne découvrit pas la presse que j’avais cachée. Aucune des six autres, d’ailleurs, ne fut découverte… Malgré l’absence de preuves, Blanqui ne fut pas moins condamné… »

Blanqui souffleté

Mais l’histoire politique de Blanqui est connue. Camille Bias revient aux anecdotes, qui peignent l’homme privé.

— Pendant toute l’année que Blanqui passa à la maison, nous prîmes toutes les précautions pour éviter qu’on le découvrît. Ma fillette nous fut d’un grand secours. Quand il y avait, dans la pharmacie, quelqu’un qui pût le reconnaître, nous envoyions l’enfant sur le seuil. Dès qu’elle l’apercevait, elle courait à lui et l’empêchait d’entrer. Blanqui avait pour elle une affection toute paternelle ; mais il aimait à la taquiner. Ma fillette s’appelait Anne. Il l’appelait Anne d’Autriche.

« — Pourquoi Anne d’Autriche ? lui demanda-t-elle un jour.

» — Parce que c’était une méchante femme !

» — Je suis donc une méchante femme.

Pan ! Elle lui appliqua un sonore soufflet sur la joue. J’entendis le bruit. J’accourus. Je voulus gronder. Mais il s’y opposa.

» — Je n’ai que ce que j’ai mérité, me dit-il. »

Camille Bias s’arrête un moment à ce souvenir qui la reporte à l’époque heureuse de sa vie, mais qui lui rappelle aussi, hélas ! les tristesses actuelles.

La petite fille qui souffleta si gentiment Blanqui est aujourd’hui veuve avec quatre enfants dont l’existence repose sur le courage de la mère et de la grand’mère…

Émile de Girardin

Insensiblement, nous sommes revenus à notre point de départ…

— Je n’ai pas d’histoire, me dit-elle, malgré mon demi-cent de romans. Je n’ai commencé à écrire que très tard, quand, mon mari mort, il m’a fallu travailler pour assurer l’existence de toute ma famille. Il n’y a rien dans ma vie qui puisse intéresser la curiosité — sauf mes débuts, peut-être, chez Émile de Girardin.

« D’une timidité excessive, je n’osais pas me présenter. Enfin, sur la recommandation d’une amie, je m’enhardis à porter à Émile de Girardin mon roman, le Roi des Taverniers. Mon amie me présenta de cette façon originale :

» — Je vous présente Camille Bias, la plus grande imbécile que j’aie jamais connue.

Émile de Girardin demanda de son air bourru qui m’épouvanta :

» — Comment cela ?

» — Elle n’osait pas vous rendre une visite qu’elle vous doit pourtant.

» Girardin me regarda et me dit brutalement :

» — Vous avez raison ; les visites, cela ne sert à rien et cela fait perdre du temps…

» Voilà la seule anecdote où je sois mêlée. Elle n’est pas très dramatique, comme vous voyez…

Une adresse à retenir

Camille Bias, depuis qu elle ne parlait plus de Blanqui, dont le souvenir un moment l’avait transfigurée, était redevenue la petite vieille au sourire triste, mais résigné, que j’avais vue chez moi, lorsqu’elle me remit la lettre de François Coppée.

Moi-même, qui avais oublié la mansarde, transporté à une autre époque, je revins à la réalité. Je revis le décor de détresse qui m’environnait, la pauvre table sous le vasistas, où s’étalaient des pages inachevées, des pages écrites sur du papier si mince qu’il avait crevé sous la plume…

Je me remis à penser à ce qui m’avait amené, et je me promis de ne pas terminer mon article sans rappeler au lecteur cette adresse, 49, rue de Paradis, et surtout sans l’inviter, bien chaleureusement et de tout mon cœur, à monter lui-même les six étages pour aller prendre chez Camille Bias des billets pour la représentation à bénéfice qui aura lieu bientôt…

Que ceux et celles que Camille Bias a délicieusement amusés avec ses romans, que ceux aussi qu’elle a aidés et qui s’en souviennent, m’entendent.

Gaston Mery.