Une amitié

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Calmann-Lévy, éditeur (p. 215--).

UNE AMITIÉ


Mes amis m’avaient beaucoup parlé de madame Beauchamp et je la connaissais déjà — vingt-huit ans, grande, gracieuse et grave avec de beaux yeux tristes sous la soie châtaine de ses longs bandeaux, — quand un soir de février 1890, Morbrandt me présenta chez elle. Il m’avait dépeint le mari, alors député de X…, un de ces fantoches politiques, vides et sonores comme des grelots. J’avais cru voir, depuis longtemps, le salon du boulevard des Invalides, le sobre et luxueux décor, les visages familiers entourant madame Beauchamp assise au piano, sous les verts éventails des fougères. Morbrandt m’avait nommé tous ceux qui se réunissaient chaque jeudi dans cette maison hospitalière, vrai petit temple de la Musique, dont madame Beauchamp était la grande prêtresse. Je savais rencontrer là Clément Holler, le sculpteur ; Deschamps, le romancier, Hervigny, le poète, et quelques-uns de ces rares hommes du monde, artistes de race, qui forcent la sympathie des professionnels.

Deux femmes, différentes par l’âge, le caractère et la beauté, égayaient ce petit cercle et mêlaient aux discussions abstraites et techniques la grâce légère de leurs propos ; la maîtresse du logis m’attirait surtout, par sa beauté fine, son goût délicat des arts et l’intelligente indulgence qui la rendait chère à Morbrandt.

Elle était, disait-il, bienveillante sans effort et trop juste pour tomber dans cet excès de malice parfois involontaire qui donne aux saillies des femmes très spirituelles une nuance de cruauté.

D’autre part, je n’étais pas tout à fait un inconnu pour elle. Elle avait aimé mes deux grandes toiles du dernier Salon, ces paysages crépusculaires où j’ai tâché d’évoquer les granits et les bruyères, et le ciel voilé de l’automne breton. Et j’étais certain que Morbrandt avait parlé de moi en représentant l’homme et l’artiste sous les couleurs propres à favoriser une curiosité sympathique.

Je n’éprouvai donc aucune surprise en pénétrant dans le salon où Hélène Beauchamp vint à moi le sourire aux lèvres.

— André Maurienne, un brave garçon, un grand talent, dit Morbrandt, dont le zèle amical ne connaissait pas de limite.

Je protestai convenablement en affirmant la joie que me causait le bon accueil de la jeune femme ; elle sourit encore et me présenta elle-même à tous ses amis.

Madame Dantenay et madame de Kerhostin causaient devant la cheminée. Leurs maris écoutaient un jeune diplomate blond, d’aspect hautain et qui ressemblait étrangement au célèbre médaillon qui représente Schiller dans sa jeunesse. On l’appelait Franz de Lauten.

Holler, plus affable en sa qualité de demi-confrère, m’accapara immédiatement. Hervigny et Deschamps se tenaient sur la réserve, sans froideur mais sans enthousiasme. Je sentis qu’il me faudrait les conquérir l’un après l’autre et que leurs regards croisés semblaient déterminer et limiter à l’avance la place que j’occuperais parmi eux. Mais, j’étais plein de bonne volonté, trop jeune et trop inconnu encore pour leur faire ombrage. Aidé par Morbrandt notre aîné à tous, l’homme aux fortes amitiés et aux rudes franchises, j’espérais me faire accepter.

Cependant madame Beauchamp s’était mise au piano, et M. de Lauten, le violon à l’épaule, vint se placer près d’elle.

Dans le silence du salon une grande plainte harmonieuse monta tout à coup, tendre et déchirante, accompagnée et suivie par un déroulement d’accords profonds et larges comme les vagues régulières de la mer. Le violoniste inclinait sa tête au profil germanique où tremblaient d’épaisses masses de cheveux blond foncé, rejetés en arrière, découvrant un large front mat et des yeux d’un bleu froid peu à peu voilés de rêve. Madame Beauchamp se penchait par moment vers la partition qu’elle déchiffrait ; je voyais l’ombre profonde de ses cils noyer dans un amoureux mystère ses prunelles d’un vert indécis, et sous les cheveux châtains poudrés de cendre dorée, j’admirais le lobe rose de l’oreille, la nuque un peu grasse et le cou émergeant de la robe sombre avec la grâce d’une jeune tige portant une jeune fleur.

Mon regard de peintre errait sur son corps, sans insolence et sans timidité.

Un grand charme émanait d’elle, mais c’était un charme pur, et je sentais dans l’attitude des hommes empressés autour d’elle une sorte de tendre respect. Je retrouvais dans le jeu de la musicienne ces mêmes caractères de délicatesse, de grâce et de simplicité. Son art la reflétait et la mélodie éveillée sous ses doigts semblait raconter son âme. Parfois, cependant, ses lèvres s’entr’ouvraient sur la nacre à peine aperçue de ses dents, ses paupières frémissaient plus vite et, aux évocations de l’harmonie, je croyais voir sur ce chaste visage comme une langueur de volupté. Ou bien, quand les adagios de Beethoven prolongeaient leurs gémissements sonores, traversés par le rappel d’un héroïque allegro, les lèvres fines se serraient, les sourcils bruns tendaient leur arc, une énergie volontaire et sombre, un orgueil douloureux révélaient un nouvel aspect de cette créature qui semblait de toute grâce, de tendresse et de fragilité.

Je surprenais au passage ces apparitions de physionomie que j’étais seul peut-être à remarquer. L’habitude du portrait a développé chez moi une faculté d’observation et de divination qui me tenait lieu de science psychologique. J’arrivais facilement à reconstituer l’être intérieur par le sens particulier de chaque forme extérieure ; et le regard, le geste, les passages de pâleur ou de rougeur, un pli sur le front, une contraction des lèvres, me donnaient les éléments nécessaires à ce petit travail fort instructif et divertissant pendant les longues séances mondaines où je suis presque toujours muet de timidité et d’ennui.


II


Néanmoins, je ne me croyais pas infaillible, et si j’avais conclu des observations précédentes que la douce madame Beauchamp pouvait être tour à tour une fervente amoureuse et une hautaine révoltée, je me serais contredit sans doute, moins de six mois après mon entrée dans la maison. Les nombreuses soirées que je passai boulevard des Invalides ne détruisirent pas l’enchantement de la première. Quelques compliments voilés, quelques reparties venues à propos m’avaient concilié la bienveillance des dames. Les hommes m’accordaient enfin droit de cité. Je ne sentais plus autour de moi ces jalousies latentes spéciales aux petits cercles où le nouveau venu est souvent tenu en suspicion.

J’eus alors la vraie joie de comprendre que j’étais particulièrement sympathique à madame Beauchamp et que nos relations simplement cordiales prenaient chaque jour une nuance plus affectueuse.

Ce ne fut pas sans inquiétude que je reconnus la puissance du charme dont cette femme m’enveloppa. Je voulus scruter son âme, étudier sa vie, avant de remettre en ses mains cette part de mon âme qu’elle semblait me demander. Sait-on jamais où mène cette route périlleuse et fleurie de l’amitié féminine, bordée de chaque côté par les précipices de la perfidie, de la coquetterie, du caprice et qui aboutit parfois aux abîmes de la passion ? La petite enquête que je tentai me rassura vite. Madame Beauchamp n’avait jamais été effleurée d’un soupçon. On ne lui connaissait pas d’ennemis, et si les femmes qu’elle fréquentait, en leur qualité de femmes, lui pardonnaient difficilement sa beauté, son esprit et les sympathies qu’elle éveillait, ces dames observaient du moins une neutralité déjà flatteuse.

Raisonnablement, on ne pouvait pas leur demander plus. Je crois rarement à l’amitié des femmes pour les femmes âgées de moins de cinquante ans. Ce sentiment, le plus artificiel, le plus civilisé, le plus désintéressé de tous, comporte une part d’intellectualité dont la plupart sont incapables. Leurs amitiés ressemblent à des coalitions de défense contre l’ennemi commun : l’Homme. Mais, heureusement pour nous, les défections sont fréquentes, et souvent les alliées se déchirent entre elles et passent à l’ennemi.

Quant à l’amitié entre les personnes de sexe différent qui n’ont pas atteint la cinquantaine, je la crois possible, mais plus encore rare, toujours menacée dans son essence si les intéressés n’ont pas la volonté et la clairvoyance nécessaires pour maintenir son caractère primitif. Tant que l’Ève éternelle gardera sa chevelure d’or, son sourire, et dans la main le fruit parfumé de la volupté, Adam ne pourra l’approcher de trop près sans une involontaire ivresse. Le secret des véritables amis des femmes — je parle de ceux qui ne sont et ne veulent être que des amis — consiste uniquement dans le sentiment de la distance à garder. S’ils peuvent tout deviner, ils ne doivent pas tout dire ; certaines formes de la familiarité affectueuse leur sont interdites ; leur confiance absolue n’entraîne pas les complètes confidences, et s’ils marchent côte à côte, tout près de leur amie, ils n’ont pas le droit de lui tenir la main.

Je n’analysais pas encore le sentiment qui m’entraînait vers Hélène. Je n’avais aucune arrière-pensée de galanterie, étant plein d’un sincère respect. Je n’osais pas m’avouer à moi-même que je pourrais devenir amoureux. Morbrandt m’avait raconté comment notre amie avait évincé quelques imprudents qui avaient parlé de leur dévouement avec l’accent d’une trop vive tendresse. Bien que M. Beauchamp ne fût ni très intelligent ni très aimable, sa femme lui demeurait attachée et montrait un soin dévoué de son bien-être et de ses intérêts. Peut-être l’aimait-elle à sa façon, comme elle-même en était aimée : par la force de l’habitude, la solidarité que la communauté du nom, de la fortune et du lit crée entre la plupart des époux.

Hélène m’apparaissait comme une femme bonne et tendre, au cœur paisible, aux sens glacés, éprise d’art et de littérature, dominée par le sentiment du devoir et une peur d’hermine pour toutes les souillures. Et je me résolus à goûter la douceur d’une affection qui s’offrait quasi fraternelle, tout en observant la fameuse, l’indispensable distance. D’ailleurs, je suis, par tempérament, plus passif qu’agressif, plus sentimental que passionné, l’homme du rêve plutôt que l’homme d’action, capable d’aimer la femme pour elle-même, sans calcul égoïste ni brutalité. Je l’aime comme une belle fleur, embaumée et harmonieuse, qui aurait la parole et le regard. Qu’elle soit heureuse et belle… je puis l’admirer sans la cueillir.


III


Quelques mois passèrent ainsi dans une quiétude exquise. Je venais de rompre une liaison banale commencée dans l’ennui, achevée dans le dégoût. J’étais un peu las de l’amour, rassasié jusqu’à la rancœur des tristes ivresses et des ardeurs factices ; mon cœur courbaturé réclamait le repos. L’amitié de madame Beauchamp était l’oasis verte et fleurie où j’allais prolonger la halte délicieuse, dans une sensation rassurante de fraîcheur, de détente et d’oubli.

Dès le commencement de l’été, la jeune femme était partie pour Fontainebleau. Elle habitait, quatre mois par an, une villa blottie sous les hêtres et les trembles argentés. Chaque jeudi nous débarquions en bande, Holler, Morbrandt et moi, certains de trouver à la gare Paul Hervigny et le blond Lauten, qui, plus heureux que nous, avaient pu s’établir à Moret. L’absence de M. Beauchamp donnait à nos réunions une gaieté plus libre, dont Hélène ne s’offensait point. Je savais même que Lauten venait fréquemment déchiffrer avec elle les partitions de Wagner et j’en éprouvais secrètement une petite jalousie. L’intimité n’avait pu s’établir entre nous, bien que ce grand garçon impassible m’intéressât particulièrement. Quand il écoutait Parsifal ou Tristan pressant dans sa main son front harmonieux et large comme le portique du temple de l’Esprit, je pensais à ces jeunes hommes de la vieille Allemagne, mystiques et guerriers, qui rêvent d’amour et de philosophie en traînant leur sabre d’étudiant dans les rues d’une ville gothique, au bord d’un fleuve calme où tremble le reflet des cathédrales. Ni la naturalisation, ni l’éducation française, ni le sang d’une mère parisienne, célèbre par sa beauté et sa frivole élégance, n’avaient prévalu contre l’hérédité germaine. Nous n’acceptions pas Lauten comme notre compatriote, tant les différences de race, et de tempérament étaient nettement tranchées. Cet homme de trente ans, méditatif et concentré, regardait de haut nos turbulences de Latins. Nos intelligences même ne fraternisaient pas. Lauten n’aimait que la poésie et la musique, dédaigneux des arts plastiques qui matérialisent le rêve en le limitant dans la prison des contours. Il demeurait donc un peu à part dans la bande amicale que nous formions ; mais sans familiarité, nos relations restaient courtoises.



IV


Vers la mi-novembre nous nous retrouvâmes tous à Paris.

Madame Beauchamp était revenue depuis quelques jours quand j’allai lui rendre visite.

J’avais quitté mon atelier, un peu las, fatigué d’une séance laborieuse. Le temps était doux. Après une journée uniformément grise, le crépuscule de cinq heures tombait d’un ciel fin, sans nuages apparents, sans trouées d’azur, sans étoiles. Les jardins mouillés sentaient le cimetière et, par les avenues où pourrissaient les feuilles des marronniers, les petites voitures de fleurs circulaient déjà, chargées de violettes de Nice, avec leur minuscule lanterne clignotant dans la brume. La coupole des Invalides effaçait dans le ciel de perle son or atténué, pâli par l’usure. Je traversais des quartiers riches et déserts, sans boutiques ni bruits de foule, des rues bordées d’hôtels qui semblaient dormir dans leur hautain ennui. J’arrivai chez Hélène, gagné par la contagion de cette tristesse.

La femme de chambre ouvrit devant moi la porte du salon. Le tapis amortissant mes pas, j’aperçus Hélène avant qu’elle me vît venir. Les lampes n’étaient pas encore allumées. Le feu écroulé dans les cendres répandait une vague lueur qui mourait à quelques pas de la cheminée ; au delà, dans la pénombre où les fenêtres noyaient leurs pâles rectangles bleuâtres, madame Beauchamp était assise, la tête dans ses mains, les coudes appuyés sur une petite table. Son visage voilé, l’affaissement découragé de sa pose, me frappèrent d’un triste pressentiment. Je craignis de troubler une douleur ignorée.

Mais comme je heurtais un fauteuil, elle tressaillit et se leva.

— C’est vous ! dit-elle.

— C’est moi… Je vous dérange peut-être… Mettez-moi vite à la porte si je suis venu mal à propos.

— Un ami vient toujours à propos, répondit-elle en me tendant la main d’un geste affectueux.

Son accent était sincère. Elle vint s’asseoir en face de moi près de la cheminée. Le reflet rougeâtre des tisons me montra son visage douloureux où brillaient des traces de larmes. Certes, elle traversait une crise pénible et je ne pouvais l’interroger. Sentirait-elle seulement ma muette sollicitude ?

— Comme il fait noir ici, dit-elle en affermissant sa voix. Si vous le désirez, je vais sonner pour la lampe.

— Ne sommes-nous pas bien ainsi ? répliquai-je, comprenant qu’elle redoutait de me laisser voir ses yeux meurtris.

Elle acquiesça d’un signe de tête et resta penchée vers le feu, toute pensive, et bien touchante dans son attitude de vaincue, avec le jeu des reflets dans sa chevelure et ses beaux bras nus qui sortaient des manches larges de sa robe en crêpe gris.

Je lui racontais ma promenade à travers le Paris de novembre, le morne Paris de la Toussaint. Et l’automne avec son cortège d’agonies et d’adieux, nous conduisit insensiblement à parler de nous-mêmes qui avions vu, sans doute, décliner et mourir tant d’espérances et d’affections. Ensemble, nous discutâmes l’éternel problème de la Destinée, et le mot d’ « amour » se trouva tout à coup sur nos lèvres sans que nous l’eussions prémédité.

Je n’eus pas besoin d’aveux précis pour comprendre quelles désillusions Hélène avait rencontrées dans le mariage. Comme beaucoup de femmes trop pures pour chercher l’amour hors du chemin permis, elle se consolait en niant passionnément l’existence de ce sentiment tel que le rêvent les poètes et les jeunes filles. Et non seulement elle se refusait à reconnaître l’amour chez les autres, mais avec plus d’insistance encore, elle s’affirmait incapable de jamais le ressentir.

Et comme je me récriais :

— Ne pensez pas que je me plaigne, dit-elle vivement, je suis heureuse, très heureuse.

Je la regardai. Des traces humides brillaient encore sur ses joues. Elle reprit :

— Ne cherchez aucun sens caché à mes paroles. Je vous sais assez mon ami pour être tout à fait franche avec vous. Et puis, — je ne sais si je me trompe, — je vous crois indulgent.

— Indulgent, c’est peu dire… Je vous suis entièrement dévoué… Plus que vous ne pensez, madame…

— Merci, répondit-elle en me tendant la main… Il y a longtemps que j’ai deviné et apprécié la qualité de ce dévouement… Votre amitié m’est très précieuse…

— Je craignais un peu qu’elle vous parût banale et fade. Tant d’affections, tant d’admirations vous entourent ! Je me résignais mal à prendre une place quelconque, la deuxième ou la dernière, c’est la même chose — parmi ceux qu’une même sympathie réunit autour de vous.

— Vous êtes si exigeant que cela ?

— Me trouvez-vous trop audacieux ?

— Non pas, fit-elle en souriant, je sais que vous méritez ma confiance ; je vous accorde votre franc-parler par surcroît.

Elle se tut un instant, puis, d’une voix plus grave :

— Tant d’admirations, tant d’affections m’entourent, avez-vous dit… En êtes-vous bien sûr ? Des admirations peut-être… Oh ! toute femme jeune, à peu près jolie et pas trop sotte réunira aisément des suffrages de cette sorte… Mais des affections !…

— Mais, madame, croyez-vous que Morbrandt et Holler, pour ne citer que vos amis les plus intimes, — et Lauten même — ne vous soient pas attachés ?

— Je ne dis pas cela… Vous aussi, vous m’êtes attaché… Mais…

— Mais que sont nos pauvres dévouements, nos minces mérites, auprès des grands sentiments que vous niez ?… Ah ! madame, j’ai deviné votre pensée…

Elle souriait ; elle reprit doucement :

— Je puis être une vraie amie, sûre et fidèle, et je veux que vous me quittiez persuadé de ma sincérité. D’abord, je vous avouerai que je hais les coquettes et que je suis complètement inhabile aux petits manèges du « flirt ». Les braves garçons, un peu naïfs, un peu fats, qui ont tenté de me convertir en ont été pour leur courte honte… Je ne suis ni tout à fait femme ni tout à fait Parisienne sous ce rapport ; un compliment m’est désagréable comme une maladresse ; une déclaration me blesse comme une injure… Je suis bien mal organisée, j’en conviens ; je n’existe pas pour l’amour. Et quand je me plaignais du petit nombre de mes affections, vous n’avez pas pensé que je n’avais pas d’enfants, pas de famille… Oui, ni père, ni mère, ni frères… et pas même un bébé sur les genoux !… Je suis seule, toute seule…

— Mais votre mari…

— C’est vrai, j’ai mon mari… Oh ! je suis très dévouée à mon mari… Je crois qu’il m’aime à sa manière… Mais nous vivons si peu ensemble… Est-ce qu’il a le temps de s’occuper de moi, mon mari ? Je ne lui reproche pas ses grands travaux, ses soucis politiques. Quand nous sommes ensemble, il est parfait pour moi… Vous n’allez pas croire que je n’aime pas mon mari ?

— Je crois M. Beauchamp très heureux…

— Vous voyez bien que tout est pour le mieux. Je vous répète que je suis très satisfaite de mon sort ; quelques bons amis, un piano, le violon de M. de Lauten, des fleurs partout… Ça suffit au bonheur de mon existence. Et ça sera toujours comme ça, j’espère, jusqu’à mes quatre-vingts ans.

— Vous êtes une jeune femme très raisonnable… et très raisonneuse. À votre place, je craindrais de manquer de philosophie. Le piano, le violon, les fleurs et même les bons amis, c’est charmant… Mais on s’en lasse… même avant quatre-vingts ans.

Elle haussa les épaules.

— Mon cher ami, vous me prenez pour une provinciale romanesque. Vous croyez que mes accès de mélancolie proviennent de l’ennui d’une âme qui espère, regrette ou repousse ce qu’on appelle « l’amour ». L’amour !… Ce sont les poètes et les artistes qui l’ont inventé pour faire prendre patience à la pauvre humanité. Mais c’est le merle blanc, l’amour… ça n’existe pas !… Vous avez aimé, vous, aimé d’amour, aimé comme Léandre ou Roméo ? Allons donc !… Pas même comme Desgrieux !

— Permettez ! dis-je.

— Eh ! je ne prétends pas que vous ayez échappé à l’illusion éternelle. Vous avez eu, autant et plus que d’autres, vos petites crises de sentiment. Mais ça ne vous a pas empêché de dîner, de dormir, d’oublier et de trouver belles les femmes qui vous trouvaient aimable. Si vous aviez aimé, vraiment, une seule fois, rien ni personne ne vous aurait arraché à votre amour… et vous ne seriez pas ici, en face de moi, en train de philosopher devant les tisons, d’un air tranquille.

— Vous avez raison, évidemment.

— Il faut nous soustraire à cette prétendue domination de l’amour, reprit-elle. Ah ! s’il existait tel qu’on le rêve, tel qu’on le chante ! Les plaisirs de l’intelligence, les douceurs un peu graves de l’amitié, l’orgueil de n’être ni tyran ni victime et de voir toutes choses en face, sans peur ni bravade, cela suffit pour remplir la vie. Je ne demande ni plus, ni moins.

— Vous êtes sage et charmante, répondis-je en me levant pour prendre congé. Vous m’avez tout à fait converti… Malheureusement, les femmes comme vous sont rares.

— C’est la faute des hommes, dit-elle gaiement.

Elle semblait complètement remise. Les lampes apportées me montrèrent son joli visage un peu pâli, mais souriant. Elle me regardait avec une expression de raillerie affectueuse. J’eus la certitude que cette causerie familière m’avait fait faire un grand pas en avant vers l’idéal d’amitié que je désespérais parfois d’atteindre.

Jamais encore Hélène ne s’était départie de sa réserve accoutumée ; auprès d’elle je me sentais intimidé et contraint. Désormais, j’aurais, avec des allures plus aisées, un franc parler presque fraternel. J’allais pénétrer dans l’intimité morale de cette femme si différente de toutes celles que je connaissais ; j’allais posséder une petite part d’elle-même, respirer ce délicat parfum de la tendresse féminine qui charme sans enivrer. Sa beauté même m’appartiendrait un peu, pendant les heures de nonchalante causerie où ses beaux yeux liraient dans les miens l’admiration mêlée de respect et la sollicitude permise.

Dans l’escalier, je rencontrai Lauten qui montait lentement, la tête basse et l’air sombre.

Je me félicitai de sa germanique humeur. Quel bizarre caractère ! Et, pourtant, lui aussi était l’ami d’Hélène ! Mais je me croyais si fermement le « meilleur ami ».


V


« Un compliment me choque comme une maladresse, une déclaration me blesse comme une injure ; je n’existe pas pour l’amour. »

Ces paroles d’Hélène hantèrent ma mémoire ; je pouvais les interpréter de plusieurs façons.

Cette prétendue insensibilité n’est-elle pas la plus élémentaire et la plus habile manœuvre de la coquetterie ou de la coquinerie féminine ? Elles savent bien, nos chères ennemies, que la victoire disputée est plus douce. Ce manège éternel leur permet des chutes toujours adroites, souvent utiles, avec les bénéfices attachés au rôle de victime. Pourquoi le monsieur, ce vil séducteur, a-t-il troublé le sommeil d’une âme innocente, la quiétude de sens qui s’ignoraient ? La pauvre petite dame ne savait rien, ne voulait rien apprendre. Que le monsieur assume toutes les responsabilités, ce n’est que justice. Elle ne l’a pas provoqué. Elle n’était pas de ces femmes hardies qui disent tout simplement qu’elles aiment, — quand elles aiment, — et se donnent, sans marchander, à leurs risques et périls. Il est vrai que ces rares amoureuses sont souvent punies de leur cynisme un peu naïf, et par ceux-là mêmes qui en profitent.

Il existe cependant des hommes et des femmes qui sont faits pour le mariage, pour la famille, pour l’amitié, et non pour l’amour. Un bel amour est rare comme un chef-d’œuvre, et la passion, quand elle s’élève jusqu’au sublime, devient le génie du cœur. Il n’est pas donné à tous et à toutes d’avoir du génie. Ce serait même trop exiger que de leur demander du talent. Dans l’ordre des sentiments comme dans tous les autres, l’honnête médiocrité domine et la majorité fait loi. Mais personne ne veut être une unité de cette collectivité qui s’appelle « Tout-le-Monde ». Ceux qui n’oseraient pas emprunter le personnage des Napoléon et des Hugo se croient très capables de jouer les grands amoureux, les Roméos et les Pétrarques. Nul n’avoue son impuissance sentimentale… Et moi-même… Allons ! j’allais écrire que madame Beauchamp avait raison.

Le charme de la beauté est tel que j’admettais difficilement que ces grands yeux, ces lèvres de fleur, ce corps élancé de jeune déesse fussent perdus pour l’amour. Laide, Hélène eût gardé son même prestige de femme spirituelle, ses mêmes qualités d’amie, et son indifférence pour les choses de l’amour m’eût paru toute naturelle. Je la croyais sincère pourtant. La destinée avait déçu ses vœux de maternité ; son foyer restait désert : c’était assez pour justifier ses accès de tristesse, l’ironie qu’on sentait passer dans sa voix, son goût presque maladif pour les seules jouissances esthétiques.

Peut-être se trompait-elle en se disant incapable d’aimer ; peut-être l’heure de la passion devait-elle sonner dans sa vie ; peut-être plus clairvoyante, trop clairvoyante, mesurait-elle l’abîme qui sépare le rêve de la réalité, l’hymen mystique des âmes de la complète étreinte des amants ; peut-être était-elle uniquement une cérébrale, une créature inachevée sous la splendeur extérieure de sa forme, chaste sans désirs, sans efforts, sans mérite ; peut-être, très tendre mais très pure, avait-elle bravement renoncé à l’amour et, par un scrupule de pudeur, en repoussait-elle l’image, obstinée dans une incrédulité volontaire où je découvrais de la prudence et de l’orgueil.

Je m’arrêtai à cette dernière hypothèse.


VI


Pendant les mois qui suivirent, elle demeura pareille à elle-même, sauf de légers accès de mélancolie que j’attribuais à sa solitude, et j’eus la révélation d’une amitié bien supérieure aux liaisons banales qu’on décore de ce beau nom ; toujours attentive et souriante, sachant tout entendre et tout dire, experte surtout dans l’art si féminin de consoler, elle parfuma ma vie de sa présence, ma pensée de son souvenir.

J’avais craint un instant de n’être point maître de moi-même… Si j’allais me réveiller de ce songe dans la réalité d’un impossible et douloureux amour ?… Je m’interrogeai sérieusement.

Mais à force de spiritualiser ma tendresse, je l’avais affranchie peu à peu des influences passionnelles. Je n’éprouvais ni les émotions lancinantes, ni les désirs précis qui accompagnent la naissance de l’amour et je ne souhaitais rien d’Hélène qu’elle ne pût m’accorder sans déchoir. Amour de tête, si l’on veut, ou plutôt amitié amoureuse, sentiment incomplet qu’on ne pourrait classer ni définir. J’observais aisément la distance et je respirais la rose sans l’effleurer. Je me croyais en sûreté près d’elle, elle n’avait rien à craindre de moi, et si j’avais parfois des impatiences et presque des jalousies d’amant, je n’étais même pas tenté de baiser sa jolie main blanche. J’aurais préféré lui baiser la joue fraternellement.

Il était donc bien avéré que je n’aimais pas Hélène de cette grossière et brève ardeur qui, toute animale et décevante qu’elle soit, constitue l’élément et la cause initiale du véritable amour. Je me sentais parfaitement libre et je sacrifiais quelquefois à la Vénus vulgaire sur de très profanes autels ; mais ces aventures d’une semaine ou d’une nuit, qui me laissaient sans plus de joie que de remords, ne modifiaient nullement mon état d’âme quand je retrouvais mon amie.

Mon amie !… je lui donnais dans le secret de mon cœur ce nom doux comme elle-même.

J’étais particulièrement heureux certain soir de mai où j’avais dîné chez elle avec les Kerhostin, Lauten et notre vieux Morbrandt. Elle avait montré pendant le repas une gaieté plus libre que de coutume, une gaieté à boutades et à saillies, presque gamine, qui rajeunissait sa mélancolique beauté. Ses gestes, sa voix, le port fier de sa tête, l’éclat mouillé de ses yeux où luisait le reflet des bougies, la pourpre avivée de ses lèvres, la fleur même de sa chair plus rose révélaient la plénitude physique du bonheur.

— Comme elle est gaie, ce soir ! pensais-je en comparant cette apparition lumineuse au fantôme accablé, vêtu d’étoffes couleur de cendre que j’avais vu pleurer dans le crépuscule, le soir où ma sympathie devint pitié, puis tendresse.

La vivacité joyeuse de la jeune femme se communiqua vite à ses convives, et quand nous passâmes au salon, tous les visages étaient épanouis, — sauf celui de Lauten peut-être, car cet homme du Nord ne savait pas rire ; il souriait pourtant d’un sourire qui seyait à son beau visage de jeune burgrave, et la surexcitation d’Hélène l’étonnait moins que je n’aurais cru.

On fit peu de musique ce soir-là. Madame de Kerhostin, blottie sur un divan d’angle, opposé au piano, racontait des potins qui attirèrent les messieurs vers elle. Notre « honorable » même, le grave Beauchamp, daigna s’en égayer.

Il était tard. Le thé fumait sur la petite table fleurie parmi les cristaux et les porcelaines. L’odeur de la nuit, l’odeur du printemps montant des parcs voisins, entrait par la fenêtre ouverte. De rares étoiles palpitaient très haut dans un ciel noir.

Je m’étais réfugié sur le balconnet, laissant rire et causer les autres, heureux de respirer l’air de la nuit tout imprégné de frais aromes où flottait je ne sais quelle promesse d’inconnu bonheur.

Derrière moi, Lauten, isolé aussi, déchiffrait au piano, d’une main distraite, les premières mesures du second acte de Tristan : l’anxieux dialogue d’Yseult et de Brangaine écoutant frémir le vent nocturne dans les feuilles, murmurer la source lointaine et décroître la fanfare de Marke à travers les bois. Ma mémoire complétait les harmonies que Lauten indiquait à peine. Soudain, la magie de cette musique m’emporta loin du boulevard des Invalides, loin du groupe bruyant des causeurs, loin de madame de Beauchamp elle-même.

Je me perdis dans l’ombre des jardins où la fille d’Irlande gémit si mélodieusement tandis qu’un orchestre invisible évoque autour d’elle le double mystère de l’amour et de la nuit.

— « J’entends le cor ! » dit Brangaine. — « Non, répond Yseult, l’effroi t’égare… C’est le vent de la nuit, messager des amours… La nuit sera trop courte, Brangaine ! Ne retarde pas ma joie ! Rends-moi le bien-aimé de mon cœur ! »

Sous les doigts de Lauten, l’une après l’autre, se déroulaient les phrases de tendresse et de rêve où éclataient des cris d’amour. Attentif, je me rapprochai en silence. Soudain, je vis Hélène, à quelques pas de moi, debout contre la table à thé, enivrée aussi par cette musique.

Elle ne regardait ni moi, ni Lauten, ni personne ; elle était transfigurée par une de ces expressions passagères que j’attribuais uniquement à l’émotion enthousiaste de l’art ; et, cependant, il y avait dans ses yeux un secret doux et terrible…

Ils s’ouvraient, fixes et profonds, ces beaux yeux impénétrables, ces beaux yeux pareils à des lacs remués reflétant un ciel d’orage. Oh ! ce regard de guerrière vaincue, d’esclave heureuse, ce regard de douloureuse et douce extase, je l’avais aperçu déjà dans les yeux des femmes amoureuses… Il avait trahi les plus prudentes.

Une âpre curiosité me mordit au cœur.

Mais le rire impérieux de madame Kerhostin résonna dans le salon, pendant que le piano murmurait l’Invocation à la nuit traversée par le lointain rappel des fanfares.


VII


Je rentrai chez moi fort troublé.

J’en avais le pressentiment sans en avoir la certitude : Hélène aimait, ou allait aimer, ou désirait aimer.

De ces trois hypothèses, la dernière me paraissait la plus vraisemblable, car je connaissais tous les amis de la jeune femme et j’aurais pu établir sans peine ce que j’appellerai prétentieusement « le graphique de ses sentiments ». J’avais de bonnes raisons pour me croire son ami le plus intime ; ses préférences allaient ensuite à Morbrandt, puis à Lauten. Le premier lui était cher par sa loyauté, son esprit de vieil artiste un peu bohème, son admiration naïve pour tout ce qu’elle faisait, disait ou voulait. Mais Morbrandt avait cinquante-cinq ans, trois enfants d’une vieille maîtresse qui l’avait abandonné depuis dix ans, le goût de la pipe et un complet mépris pour les « cheveux coupés en quatre ». Il désignait ainsi tout un ensemble de théories sentimentales chères aux femmes et qui ne laisseront jamais indifférents les esprits curieux du problème de l’amour. Je ne pouvais, sans rire, imaginer Hélène éprise de Morbrandt.

J’avais des données moins précises en ce qui concernait Lauten. Il était jeune, celui-là, et certains pouvaient le dire séduisant par cette même hauteur mélancolique que je trouvais simplement bourrue. Mais savons-nous jamais pourquoi un homme plaît ou déplaît aux femmes ? Lauten avait pour lui l’étrangeté de son caractère, ses défauts même qu’une âme éprise transformerait en autant d’originalités ; il avait ce beau visage froid qui nous glaçait tous, et surtout son talent de musicien… Ce violon qui chantait comme une voix humaine et surhumaine, quel pouvoir redoutable il lui conférait peut-être, quand les femmes l’écoutaient toutes pâlissantes des suggestions de la musique…

Mais non. Hélène admirait Lauten ; elle ne cachait pas sa réelle sympathie ; et les éléments de cette sympathie étaient étrangers à l’amour. Lauten enchantait l’artiste en elle ; Morbrandt l’amusait ; seul, j’avais ému la femme. Quelle folie !… Si elle devait m’aimer ?

Cette idée m’enivra d’un orgueil mêlé de malaise. À force de le combattre, j’avais tué l’amour dans mon cœur. Mais Hélène était belle ; je la chérissais tendrement. Sans rien espérer, sans rien désirer d’elle, je lui étais reconnaissant de m’avoir peut-être choisi. J’étais déterminé, d’ailleurs, à ne jamais modifier le caractère de nos amicales relations. Hélène Beauchamp, si elle aimait, aimait à son insu, d’un amour inconscient et forcément platonique. Je me traçai donc un plan d’observation qui ne me parut pas mal combiné.

J’eus le dépit de voir échouer toutes mes prévisions. Vainement je suscitai des occasions où je mettais Hélène dans le cas de se trahir. Elle n’eut jamais avec moi ni un mot, ni un geste d’amoureuse, ni même ce regard inoubliable que je ne devais plus revoir avant longtemps. Elle continua d’être madame Beauchamp, gracieuse et réservée, sérieuse sans pruderie, affable sans gaieté, affectueuse sans abandon.

Et je revins, non sans un peu de honte, à mes sentiments d’autrefois, convaincu seulement de l’extraordinaire pouvoir de la musique sur certaines femmes.


VIII


Vers le commencement de l’année suivante, nous perdîmes Lauten, nommé premier secrétaire d’ambassade à Bucarest.

Madame Beauchamp le vit partir avec regret — ses soirées perdaient leur principal virtuose, — mais elle fit si bonne contenance que mes derniers et vagues soupçons s’évanouirent tout à fait.

Le départ de Lauten me rapprocha d’elle. Qu’eût-elle fait des longs après-midi qu’elle passait autrefois à déchiffrer des partitions avec son partenaire préféré ? Elle vint souvent, à l’improviste, me surprendre dans mon atelier, demandant gaiement « un fauteuil et un petit lunch ». Nous bavardions pendant des heures. Elle critiquait ou admirait naïvement, sans cacher certaines opinions un peu barbares, qu’elle tenait sans doute de Lauten. Je la plaisantais parfois sur son adorateur germanique. Elle convenait que notre ami manquait d’esprit parisien.

— Mais croyez-moi, mon ami, vous parlez à la légère, dit-elle un jour. Ni vous, ni moi ne connaissons bien Lauten.

— Moi, peut-être… mais vous ?

— Moi… Mais… nous n’étions pas si intimes, il me semble ?

Je crus la voir rougir. Elle n’insista plus. Mais elle cessa de me lire des passages des lettres qu’elle recevait de Bucarest.


IX


Un matin de novembre, je lus, dans le Figaro, l’entrefilet suivant :

« Un douloureux événement a consterné la colonie française de Bucarest : M. François de Lauten, premier secrétaire d’ambassade, est mort hier matin des suites d’une chute de cheval, après une nuit de souffrances.

» M. de Lauten était fils de M. le comte Pierre de Lauten, — d’origine autrichienne, naturalisé Français depuis 1860 — et de la comtesse née de Marcilly.

» Il avait à peine trente-quatre ans. »

À ma première surprise succéda un sincère chagrin, Lauten ne m’était pas antipathique, son image se mêlait à de chers souvenirs, j’appréciais son intelligence, son érudition, son talent de musicien. Je devinais son caractère supérieur à son état, supérieur à sa destinée. La mort affreuse qui le frappait en pleine jeunesse, sur une terre d’exil, ajoutait à sa belle figure la sombre poésie des prédestinés. Je philosophai tout seul, rêvant d’un portrait qui fixerait à jamais parmi nous l’image de l’ami disparu, certain que madame Beauchamp approuverait cette idée…

Je pensai ensuite au chagrin qu’elle devait éprouver, et dans l’après midi du même jour je me rendis chez elle.

C’était le 21 novembre, date inoubliable, qu’un clou noir fixe dans ma mémoire.

La femme de chambre m’introduisit dans le salon.

Madame avait eu la migraine pendant toute la matinée ; elle s’habillait, elle allait venir.

En l’attendant, je promenais mes regards à travers le salon vide, le cœur serré, évoquant le souvenir du premier soir où j’avais vu Lauten debout près d’Hélène, avec ses cheveux blonds, ses yeux froids, son profil aux lignes sévères et sa haute taille qui nous dominait tous. Et comme je frissonnais sous l’égoïste angoisse qui étreint la vie devant la mort, j’aperçus Hélène dans l’encadrement d’une portière soulevée.

Elle vint à moi et me prit la main.

Ses yeux brillaient d’un feu sec, dans la lividité de son visage ravagé par la douleur. Elle n’avait plus ni beauté ni jeunesse. Ses cheveux relevés en hâte, sa robe froissée, ses gestes fébriles racontaient des heures terribles, des heures d’agonie où les cris et les larmes s’étouffent dans les oreillers, derrière les rideaux tirés et les portes closes.

Elle me regarda fixement.

J’eus le pressentiment tragique de la vérité…

— Vous savez ?… dit-elle.

J’inclinai la tête ; elle lâcha ma main, tomba dans un fauteuil, et, dans un flot de larmes, dans un sanglot rauque et déchirant, elle gémit :

— Je veux mourir !

J’étais bouleversé. Cette douleur qui dépassait mes prévisions illuminait comme un éclair le passé d’Hélène. Son cri m’avait dit son amour, son secret, son désespoir.

Que dire ? Que faire ?…

Je sentais que rien, à cette minute, ne pourrait la consoler. Je m’assis près d’elle, respectueux de sa souffrance ; et lui prenant les mains d’un geste timide comme si j’avais craint de la blesser, je laissai passer le flot des larmes qui apaisent et détendent. Et doucement :

— Mon amie, dis-je, si vous voulez pleurer devant un compagnon compatissant et fidèle, pleurez. Je ne vous demande rien. Mais si votre mal vous étouffe, parlez sans crainte. Je suis prêt à tout entendre. Vous ne me direz rien qui puisse m’étonner.

Elle murmura :

— Vous saviez donc ?… et vous ne me méprisez pas ?…

Je hochai la tête :

— Moi, vous mépriser ? Mais je vous aime comme une sœur.

— Ah ! fit-elle de cette voix sans timbre qu’on entend dans les cauchemars, vous saviez que j’étais à lui ?… Alors, cela ne vous étonne pas que je veuille mourir ?

— Je vous en prie…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit-elle… Je l’aimais, je l’aimais… je l’aimais !…

Ses larmes redoublèrent. Combien de temps pleura-t-elle ainsi ?… Je perdis la notion du temps que dura cette scène. Je sais qu’Hélène finit par m’écouter, sa main oubliée dans ma main, et par me répondre et par achever, phrase par phrase, sa douloureuse confession.

J’appris comme une chose toute simple qu’elle était depuis deux ans la maîtresse de Lauten ; qu’elle l’avait aimé trois ans en silence, sans espoir et sans projets ; qu’elle avait mis toute sa vie dans cet amour que personne ne soupçonnait autour d’elle. Elle avait caché son bonheur coupable avec une sagacité jalouse, une force de volonté presque invraisemblable, telle que ses amis les plus intimes n’en avaient rien deviné. Elle avait connu des félicités de toute espèce, mêlées d’angoisse et de remords. Elle ne regrettait rien… Elle ne s’innocentait pas… Elle aurait voulu être morte…

… Depuis un moment, elle ne parlait plus. Elle pleurait doucement, presque appuyée sur mon épaule, dans un mouvement involontaire qui semblait demander protection. Je ne l’interrogeais pas ; je n’essayais pas de la consoler. Je regardais sa vie ; je voyais sa jeunesse pleine d’espérances stériles, sa vieillesse pleine de stériles regrets. Entre la solitude du passé et la solitude de l’avenir, ces pauvres années de bonheur « taciturne et toujours menacé » m’apparaissaient comme un Eden où ne rentrerait plus l’infortunée. Que faire ? hélas ! que dire ?… Je ne pouvais rien pour soulager sa misère, rien que lui faire sentir la douceur fidèle de ma pitié : je lui prodiguai cette pitié, sans restriction ni mesure, accumulant des preuves d’estime qu’elle ne demandait pas, berçant son désespoir de femme comme un chagrin d’enfant.

Dans l’appartement, des portes battirent, des domestiques circulèrent. C’était l’heure où M. Beauchamp revenait de la Chambre. Nous ne pouvions rester ainsi. Mais je ne devais pas songer à quitter Hélène. Son regard de suppliante me retenait. Il fallait prendre un parti :

— Chère amie, lui dis-je alors, vous ne pouvez rester seule… Il faut absolument une diversion à votre douleur et nous la trouverons dans votre douleur même. Venez avec moi. Je vous emmène jusqu’au soir. Nous irons loin, dans un quartier où nous serons inconnus. Et là, tout à votre aise, vous me parlerez de votre peine… et de celui que vous aimiez.

Elle me regarda avec une douceur infinie :

— Ah ! dit-elle, que je vous aime d’être si bon !


X


Une heure après, un fiacre nous emportait place des Invalides. Enveloppée d’un manteau sombre, sa voilette rabattue sur les yeux, Hélène était assise à côté de moi…

Pauvre âme à jamais veuve, je ne te jugeais point alors, je ne me souvenais que de ta souffrance. La voiture avançait lentement…

Oh ! la longue, l’interminable promenade sur les berges désolées de Billancourt, roussies et pelées par l’automne, dans ce fiacre où le cocher à face cynique croyait cahoter un couple d’amants suspects ! Derrière nous, le viaduc dressait ses hautes arches blanches sur un ciel sali de fumées. Des morceaux de Paris s’encadraient entre les piliers, dominés par la maigre silhouette de la Tour démesurée, monument digne de l’idéal du siècle. Çà et là, les grandes taches jaunâtres des champs de manœuvres, les treillages pourris d’une guinguette sur un terrain plâtreux, de noirs bâtiments d’usines. La rivière coulait entre les platanes dénudés, reflétant la tristesse de l’heure et la tristesse du ciel ; elle coulait, indifférente et grise, sans murmure ni remous, roulant à la mer des épaves et des cadavres inconnus, terne, lente, mystérieuse comme la vie.

Et je songeais à Lauten qu’on enterrait sans doute, là-bas, dans un sol étranger ; je songeais à son beau visage défiguré par la mort, promis aux transformations affreuses, à la nuit du tombeau, à l’œuvre de la terre qui décompose pour absorber.

Déjà ses traits flottaient dans ma mémoire ; déjà il mourait un peu en moi ; bientôt il ne vivrait plus que dans le cœur obstiné d’Hélène, déformé, altéré par le mirage du souvenir.

Et l’incertaine vision s’en irait de plus en plus confuse vers cette seconde mort — la mort définitive — qui est l’oubli des vivants.

— « Rends-moi le bien-aimé de mon cœur ! » chantait l’Yseult de Wagner dans ma mémoire.


XI


Après quelques semaines d’un désespoir qui se traduisit extérieurement par un mutisme farouche, Hélène parut se résigner. Elle rouvrit son salon. Je ressentis une émotion inexprimable quand je la revis pour la première fois, assise à sa place accoutumée, entourée des visages familiers, si calme, si pâle dans la robe noire qui semblait un deuil somptueux.

Je lui avais conseillé de reculer cette épreuve, mais je ne connaissais encore qu’à demi cette espèce de courage des femmes qui savent souffrir en souriant, vêtues de dentelles et de velours, parées comme des victimes. Ne sont-elles pas les éternelles victimes des convenances et des conventions ?

J’admirais la puissance de ce sentiment fait d’orgueil, de pudeur et de prudence, sentiment presque inconnu à notre sexe, imposé aux femmes par la crainte de l’opinion et que l’on confond trop souvent avec l’hypocrisie. La loyauté de ce sexe, comme son honneur, ne ressemble pas à la loyauté virile, et parfois le mensonge lui devient un pénible mais nécessaire devoir. Il n’a pas le droit d’aimer, de parler, de pleurer tout haut. Toutes les belles audaces lui sont un danger.

N’était-ce pas ce même sentiment qui avait poussé Hélène, deux ans auparavant, à ce jeu des fausses confidences qui m’avait si bien trompé ? Quand elle exprimait son mépris de l’amour, dans le même salon où je la vis ensuite crier sa douleur d’amante, elle sortait peut-être des bras de Lauten ; peut-être ces larmes que j’avais surprises coulaient-elles sur le remords de leurs premiers baisers. Dieu sait si j’étais tombé naïvement dans le piège que composaient, comme autant de réseaux multiples, ses attitudes de reine virginale, l’habile réserve de ses propos, son aversion avouée pour les compliments. Jamais femme n’avait pratiqué avec ce tact délicat, ce souci de la vraisemblance, ce naturel dans l’expression, l’art complexe de se recréer dans un personnage factice et vrai tout ensemble.

Cependant, j’excusais Hélène, je comprenais la nécessité de cette dissimulation qui jetait malgré moi une lueur trouble sur notre passé d’amis. Elle s’en était si humblement excusée ! elle avait tant protesté de la violence qu’elle avait dû se faire pour me tromper chaque jour un peu ! L’ordre de Lauten, à cet égard, était formel, et j’approuvais cette prudence de ne pas vouloir de confident.

Mais je me trouvais, à distance, un peu naïf, un peu ridicule ; il me semblait qu’ils avaient dû rire quelquefois de mon rôle d’admirateur platonique et cette crainte me piquait au vif.

— Comment, me disais-je, me fier jamais à aucune femme après cela ?… La meilleure de toutes a su si bien mentir !…

Je ne modifiais nullement mon attitude auprès d’Hélène. Je me disais qu’elle n’avait rien perdu dans mon estime, la sincérité de son amour et de sa douleur effaçant à mes yeux cette tache que l’adultère, fût-il entouré de toutes les excuses, met toujours au front d’une femme. J’avais chéri Hélène dans son auréole de pureté ; je me serais trouvé misérable de la chérir moins quand, l’auréole tombée, elle m’apparaissait dans sa misère et sa faiblesse. Et puis, — l’égoïsme a de ces revanches, — comme elle ne perdait aucune occasion de m’entretenir de Lauten et d’elle-même, je me complaisais dans mon rôle de confident. Il m’était doux de penser que j’étais généreux et noble, et un peu de vanité mesquine se mêlait au chaleureux plaisir de faire du bien.

Peut-être, dans un cas analogue, un ami moins désintéressé eût-il abusé de la confiance d’Hélène ; peut-être même cet ami de qualité médiocre eût-il exhorté son amie à un modéré demi-deuil.

Comme le Pharisien de l’Évangile, je me félicitais de n’être pas cet ami.


XII


Pour recevoir Hélène plus facilement, sans donner prise à la médisance, j’avais obtenu la faveur de commencer son portrait. Elle devait poser chez moi, trois fois par semaine.

Dans le silence de l’atelier, parmi les formes simples des meubles et les nuances passées des tapisseries, douces au regard, la jeune femme s’isolait de l’appareil fastidieux de son existence mondaine. Elle déposait son masque et son fardeau. Libre de parler, de pleurer, de sourire, elle devenait la véritable Hélène, celle que j’avais seulement entrevue, celle qu’avait aimée et possédée Lauten.

Elle goûtait pleinement la triste volupté des confidences et je les écoutais, ces confidences, avec un plaisir âpre et mélangé que je pressentais dangereux.

Souvent, la porte refermée sur elle, je restais pensif, contemplant le fauteuil qu’elle avait déplacé en se levant, l’ébauche où flottait confusément un reflet d’elle, à travers les maladresses du premier travail. Je la reconnaissais pourtant, l’amie d’autrefois ; c’était bien la même femme, la même créature de douceur et de bonté, mais je la voyais dans une autre lumière. Je pensais malgré moi qu’elle était belle, et qu’elle avait appartenu à Lauten. Son mari comptait pour si peu, que jamais je ne m’étais représenté madame Beauchamp dans son rôle d’épouse ; elle était à mes yeux une sorte de vierge-femme, un être insexuel et charmant. Maintenant, elle se révélait femme, avec la puissance redoutable d’une beauté épanouie par l’amour. Certes, je la savais pure de cœur, incapable d’aucune dépravation ; mais quand elle parlait de son amant, un feu étrange traversait ses vertes prunelles et je pensais avec un peu de gêne et de tristesse que les plus tendres éloquences de l’amour aboutissent toujours à cet uniforme, simple et éternel mode d’expression qui est l’étreinte…

Je ne voulais pas m’attarder aux images que cette certitude suscitait en moi. Je me rejetais dans mes souvenirs. Je rappelais l’ancienne ferveur de mon amitié, si chaste et si vive.

Mais j’avais beau faire : je revoyais toujours deux Hélènes distinctes, et si la dernière, la vraie, m’était chère encore, elle m’était chère autrement. Je la sentais plus proche de moi, pétrie de la même argile, femme simplement en face d’un homme qui pouvait la regarder en face, sans lever les yeux ni courber le genou.

Je ne sais si madame Beauchamp devinait le travail secret de mes pensées. Elle redoublait de sollicitude délicate et tâchait de montrer que rien en elle n’avait changé. Son esprit cultivé et fin, l’adorable bonté de son âme, enchantaient les heures que nous passions ensemble, mais, par moments, je devenais taciturne, presque amer. Ces trésors de son intelligence et de son cœur, ces grâces de sa personne, elle les avait prodigués à un autre, et la pensée des bonheurs exquis de leur intimité me donnait quelquefois une vague jalousie.

J’étais plus ému que jamais, à la fin d’une longue séance, vers les premiers jours d’avril. Des mois de surexcitation et de malaise avaient détraqué mes nerfs et ma volonté. L’air était si doux que j’avais ouvert la fenêtre. L’odeur du jardin, où les marronniers dépliaient leurs feuilles, nous apportait comme une promesse de printemps…

Je redoute ces heures troubles et charmantes, cette fièvre qui court dans la sève des arbres et les veines des hommes avant la grande débauche amoureuse de mai. Les premiers jours d’azur pâle et de soleil tiède, cette volupté éparse dans l’air, cette fermentation qui fait éclater les bourgeons aux pointes des branches, me tourmentent d’un désir de tendresse et de caresses d’une mélancolie affinée jusqu’à la douleur. Enfant, ces émotions inconnues se résolvaient en larmes ; homme, j’aurais voulu les sentir se fondre en baisers…

Je traversais, ce jour délicieux d’avril, la période aiguë de cette crise physique et sentimentale. Nous achevions de goûter. Hélène était assise en face de moi, dans sa robe noire où brillaient des fleurs de jais. La tête renversée en arrière, les yeux vagues, elle souriait à demi, dans une pose qui trahissait la grâce de son corps. Un rose léger rendait à ses joues amaigries leur charme de jeunesse ; la cendre dorée de ses cheveux brillait dans le soleil.

Soudain, elle me regarda :

— Qu’avez-vous ? dit-elle…

— J’ai… j’ai… Je n’en sais rien…

— Comment ! vous n’en savez rien ?

Elle eut un rire qui m’irrita absurdement ; je répondis :

— J’ai… j’ai que vous êtes belle… et que je ne peux pas ne pas m’en apercevoir.

Elle eut un air étonné ; cependant, elle continua sur un ton de demi-badinage :

— Mais, il me semble… que vous êtes là pour vous en apercevoir.

Elle faisait allusion au portrait ; elle reprit gravement :

— Si vous saviez comme cela m’est égal d’être belle ou laide… maintenant !

— Oh ! oh ! fis-je, êtes-vous bien sincère ?

— Mais je suis toujours sincère.

— Comme les femmes !… répondis-je en allant me jeter sur un divan, plein d’une mauvaise humeur que je ne dissimulais plus.

— Que voulez-vous dire ?

Je l’avais blessée ; elle reprit d’un ton amer :

— C’est mal à vous de suspecter ma franchise. Je ne vous en ai pas donné le droit. Me prenez-vous pour une coquette ?

— Non pas… mais vous êtes femme… comme les autres.

— Comme les autres ! Ah ! mon ami, voilà une parole que vous n’auriez pas dite autrefois !

— Voyons, fis-je en m’accoudant sur les coussins, pourquoi vous êtes-vous moquée de moi ?

— Moi ?…

— Vous-même !

— Quand cela ?

— Il y a deux ans… Vous vous souvenez ? Le soir où je vous ai surprise si triste, dans votre salon ! le soir où vous avez vanté l’amitié et nié l’amour.

Elle était devenue pâle.

— Moi, ce soir-là, je me suis moquée de vous ?

— Vous avez parlé contre votre pensée… Vous avez voulu égarer des soupçons que je n’avais même pas… Pourquoi ne pas choisir entre la vérité… ou le silence ?

— Le silence, mon ami ?… Mais je craignais votre clairvoyance, je l’avoue ; j’ai voulu détourner votre attention que je sentais peser sur moi, sur nous. Cela ne change rien à la déclaration que je vous ai faite, en ce qui concerne l’amitié. Quant à la vérité, je ne pouvais pas vous la dire.

— Je l’aurais acceptée de vous.

— Et à quel titre ?… Voyons, vous n’êtes pas sérieux !

— Je suis très sérieux, repartis-je d’un ton sec… Vous ne me considériez donc pas comme un ami, puisque vous m’avez fait jouer un rôle ridicule ?

— Ridicule ?… Vous êtes fou !

Elle resta pensive, puis, venant s’asseoir près de moi, elle reprit :

— Écoutez, mon ami… J’avais des raisons pour parler comme je l’ai fait. Vous étiez jeune, vous aviez pour moi une sympathie dont j’ignorais le véritable caractère ; vous pouviez faire fausse route. J’ai voulu vous enlever des espérances inutiles et prévenir d’inévitables chagrins. Rendez-moi cette justice que je n’ai été ni coquette ni provocante…

— Certes !… Vous étiez bien gardée, vous, bien défendue…

— Oh ! dit-elle, me le reprochez-vous ?

Sa tête était tout près de la mienne… Une idée folle me traversa l’esprit… Si Lauten ne m’avait pas précédé dans la vie de cette femme ?… J’étais sûr maintenant qu’elle n’était pas impeccable… Mon amitié d’alors était si proche de l’amour ! Une colère me prit, contre elle, contre moi-même, contre Lauten, contre la destinée qu’on ne recommence pas. Je me sentais bouleversé par sa présence. Ses beaux yeux même, fixés sur moi avec une anxiété touchante, ne m’attendrissaient plus. Je n’éprouvais ni l’adoration ardente, ni la tendre folie de l’amour vrai ; mais tous les ferments mauvais que peut soulever le désir, une jalousie rétrospective, la rancune d’avoir été dupé, remontèrent à la surface de mon âme…

Cette femme, que j’avais respectée comme l’image vivante de la loyauté et de la pudeur, elle m’avait trompé pendant des années ; peut-être me trompait-elle encore ?

Je la vis soudain près de moi, telle que Lauten l’avait vue, dans le désordre de la volupté. Je cherchai sur ses paupières, sur ses lèvres, sur la chair parfumée de son cou, la trace abominable des baisers et des caresses, la traînée du limaçon sur la fleur. J’imaginai, dans une révolte de tout moi-même, cette ivresse qu’elle avait goûtée et que je ravalais jusqu’à la brutalité. Elle était vraiment « comme les autres », oui, comme les autres, mensonge, luxure et lâcheté !

N’avait-elle pas caché sa faute sous une affectation de hautaine vertu, n’avait-elle pas ménagé l’opinion du monde, incapable du dangereux et beau courage d’une rupture ? Allons ! j’en avais assez de mon rôle de Don Quichotte sentimental !… Ces femmes-là ne sont pas inconsolables et, puisque je lui plaisais à demi, je me serais trouvé bien naïf et bien bête de ne pas chercher à lui plaire tout à fait…

— Qu’avez-vous ? dit-elle encore.

— Parbleu ! dis-je, ce n’est pas difficile à deviner. Vous me trouvez méchant, vous me trouvez injuste… Vous avez peut-être raison… Mais est-ce ma faute ?… Vous devez comprendre ce qui se passe dans le cœur d’un homme quand une femme jeune et belle lui parle de l’amour qu’elle a éprouvé pour un autre… L’épreuve est rude. Je ne suis pas un saint.

— Oh ! fit-elle… oh ! mon ami !…

— Allons donc ! convenez que vous seriez bien surprise si je ne vous disais pas… ce que vous savez… que vous êtes belle… que je vous aime…

En lui jetant ces paroles insensées, j’avais saisi son bras, je l’attirais.

Je n’étais plus maître de moi-même.

Mais elle se dégagea brusquement, toute tremblante d’indignation et de douleur :

— Vous m’avez infligé la plus cruelle injure que je puisse recevoir, dit-elle. Je vous laisse le temps de réfléchir et de reconnaître combien votre erreur est grossière. Rappelez vos souvenirs, monsieur. J’ai été la maîtresse de M. de Lauten, mais j’ai été aussi votre amie…

Je balbutiai je ne sais quoi. Mais sans me regarder ni m’entendre, elle avait épinglé son chapeau, noué sa violette. Derrière elle la porte se referma avec un bruit sec qui sonnait la rupture.


XIII


Jeudi soir.

« Je ne sais, madame, comment vous demander pardon. Mon attitude a dû vous paraître inexplicable et je ne tenterai pas de l’expliquer sans votre autorisation. Je mets mon repentir à vos pieds.

» Voulez-vous me pardonner et m’entendre ?… Voulez-vous ne plus jamais entendre parler de moi ?

» Je crains bien qu’une heure de délire n’ait compromis à jamais votre amitié et cette belle confiance que j’avais méritée, pourtant, jusqu’à ce jour. Disposez de nous. Quelle que soit votre décision, je l’accepte, désespéré et résigné.

» JACQUES MAURIENNE. »

Je portai ce billet chez Hélène, deux heures après son départ et, lentement, je revins m’enfermer dans mon atelier solitaire.

Réveillé du cauchemar où je vivais depuis quatre mois, je me sentais plus que ridicule ; aux yeux d’Hélène, j’étais moralement déshonoré. Sous l’impulsion d’une frénésie de mes sens et de mon orgueil, j’avais outragé une femme qui croyait en moi, qui m’avait témoigné tant d’affection et de confiance !

Mille résolutions folles me vinrent à l’esprit. Puis, l’ouragan tomba. Je me retrouvai face à face avec moi-même, et je fis mon examen de conscience.

Je revécus les années précédentes. Je me rappelai les circonstances qui avaient entouré la naissance de cette amitié ; je recherchai si un germe d’amour n’avait pas survécu, à mon insu, dans mon âme. Certes, j’avais été bien sincère, et, au court moment de trouble qui me fit craindre une nouvelle et sérieuse passion, succéda une sérénité sans nuages. Et cet amour même que j’avais entrevu, dégagé de tout élément sensuel, était moins l’amour qu’un culte d’artiste pour une incarnation de beauté physique et morale. Si j’avais profondément, violemment souhaité de posséder Hélène, aurais-je, malgré sa propre sagesse, malgré mes résolutions, renoncé à la chance de possession qu’offre toujours l’intimité d’une femme ? Mes caprices, mes aventures ne m’avaient laissé près d’elle aucun remords. Hélène, certaine de n’avoir rien à craindre, défendue par son amour, avait encouragé une amitié dont elle avait nettement déterminé les droits et les limites. Je ne pouvais rien lui reprocher, rien, même ses mensonges qu’une nécessité plus forte que sa volonté excusait suffisamment.

Comme tout ce passé m’apparaissait pur et doux, à travers la mélancolie de l’heure présente !

L’évolution de mes sentiments datait seulement des aveux d’Hélène. Déjà, dans mon dévouement même, pointait le germe du doute, et le germe était devenu une plante vivace et vénéneuse, toute fleurie de soupçons, de rancunes et de mauvais désirs. Je reconnaissais en moi ce mépris injuste que tant d’hommes infligent aux femmes qui n’ont pas voulu d’eux, aux femmes qui ont voulu d’un autre. Je subissais encore, malgré les révoltes tardives de ma raison, le vieux préjugé qui mesure la valeur d’une femme à ce qu’on appelle sa vertu, comme si cette vertu était un absolu, indépendant du milieu et des circonstances.

Belle découverte, vraiment, et dont je pouvais être fier ! Le libre esprit, l’artiste, transformé en Joseph Prud’homme ! Cependant, je ne pouvais que constater l’absurdité de la contradiction qui me faisait excuser Hélène des fautes qu’elle aurait pu commettre lorsque je me croyais sûr qu’elle ne les commettrait jamais… Elle les avait commises, je le savais, ces fautes d’amour qui me la présentaient découronnée et déchue… Malgré moi, je voyais en elle la maîtresse de Lauten, et je me souvenais du mépris avec lequel ma mère, mes sœurs, toutes les femmes que je respectais, prononçaient ce mot de « maîtresse » si doux pourtant et d’un sens si beau quand il exprime la souveraineté de l’amante. Pauvre Hélène ! elle avait pris à mes yeux le charme pervers des pécheresses, l’attrait qui s’attache aux femmes qui ont aimé dans le mystère, dans le crime, dans le danger.

Et dans ce chaos elle avait sombré, l’amitié d’antan, si belle et si pure ! Je sentais avec une tristesse infinie que rien ne la remplacerait, — pas même l’amour. Car l’amour est un pressentiment des joies que peut donner un être unique, et j’étais sûr que la possession d’Hélène ne me donnerait aucune joie, à peine le frisson de la volupté, et mêlé de tant d’amertume !…

Ah ! qu’il valait mieux nous séparer !

Hélas ! je n’avais pas la ressource suprême d’une sincère confession. Après ce qui s’était passé, avouer à Hélène que je ne l’aimais pas, c’était convenir que je l’avais traitée comme une fille, c’était lui infliger la douleur d’un nouvel affront. Quant à reconquérir ma place auprès d’elle, je ne pouvais le tenter sans continuer mon rôle d’amoureux, et cette hypocrisie de chaque jour était au-dessus de mon courage.

Non, notre amitié mourrait d’une plus courte mort et n’agoniserait pas dans le ridicule et la lâcheté de cette comédie finale ; me croyant vraiment épris, et sincère, Hélène me pardonnerait.


XIV


Le lendemain, je reçus la lettre suivante :


« Mon ami, — car je veux encore vous donner ce nom, — rassurez-vous : je vous ai pardonné. Mais vous m’avez fait un mal irréparable.

» Il faut nous séparer.

» Mon ami, j’ai vu clair en vous, mieux peut-être que vous n’y verrez vous-même. Je ne crois plus à votre amitié ; je ne crois pas à votre amour. Certes, vous êtes sincère ; mais vous prenez pour de la passion un mélange de désir et d’orgueil que je n’ose pas analyser. Cette flamme éteinte laissera des cendres, où vous ne retrouverez rien de votre cœur.

» Aussi ne m’attardé-je pas à vous consoler. Quand vous recevrez ces lignes, peut-être serez-vous déjà guéri. Adieu donc, et pardonnez-moi de n’avoir pas su dissimuler jusqu’au bout. On ne nous sait jamais gré d’une demi-franchise. D’ailleurs, certaines confidences sont dangereuses, de femme à homme. Notre amitié ne comporte pas toutes les indulgences. Et puis, le préjugé est si fort ! Les mœurs, les lois, la religion, l’intérêt même des hommes condamnent les entraînements du cœur. Vous ne les excusez qu’en littérature ; dans la vie réelle, quand vous n’en profitez pas directement, ils vous apparaissent comme une déchéance. C’est notre désertion, à nous : quel tribunal pardonne aux déserteurs ?

» Peut-être avions nous tenté l’impossible ? Peut-être l’amitié entre les sexes différents est-elle tout à fait chimérique ? Peut-être n’existe-t-elle que pour les âmes heureuses qui ont dépassé l’âge de l’amour ?

» Adieu donc. Adieu, malgré les révoltes de votre cœur où subsiste peut-être un reste de l’affection d’autrefois, malgré les révoltes de mon cœur où cette affection, quoique blessée, demeure vivante. L’absence n’implique pas l’oubli. Vous m’avez donné l’illusion d’une amitié incomparable quand je perdais un incomparable amour ; je ne l’oublierai jamais et je vous remercie encore…

» Adieu, une fois de plus, pour longtemps, — pas pour toujours ; nous nous reverrons, j’espère, quand vous aurez des cheveux blancs et moi des cheveux gris.

» HÉLÈNE. »


XV


J’écrivis aussitôt un billet où semblait se résigner un amour que je n’éprouvais pas, mais où pleurait un regret sincère dont l’accent tromperait l’amie trop clairvoyante. J’acceptais le mélancolique rendez-vous qu’elle m’assignait, au seuil de la vieillesse. Je n’essayais pas de discuter son irrévocable et nécessaire décision.

Je restai longtemps pensif, dans la poignante tristesse du mensonge qui déshonorait ses adieux. Persuaderais-je Hélène ? m’absoudrait-elle, la poésie de l’abnégation amoureuse décorant mon souvenir ? Ah ! que je l’avais mal aimée après l’avoir aimée si bien ! Pourquoi n’avais-je pu oublier que j’étais un homme, quand elle n’avait gardé de son sexe que la grâce et la douceur ?

Et je mesurais ma lâcheté, mon impuissance, les revanches imprévues de l’orgueil et de la chair, et la boue où s’engluent nos rêves, condamnés à tendre sans l’atteindre vers le double idéal de la beauté parfaite et du parfait amour.

Paris, 1894.


FIN