Une autobiographie de Guichardin

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Une autobiographie de Guichardin
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 1 (p. 656-685).

UNE


AUTOBIOGRAPHIE DE GUICHARDIN


D’APRÈS SES ŒUVRES INÉDITES



Opere inedite di Francesco Guicciardini, illustrate da Giuseppe Canestrini, e pubblicate per cura dei conti Piero e Luigi Guicciardini, 10 vol. in-8°, 1857-1867.




Au premier rang parmi les publications nouvelles qu’un zèle intelligent a su tirer dans ces dernières années des archives italiennes, il convient de compter dix précieux volumes des Œuvres inédites de François Guichardin. Il est permis de dire qu’on n’avait pas et qu’on ne pouvait pas avoir, avant la connaissance de ces papiers de famille et d’état, une étude complète sur un personnage qui représente si fidèlement une partie au moins d’une si grande époque. On doit remercier MM. Pierre et Louis Guichardin, les descendans de l’illustre Italien, qui n’ont pas voulu retenir plus longtemps dans l’ombre des informations si, profitables à l’histoire. M. Canestrini, à qui a été confiée la tâche intéressante de les mettre au jour, était un homme de mérite, bien connu par la part qu’il a prise à plusieurs grandes publications françaises, et par l’obligeance avec laquelle il mettait au service de quiconque d’entre nous y recourait sa parfaite connaissance des archives florentines. Des difficultés que nous ignorons expliquent peut-être pourquoi il n’a observé dans la disposition de ces dix volumes ni la chronologie ni, ce semble, aucun ordre logique. Les pièces dissemblables sont un peu confusément réunies ; la correspondance même n’est pas donnée suivant la série des dates. S’il y a en tête de chaque volume une préface, elle est consacrée à une glorification continue de la politique italienne de notre temps, et nous instruit peu sur la politique de Guichardin et du XVIe siècle. Il n’y a pas assez de notes pour nous diriger au milieu de ces documens, plus d’une fois difficiles à comprendre. Tout ce qui reste d’ouvrages inédits de Guichardin n’est pas donné ni même mentionné dans ce recueil ; il n’est fait nulle acception des harangues conservées à la bibliothèque magliabecchienne, et parmi lesquelles se trouvent des morceaux de nature à expliquer seuls certaines énigmes de l’œuvre aujourd’hui publiée. On nous a laissé le soin, quelquefois périlleux, de renouer la chaîne morale de cette vie.

Il n’importe ; les documens, tels qu’ils nous sont livrés, sont des plus utiles. L’authenticité n’en est pas douteuse, la valeur historique en est inappréciable. Déjà, lors de la publication des trois premiers volumes, nous nous sommes empressés de les faire connaître ici même[1]. Le recueil est complet aujourd’hui, depuis quelques années déjà ; le temps est donc venu d’étudier dans la vie de Guichardin, avec cet important secours, non pas tout le tableau moral, mais certains traits de la renaissance. Cette brillante époque, si originale au sein de la tradition, si puissante par l’action et par les idées, si mêlée de bien et de mal, de vice et de vertu, d’éclatant prestige et de défaillance morale, occupe une trop large place dans l’histoire pour être aisément embrassée d’un seul regard. Les monumens des arts et du savoir antique n’avaient si longtemps dormi dans l’ombre, le moyen âge n’avait poursuivi en des voies nouvelles un si patient travail, que pour préparer cette vive éclosion de la seconde moitié du XVe et du commencement du XVIe siècle, et la prodigieuse rencontre de tant de sources vives, tradition classique, passion ardente et sincère des siècles immédiatement précédens, premiers éclatans rayons de la lumière moderne, fait de cette incomparable période un vaste objet d’étude qui ne saurait tenir dans un cadre étroit. Pourtant il y a quelques-uns des principaux aspects de cette époque qu’une vie telle que celle de Guichardin, homme d’état, administrateur, historien, moraliste, semble reproduire et permet d’observer sous des formes particulières et concrètes. Nous y découvrirons des traits originaux et permanens du génie italien, hérités du génie antique, et non disparus de nos jours. Comme les anciens Romains, les Italiens du XVIe siècle ont eu plus d’intelligence que de foi enthousiaste ou idéale, plus d’esprit pratique que de hautes pensées, plus de froide raison que de générosité de cœur. Ils ont eu l’entente des affaires, une égale aptitude à la politique, au droit, à la diplomatie, au commerce, à la finance. La vie de Guichardin nous donne outre cela l’occasion de constater le moment précis où la physionomie de la renaissance s’altère, se flétrit et laisse apparaître l’inévitable décadence. Le patriotisme local, après avoir produit des merveilles, a étouffé l’esprit public, et s’est éteint lui-même dans les dissensions des partis et au milieu de l’invasion étrangère ; l’esprit pratique, après avoir été un mobile de prospérité et de richesse, s’est enfermé dans l’unique souci des intérêts privés ; la liberté de la pensée est devenue scepticisme pur ; la passion du beau a fait place à la volupté et au sensualisme. Guichardin a été le contemporain, le témoin et, à certains égards, l’un des acteurs de cette transformation. Il a été si bien l’homme de son temps que nous verrons sa vie politique et morale se partager aussi en deux périodes très distinctes : exalté d’abord sans doute, élevé au-dessus de lui-même par la féconde agitation dont il ressentait les dernières influences, il n’a pas eu assez de force morale pour réagir ensuite contre la corruption et l’avilissement. Né avec assez de hauteur d’esprit pour prendre en main, quand il s’offrait à lui, un rôle généreux, il s’est fait, non sans de certains scrupules, le pur élève de Machiavel, et il n’est pas mort assez tôt pour éviter de mettre en pratique quelques-unes des plus fâcheuses maximes qu’il avait adoptées.


I.

On rencontre tout d’abord au tome X des Œuvres inédites, si l’on veut entendre Guichardin exposant lui-même son origine et sa jeunesse, une de ces intéressantes autobiographies dont l’usage, traditionnel en Italie, s’est perpétué dans le midi de la France. Tout père de famille tenait, comme on sait, à l’honneur d’inscrire exactement sur un registre à part les chiffres qui rendaient compte de l’état de sa fortune, de ses acquisitions, de ses gains et de ses pertes. Tel était le primitif objet de ces livres, qu’on appelait à cause de cela de raison, c’est-à-dire de finance[2] De tels documens, précieux assurément pour l’historien, ne fournissent toutefois de sûres données au moraliste qu’à la condition d’être marqués au coin d’une sincérité insouciante, à moins de l’être au coin d’une austère vertu. Le premier de ces deux cas était celui de Guichardin. Sa franchise au sujet de ses parens ou de lui-même paraît entière, grâce probablement à une certaine indifférence qui lui rend les aveux faciles. Nous y gagnons de voir se dérouler des caractères vrais, éclairant toute leur époque.

C’était en somme le bon sens pratique rehaussé d’intelligence et de finesse qui faisait le fond de l’esprit florentin et l’attribut nécessaire de ces familles patiemment enrichies par un heureux négoce. Guichardin fait remonter la sienne au XIVe siècle. Pendant quatre-vingts ans, ses premiers ancêtres ont été comptés parmi les buoni popolani, c’est-à-dire dans les rangs de ce qu’on appelait le popolo grosso, les citoyens d’ancienne origine, les bourgeois inscrits dans les divers arts ou corporations, condition nécessaire pour jouir des droits civiques et être appelé aux magistratures. Après cette première période, la famille a grandi en richesse par le commerce des soieries, et par suite en importance politique. Elle est devenue noble ; quinze de ses membres, avant la fin du XVe siècle, ont été gonfaloniers de justice. Il en est ainsi de presque toutes les grandes familles florentines au XVe siècle ; elles s’emploient en même temps au commerce ou à la finance et aux affaires de l’état. Niccolo Capponi, contemporain de Guichardin, travaille à Lyon dans la maison de banque de son oncle Neri ; quand son père devient ambassadeur en France, il va auprès de lui l’assister, retourne aux affaires de banque, d’où il est appelé pour accompagner un autre ambassadeur à Venise et passer ensuite, en qualité de commissaire-général, dans le camp des Florentins devant Pise. Encore plus éclatant est l’exemple des Médicis. Chargés de la direction des affaires publiques, ces hommes d’esprit y apportent l’exactitude et la prudence dont ils ont fait preuve en dirigeant avec succès leurs affaires privées.

Guichardin, lui, ne devait s’avancer vers les hautes fonctions que par les études libérales, pendant qu’un de ses frères restait, du moins en nom, à la tête de la maison paternelle, la bottega di seta, dans laquelle une partie de la fortune particulière de François et la dot de sa femme, quand il se fut marié en 1508, étaient placées. Le droit occupe dans son éducation la première place. Il est curieux de suivre dans ses Ricordi autobiografici quels travaux exigeait de lui et quelles ressources lui offrait tout d’abord la carrière d’avocat et de juriste. Il nous en instruit dans le plus grand détail et nous développe ainsi tout un aspect des mœurs italiennes de la renaissance. Dès l’âge de dix-huit ans, il va suivre en diverses villes d’Italie les principaux cours de droit civil et de droit canon ; il nous dit quels professeurs célèbres l’attiraient, ce que lui coûtait chacune de ces écoles. Lui-même de très bonne heure profite de ces enseignemens pour enseigner à son tour, et pour plaider, comme avocat de nombreuses corporations. Il l’est de celle des tisserands, de celle de Sainte-Marie-Nouvelle, avec, pour salaire, une oie à la Toussaint, un chevreau à Pâques, une pesée de cire à la Chandeleur, un morceau de génisse à la Saint-Corneille.

À vingt et un ans, en 1503, il eut une tentation mauvaise, celle d’entrer par pure ambition dans la cléricature. Son oncle Rinieri étant mort, il voulait succéder aux nombreux bénéfices que ce mauvais prêtre, vicieux et débauché, avait acquis. « Ce n’était pas, dit-il, pour vivre lâchement, comme la plupart de nos clercs, c’était que, jeune encore et déjà pourvu de quelque instruction, je me voyais en passe de grandir dans l’église, et de devenir un jour cardinal. Malheureusement mon père, que je respectais beaucoup, s’y refusa. Il déclara qu’il ne voulait pas qu’aucun de ses fils (il en avait cinq) entrât par ambition dans l’église, dont les affaires lui paraissaient aller déjà assez mal. Ce fut là toute sa raison : je dus m’en contenter, et je me résignai du mieux que je pus, io ne fui contento il meglio che io potetti. » Entre cet oncle et ce père, dont il trace de curieux portraits, Guichardin se trouvait placé comme Hercule, au carrefour de la vie, entre la Volupté et la Vertu. Laquelle des deux suivra-t-il ? Ni l’une ni l’autre, car son ambition est froidement calculée. S’il avait succédé aux bénéfices de Rinieri, il n’eût pas imité sa honteuse conduite, inconciliable avec le dessein d’une vie ambitieuse et active ; mais la vertu modeste de son père n’était pas non plus son fait : il retiendra seulement de son exemple une hauteur de caractère qui le mettra au-dessus des vulgaires séductions comme celles de l’argent, et la conviction involontaire que dans la plupart des cas l’honnêteté est encore l’instrument le plus sûr et le plus efficace du succès.

La profession d’avocat et de juriste, à laquelle ses études de droit civil et de droit canon l’avaient conduit, ne lui plaisait pas ; aussi le voit-on y échapper par des travaux historiques que la publication de ses œuvres inédites nous a seule révélés. Marié de bonne heure, il écrit entre sa jeune femme et le berceau de son premier enfant une Histoire florentine qui réclame une place importante dans une étude sur le développement de son caractère. On y voit en effet qu’il n’est pas devenu sans un combat intérieur l’inconstant politique et le trop calme historien que dès longtemps nous connaissions[3]. Cet ouvrage de sa jeunesse concorde pour les dates avec une partie de l’Histoire d’Italie, et cette concordance permet des rapprochemens instructifs. Certaines émotions généreuses, trop dominées plus tard par le scepticisme de l’historien, s’offrent ici avec une sincérité qui intéresse. Rencontre-t-il le souvenir de l’invasion des Français en Italie, il déplore dans une page vraiment douloureuse de l’Histoire florentine la blessure ainsi faite à la patrie, tandis que dans sa grande histoire il enregistre et passe. Le nom de Savonarole se présente-t-il sous sa plume, l’auteur de l’Histoire d’Italie reste indifférent et glacé : la tentative du moine n’a pas réussi, c’est donc tout au plus s’il s’attarde à énumérer les causes de cet échec. Quelle différence avec l’hommage décerné par l’auteur de l’Histoire florentine, encore visiblement ému de l’éloquence du moine de Saint-Marc, de sa vertu religieuse et patriotique, de son âme de feu ! Un fra Bartolomeo et bien d’autres s’étaient donnés au maître bien-aimé ; Guichardin, lui aussi, témoin adolescent, a été évidemment touché : il atteste son souvenir par un hommage d’admiration presque sans réserve, bien éloigné en tout cas des vagues expressions que consacre à Savonarole l’Histoire d’Italie. Est-ce seulement parce qu’il s’est fait dans cette dernière occasion une loi rigoureuse du calme qui convient au narrateur ? C’est bien plutôt parce qu’il s’est endurci au contact de la vie pratique. Nous cependant, au point de vue de l’étude morale, nous sommes heureux d’avoir retrouvé l’homme sous le politique et l’historien.

Il faut que Guichardin ait promptement acquis un grand renom comme avocat et comme juriste, puisque nous le voyons envoyé dès février 1512 avec une dispense d’âge (il n’avait pas atteint sa trentième année) en qualité d’ambassadeur en Espagne. Florence n’avait pas eu jusqu’alors de représentant dans ce royaume, dont l’essor tout récent n’était dû qu’à Ferdinand le Catholique ; mais, en présence de la sainte ligue formée en 1511 contre la France par le pape Jules II, Henri VIII, Venise, les Suisses et l’Espagne, la république florentine méditait de sauvegarder ses liens à la fois avec les Espagnols et les Français et de revendiquer sa neutralité. Le jeune ambassadeur était chargé d’agir en ce sens ; on lui recommandait en outre de profiter de son séjour dans la péninsule pour se rendre utile aux intérêts du commerce national. Le champ d’observation était des plus riches et des mieux choisis. La monarchie espagnole venait de révéler au dehors son importance nouvelle par les guerres d’Italie, tandis qu’à l’intérieur sa puissance s’était constituée avec de telles apparences de durée qu’il devenait à la fois très intéressant et très urgent pour les hommes d’état de rechercher d’où provenait cette grandeur, s’il était à croire qu’elle dût se continuer et s’augmenter dans l’avenir. François Guichardin, à défaut d’expérience, avait une finesse et une sûreté de jugement à la hauteur d’une telle tâche. Il réussit à se faire très bien venir du roi Ferdinand, puis à empêcher que, pendant cette période de trouble général, Florence fût tout d’abord inquiétée. Ce n’est pas tout ; il avait à cœur d’étudier, aux termes des instructions qui lui avaient été remises, les ressources du pays, son agriculture, son commerce, ses revenus, ses forces morales et le génie de ceux qui le gouvernaient. Guichardin fit avec soin cette multiple enquête ; nous en jugeons par ses dépêches adressées à la Balie de Florence, par ses lettres de famille, mais surtout par un important mémoire résumant ses observations, et qu’il faut connaître pour avoir une juste idée de cet esprit vraiment politique.

Après quelques notions générales sur l’histoire et la géographie de l’Espagne ancienne et moderne, entrant dans le détail, il accumule les remarques à la manière d’un témoin, non pas sans doute jaloux ni inquiet, mais qui se sent fort intéressé, lui et les siens, à une scrupuleuse enquête, à la fois nourrie de faits et de vues morales, d’informations utiles et de conseils pratiques. Ressources naturelles, caractère national, institutions, commerce, industrie, il s’applique à ces divers objets avant de sonder les causes d’une grandeur politique qu’il voit s’accroître sous ses yeux et dont il pressent le développement futur : c’est la constante pensée qui double le prix de son attentive étude.

« Le pays n’est pas suffisamment peuplé, dit-il. D’un village à un autre, il y a d’immenses espaces sans une habitation ; les villes ne sont pas assez nombreuses pour l’étendue du territoire ; les places fortes sont mesquines et la construction en est mal entendue. Toutefois le sol est fertile, on y récolte plus de froment que n’en consomme le pays ; il en est de même soit du vin, qu’on exporte par mer en Angleterre et en Flandre, soit de l’huile, que prennent aussi ces deux contrées et l’Égypte, pour plus de 60 000 ducats. L’Andalousie, dans sa partie basse, et la partie méridionale de la province de Grenade fournissent ces denrées, qui pourraient être beaucoup plus abondantes ; mais on ne cultive qu’autour des lieux habités, et fort mal. On exporte aussi beaucoup de laines, pour plus de 250 000 ducats, assure-t-on, et de la soie très fine, de Biscaye enfin du fer et de l’acier de bonne qualité, de la cochenille, du cuir, de l’alun… Intelligent et fin, l’Espagnol ne vaut rien cependant pour les arts mécaniques et libéraux ; presque tous les artisans et artistes qui sont à la cour du roi sont Français ou d’autres nations. L’Espagnol ne s’adonne pas non plus au commerce, dont il a honte, ayant presque toujours en tête une fumée de noblesse (uno fumo di fidalgo). Plutôt que d’accepter le négoce ou un travail quelconque, il préfère se donner au métier des armes avec un mince équipage, ou servir un grand en acceptant mille déboires et mépris, ou aller piller sur les grandes routes, ce qui, avec le roi actuel, ne se peut plus. Il y a cependant quelques commencemens d’industrie : à Valence, à Tolède, à Séville, on fabrique les draps et les étoffes brochées d’or. Peut-être est-ce de leur pauvreté que procède leur avarice. Sauf quelques nobles, ils vivent à l’étroit, et s’ils font quelques dépenses, c’est pour avoir un beau vêtement ou bien acheter une mule, étalant plus de richesse au dehors qu’ils n’en laissent au logis. Sachant vivre de peu, ils n’en sont pas moins cupides d’acquérir et d’amasser. C’est un dicton que vaut mieux seigneur français qu’espagnol : tous deux pillent le pays ; mais le Français dépense tout aussitôt, tandis que l’Espagnol accumule ; outre que, si je ne me trompe, l’Espagnol, étant plus rusé, doit savoir mieux voler… Ils n’ont point le goût des lettres, et on n’en trouve aucune teinture ni dans la noblesse ni ailleurs ; chez très peu découvrirait-on quelque faible connaissance du latin. Très religieux, à en croire les démonstrations extérieures, de fait ils le sont fort médiocrement. Ils sont prodigues de cérémonies avec grandes révérences, humilité de paroles et baisemens de mains. On est leur seigneur, on n’a qu’à commander ; mais en réalité ils sont discourtois, et ne méritent nulle confiance. La dissimulation est propre à tout ce peuple, particulièrement à la province d’Andalousie, et, dans cette province, particulièrement aux habitans de Cordoue, qui est la patrie de Gonzalve, le grand capitaine. »

La seconde partie de la dépêche est consacrée à l’examen de la transformation rapide que Guichardin voit s’opérer dans les destinées de l’Espagne, et qui aura pour dernier terme l’immense domination de Charles-Quint. Comment ce peuple espagnol, qui, malgré ses qualités militaires, a toujours été subjugué, en est-il arrivé cependant à revendiquer, avec son unité, son indépendance intérieure, à exercer une action au dehors, à envoyer des armées en Italie, en attendant une puissance et une gloire bien plus considérables encore ? C’est qu’il a trouvé des princes justes et sévères, capables de lui imposer une énergique discipline et de fixer la fortune. Isabelle, morte depuis huit ans, vit dans le souvenir des Espagnols ; mais c’est Ferdinand le Catholique qui est, de la part de Guichardin, l’objet d’une admiration toute spéciale. Parmi les motifs de cette admiration figurent bien les viriles qualités, la rectitude du jugement, la possession de soi-même, l’esprit d’ordre, d’épargne, de travail, de secret ; mais évidemment le principal mérite de Ferdinand est, aux yeux de Guichardin, son incomparable succès. La fortune lui est demeurée constamment propice ; elle lui a fourni des prétextes presque toujours justes pour les guerres qu’il voulait entreprendre ; elle lui a ménagé l’intégrité et l’accroissement même de son héritage ; tout lui a réussi. Comme disent entre eux les Mauresques, le roi dicte comme il lui plaît ses lettres de change, et le bon Dieu les souscrit. Voilà ce qui enchante le jeune politique ; il s’ensuit, à l’entendre, que les moyens employés par ce favori de la fortune sont les bons, et qu’on doit, pour réussir, se régler sur ce modèle. Rien ne serait plus facile que d’extraire, soit de la dépêche que nous analysons, soit de la série des ricordi ou maximes rédigées par Guichardin pendant tout le cours de sa vie, un grand nombre de témoignages montrant ce souvenir devenu pour lui celui d’une sorte de type idéal. Le roi, le souverain par excellence, c’est Ferdinand le Catholique ; son nom reviendra sans cesse dans ses écrits comme précepte et comme exemple, avec de particuliers éloges pour son habileté personnelle, son utile dissimulation, sa dextérité à tromper les hommes. « On prétend, dit-il, qu’il ne tient pas toujours ses promesses, mais c’est peut-être qu’il sait après coup céder aux circonstances et modifier ses intentions, ou bien c’est par suite d’un dessein prémédité. » — « Une des plus heureuses chances qu’on puisse rencontrer, ajoute-t-il ailleurs, est de réussir à faire croire que ce que l’on fait dans son propre intérêt a pour cause l’intérêt public. C’est par là que le roi catholique a gagné une partie de sa gloire. Il travaillait uniquement pour assurer sa tranquillité et pour augmenter sa puissance, et il paraissait cependant agir pour l’accroissement de la religion chrétienne et pour la défense de l’église. » Et encore : « J’ai remarqué, pendant mon ambassade en Espagne, que, lorsque le roi Ferdinand d’Aragon, très grand et très habile prince, méditait quelque nouvelle entreprise ou quelque résolution importante, il savait la faire souhaiter et demander par la cour et la ville avant même que l’on connût ses projets. Il publiait ensuite sa résolution, et, comme elle se trouvait d’avance demandée et acclamée, sa popularité s’en augmentait merveilleusement dans toute l’étendue de ses états. »

À quelque époque de la vie de Guichardin qu’appartiennent ces souvenirs, ils démontrent avec une suffisante évidence quelle profonde impression les exemples de Ferdinand avaient faite sur lui. On voit non moins clairement quels traits de ce caractère l’avaient principalement séduit, grâce sans nul doute à certaines pentes analogues de son propre génie. Plus d’incertitude : Guichardin, libre de toute hésitation, appartient désormais à ce groupe des sceptiques instruits, expérimentés, modérés, qu’enfantent en grand nombre les temps de civilisation brillante. Son scepticisme raisonné sait bien quelle puissance conservent par eux-mêmes le sentiment du devoir et celui de l’honnête, et il s’estimera heureux toutes les fois que, sans être obligé de faire à des considérations de cette nature de trop grands sacrifices, il pourra paraître soucieux d’y conformer sa conduite ; il le fera en réalité d’autant plus volontiers qu’il croira se placer ainsi dans la voie la plus assurée du succès, sauf à prendre le chemin de traverse dès que la grande route offrira trop d’obstacles. Une des plus insignes faveurs, suivant lui, que la fortune ait accordées au roi Ferdinand a été de lui offrir des guerres utiles dont les motifs ont été « presque toujours » justes, de nobles entreprises d’accord avec ses plus pressans intérêts, de sorte que, sans s’écarter de ce dernier point de vue, il paraissait n’avoir d’autre mobile que le dévoûment au bien général et l’amour de la gloire.

Telle a été l’éducation politique de Guichardin. Il a grandi au milieu d’une famille exercée depuis longtemps aux grandes affaires, soit dans le gouvernement intérieur, soit dans le négoce. Il a eu pour nourriture de son esprit ce qu’on appelait alors les bonnes lettres et le droit, le pur héritage de l’antiquité classique, la meilleure préparation de ceux qui veulent apprendre à se gouverner eux-mêmes et à gouverner les hommes. La vocation historique s’est mêlée comme naturellement à cette forte préparation intellectuelle ; mais l’école vraiment pratique a été cette ambassade d’Espagne en présence d’un modèle et d’un maître heureux. Guichardin va, lui aussi, dans la première partie de sa vie active, mériter cette fortune de rencontrer de généreuses causes et de les servir. Il ne tiendra pas à lui que son intelligente activité, en les conduisant au succès, ne lui acquière à lui-même un renom que d’autres épreuves à la fin de sa vie viendront malheureusement démentir.

On ne saurait qu’estimer très honorable son double rôle comme administrateur de plusieurs provinces pontificales, puis comme lieutenant-général des armées de la ligue italienne contre les impériaux, de 1516 à 1527. Envoyé par la république de Florence en décembre 1515 pour complimenter le pape Léon X, qui passait à Cortone, il fut remarqué par le pontife et nommé au gouvernement de Modène et de Reggio, bientôt à celui de Parme, et plus tard à celui de la Romagne. C’est ce qui nous vaut, dans sa correspondance officielle ou privée, aux tomes IV, V et VII de ses œuvres inédites, les plus curieux tableaux des désordres dont souffrait l’Italie. Au milieu des haines de familles et de partis, l’autorité du gouverneur était sans cesse éludée soit par l’évocation des procès en cour de Rome, soit par le double abus des sauf-conduits et des droits d’asile. Les coupables promettaient de « composer, » c’est-à-dire d’acquitter une amende discutée et convenue, mais s’enfuyaient presque aussitôt au-delà de quelque frontière prochaine. La guerre civile était à l’ordre du jour, entretenue par de petits seigneurs féodaux qui entraînaient dans leurs querelles héréditaires non-seulement la connivence intéressée des souverainetés voisines, mais la complicité redoutable des brigands de l’Apennin. Il est un de ces brigands, Domenico Morotto, dont nous pouvons, avec la chronique de Vedriani (Storia di Modena) et les rapports de Guichardin, suivre les dramatiques exploits. Il s’était fait donner par un bref du pape, sans doute dans quelque moment de trêve ou de négociation forcée, un petit château dans la montagne. De là il descendait à chaque instant menacer ou piller Reggio, puis remontait dans son refuge inattaquable ou se retirait sur quelque territoire voisin, au milieu de bandes alliées. Il multipliait le nombre de ses partisans à la fois par la crainte et la reconnaissance, faisant à ses heures le chevaleresque, le compatissant et le généreux, puis frappant à l’improviste quelque coup sanglant qui terrifiait sur son passage. Il suffit de parcourir les dépêches de Guichardin pour recueillir les principaux traits de cette anarchie qui faisait alors, en plus d’une province, le fond ordinaire de la vie italienne.

« J’ai usé dans Reggio, écrit-il, de tous les genres de répression ; j’ai confisqué les biens, coupé les têtes, rasé les maisons, et n’ai pu encore triompher du mal. La nuit passée (30 octobre 1518), des bannis, fuorusciti, sont venus attaquer la propriété des Zoboli, à 2 milles des portes de la ville. Ils ont emmené les bestiaux et emporté un grand butin. Ils ont passé dans le Parmesan, puis traversé le Pô, et se sont réfugiés soit dans le Crémonais, soit sur les terres du seigneur Frederico da Bozzole, avec qui ils s’entendent. Hier matin dimanche (6 février 1519), un des Zoboli, avec quelques compagnons de bas étage, assassina en pleine église, pendant la messe, à coups de poignard, un des Fontanelli et un des Malaguzzi. Les assassins avaient des chevaux tout sellés ; les cavaliers de la garde les ont poursuivis, mais ils avaient assez d’avance pour gagner le territoire de Coreggio, dont les frontières ne sont qu’à 5 ou 6 milles. J’ai grand soupçon que quelques-uns des vieux Zoboli, dans Reggio même, ont eu la main dans cette affaire ; j’userai de toute diligence pour trouver la vérité et punir. »

En Romagne, c’est pis encore peut-être. On est là, comme aux siècles les plus cruels du moyen âge, en pleine guerre des guelfes et des gibelins. La scène n’en est pas plus politique : elle n’est pas moins violente et sauvage. La superstition populaire y occupe une large place. Un moine a séduit une femme et empoisonné le mari. Guichardin le fait condamner à mort : il est pendu ; mais voilà que, pendant la nuit après le supplice, la terre tremble, les eaux de la montagne se gonflent et inondent la plaine : le peuple effrayé s’écrie que ce moine était magicien, et qu’en mourant il a jeté un sort sur la contrée. L’embarras de Guichardin est curieux à suivre : il explique, il se justifie ; il a ordonné une soigneuse enquête dans le château isolé que ce moine habitait ; ce pouvait bien être un sorcier, dit-il, mais du dernier ordre et fort peu redoutable. — Guichardin, dans ses dépêches d’Espagne, avait parlé sans réprobation aucune de l’inquisition d’Espagne et des auto-da-fé ordonnés par Ferdinand le Catholique ; nous le voyons ici hésitant en présence de ces ridicules soupçons de magie et de sorcellerie. Il se montrera en d’autres occasions esprit très libre ; mais la vérité est qu’il a été de son époque, dont il réunissait seulement en lui les divers aspects.

Cette anarchie intérieure, à peu près générale, n’étouffait pas la merveilleuse fécondité des arts : c’était encore le temps de Raphaël et de Michel-Ange ; Benvenuto Cellini maniait également le ciseau et l’escopette ; Luini exécutait ses grandes fresques dans le Milanais ravagé par la guerre ; avec une somme d’argent oubliée par les Français après la bataille de Ravenne, l’école de peinture de Parme était fondée, et le Corrége peignait pendant l’administration de Guichardin, entre 1520 et 1524, la coupole de Saint-Jean. Guichardin lui-même faisait jouer les pièces de Machiavel à Ravenne par des acteurs florentins, et lui demandait par lettres l’explication de mots du terroir que, depuis quelques années absent de Florence, il ne comprenait déjà plus. — On n’en devait pas moins lutter pied à pied contre ces honteux désordres, qui corrompaient la nation. Guichardin s’acquitta de ce pressant devoir en administrateur habile et en justicier sévère. Trop souvent désarmé par l’absence de toute ferme institution, il recourait, quand il pouvait frapper, à des mesures d’autant plus rigoureuses. N’ayant guère à compter sur le concours du gouvernement pontifical, tenait-il un coupable, surtout de grande famille, il s’empressait d’obtenir de ses juges une condamnation, de préférence capitale, qu’il faisait aussitôt exécuter. « Hier soir, écrit-il le 21 février 1519, j’ai reçu de Rome la lettre ordonnant de surseoir à l’exécution du comte Alessandro da Sessa, si je croyais que cela dût apaiser les esprits. On a déjà usé de ce moyen à plusieurs reprises et sans nul fruit ; c’est pourquoi j’avais ordonné dès samedi l’exécution. » Désespérant d’atteindre la plupart de ceux qu’il devait poursuivre, il ordonnait qu’on rasât leurs maisons et qu’on détruisît leurs récoltes. La répression empruntait ainsi les mêmes moyens que l’offense, au grand détriment, il est vrai, de tout bon ordre et de toute vraie pacification. En de telles luttes, plus nous voyons Guichardin énergique et ferme, plus nous sommes avec lui pour applaudir à ses efforts et souhaiter son succès, car il représente au fond de ces provinces l’esprit de la discipline moderne s’indignant contre les plus aveugles abus du moyen âge. Il ne devait pas toutefois y consumer obscurément ses forces : les suprêmes dangers de l’Italie allaient l’appeler sur une scène plus retentissante.

C’était le temps où la puissance de Charles-Quint, vainqueur à Pavie, devenait très redoutable[4]. Les Italiens surtout avaient lieu de craindre les incessans progrès de l’empereur allemand. Fortement établi dans le royaume des Deux-Siciles, il dominait militairement dans le Milanais, disposait de Gênes, étendait ses exigences sur Florence et sur Rome, devenait inquiétant pour les états de terre ferme de Venise. On voyait donc en lui, dans le présent un oppresseur, et dans l’avenir le maître redouté de toute la péninsule italienne, où il projetait de passer à la tête d’une armée pour prendre la couronne impériale. Le dessein qu’on lui prêtait d’aspirer à la monarchie universelle excitait la jalousie soupçonneuse du roi d’Angleterre, l’inimitié intéressée du roi de France, et provoquait la coalition des divers princes de l’Italie. Guichardin fut un de ceux qui mesurèrent promptement le péril et se mirent des premiers à l’œuvre pour essayer de le conjurer. Il était encore gouverneur de la Romagne quand le coup de la bataille de Pavie retentit. Fatigué de sa pénible administration, préoccupé de la santé de sa femme, il songeait à revenir à Florence et à rentrer dans la vie privée. Les offres du pape, qui souhaitait de l’employer auprès de lui, ne le fléchissaient pas ; mais, quand la pensée du danger suprême de l’Italie lui apparut, il s’offrit au contraire, et, mettant de côté toutes les considérations privées, il voulut accepter, avec le titre de lieutenant-général de l’armée de Clément VII, la mission difficile de réunir contre l’empereur les diverses puissances de l’Italie et d’attirer dans cette ligue la France, fort intéressée à rencontrer une aide contre son puissant vainqueur. On le voit, dès la fin de 1525, pousser activement les multiples négociations. Le moment est favorable, dit-il ; les Milanais se sont insurgés contre les impériaux et les tiennent en échec ; les Suisses, rentrés chez eux, seront facilement engagés ; la France ne sera pas liée par les négociations de Madrid ; elle donnera de l’argent pour payer les Suisses, et fera une utile diversion du côté des Pyrénées. Une autre heureuse circonstance est, au lendemain du traité de Madrid, le mariage de Charles-Quint avec cette jeune et charmante Isabelle de Portugal dont il est tendrement épris. Au comble du triomphe et du bonheur, César, comme l’appelle Guichardin, paraît oublier ses récens projets ; il veut, dit-on, rentrer en Allemagne pour arrêter les progrès des luthériens et châtier les agressions des Turcs. Que la ligue italienne hâte ses préparatifs, et peut-être lui sera-t-il donné de surprendre les impériaux dans un instant de relâchement ou de faiblesse. « Méditer une guerre, si le succès en était évidemment impossible, s’appellerait folie, écrit-il ; mais, pour peu qu’il y ait ici quelque espérance raisonnable, ce parti est moins périlleux que d’accepter sans résistance la servitude. Il me paraît nécessaire, en tout cas, de se résoudre tout de suite. Doit-on s’en remettre à la discrétion de César, il est inutile de l’irriter par des délais ; mais, si l’on veut en venir aux armes, tous retards sont funestes : il y en aura bien assez d’inévitables quand il faudra réunir tant de parties intéressées. »

Les excitations et les efforts de Guichardin furent pour beaucoup dans la formation de la sainte ligue, qui fut conclue à Cognac le 22 mai 1526 entre le pape, le roi de France, la république de Venise, la république de Florence et le duc de Milan François Sforza ; son activité est inouïe pendant toute cette année 1526, et nous pouvons la suivre, soit dans la série de ses rapports à la cour de Rome, soit dans ses correspondances avec les divers ambassadeurs du saint-siége au dehors, ou bien encore dans ses lettres écrites aux gouverneurs des villes italiennes pour réclamer d’eux des subsides, ou à ses frères, qu’il charge de missions privées. Les premières mesures et bientôt les résultats suprêmes ne répondent cependant pas à ses sages conseils. François Ier, au lieu de se hâter, écoute les négociations dont l’occupe habilement Charles-Quint, très vite rendu à la plus active vigilance ; l’argent manque pour lever les troupes suisses ; on ne sait pas obtenir des Grisons qu’ils ferment aux bandes allemandes leurs passages. En Italie, on met à la tête des armées de la ligue le duc d’Urbin, représentant égoïste et incapable des intérêts particuliers de Venise ; son incurie l’empêche de pousser activement l’entreprise qui devrait délivrer Milan. Bientôt le connétable de Bourbon vient s’enfermer dans cette ville, pendant que les terribles lansquenets approchent. Il faudrait, en allant se placer entre eux et les impériaux, empêcher leur jonction. Les chefs allemands n’ont pas l’argent nécessaire pour payer leurs troupes : il faudrait profiter contre eux de l’indiscipline de ces reîtres au lieu de la laisser grandir en un danger nouveau pour l’Italie. Rien de tout cela n’est fait. Guichardin presse inutilement, luttant lui seul d’activité avec l’empereur, et montrant à tous le péril. À Roberto Acciaiuoli, le représentant du pape en France, il écrit : « Nous ne voyons paraître ici ni Suisses ni Français. Les bonnes paroles ne suffisent pas, il faut des effets ; autrement cette entreprise est, je ne dis pas menacée, mais ruinée ; pour avoir voulu nous opposer au triomphe de César, nous l’aurons porté à son comble, nous aurons de nos mains édifié la monarchie universelle. Ne vous contentez pas d’insister et d’importuner, mais criez au ciel pour que les secours nous arrivent, sinon c’est fait de nous, actum est de nobis, et le roi de France se repentira trop tard, à son grand détriment et déshonneur, de nous avoir laissés succomber. » Aux Vénitiens il mande : « Je ne suis point homme de guerre, et peut-être la forte volonté de délivrer l’Italie de cette intolérable servitude étrangère me rend-elle plus ardent qu’il ne convient ; je vois cependant beaucoup de nos capitaines penser comme moi, et croire que, si les Suisses doivent tarder encore, il faut attaquer sans eux, et qu’à délivrer Milan nos forces pourront suffire. » Au pape, que les premiers revers semblent abattre, il affirme qu’il n’y a pas lieu de désespérer encore du roi de France ; si le duc d’Urbin s’est mal conduit jusqu’à ce jour, il faut corriger sa marche en se plaignant aux Vénitiens, qui ont après tout les mêmes intérêts que les autres membres de la ligue dans cette guerre. « Votre sainteté a grand’raison d’être mécontente, dit-il ; mais ce n’est pas faire office d’homme que de s’épouvanter et de se jeter la face contre terre pour quelques insuccès au commencement d’une si grande entreprise. Quelle paix pourrait-on obtenir en ce moment qui ne dût être déplorable ? On aurait une courte trêve pour tomber ensuite dans un tel abîme qu’en face de ces prochaines misères celles de la guerre présente deviendraient bientôt regrettables. » Machiavel, chargé de missions auprès de lui pour sauvegarder les intérêts et diriger la coopération de Florence, témoigne dans chaque rapport de son zèle infatigable : « il rétablit tout, dit-il, et remédie à tout ; il impose seul aux condottieri, seul il obtient de l’argent ; trop heureuse l’Italie, si cet homme pouvait tout ce qu’il veut ! » — Le bruit de l’invasion étouffait déjà ses exhortations suppliantes. L’armée des lansquenets, après avoir opéré sa jonction avec les troupes espagnoles du connétable, s’avançait en faisant la terreur sur son passage. La correspondance de Guichardin suit pas à pas le fléau qu’il voudrait encore détourner ; il écrit lettres sur lettres aux gouverneurs des villes, aux chefs militaires, en même temps qu’aux divers négociateurs. Il presse les envois d’argent, les mouvemens militaires, les moyens de résistance ; il envoie de toutes parts les avis qu’il a reçus, les indices qu’il a recueillis : les lansquenets sont arrivés tel jour en tel lieu ; on croit qu’ils vont prendre telle direction ; telle ville est menacée. Florence est-elle le but où ils aspirent, ou bien serait-ce Rome qu’ils convoiteraient de piller ?

Ils allaient, comme on sait, à Rome. Nous n’avons pas à raconter les grands événemens qu’amena la fin de cette guerre ; ils appartiennent à l’histoire générale, et Guichardin lui-même les a exposés dans son Histoire d’Italie ; mais il convient d’ajouter à son récit tout impersonnel le souvenir du grand rôle qu’il a joué. Le connétable de Bourbon était arrivé le 5 mai 1527 devant la ville ; le 6, il est tué, pendant que son armée entre sans résistance, et que commence ce terrible sac de Rome dont l’horreur retentit dans toute la chrétienté. C’est pour Guichardin l’occasion d’un redoublement de zèle. Il insiste de nouveau auprès des Italiens et des Français pour qu’on vienne délivrer le pape, prisonnier dans le château Saint-Ange. « Ses prières doivent, dit-il (18 mai), émouvoir les pierres mêmes ; des Turcs seuls pourraient y être insensibles. Il ne s’agit pas uniquement du pape, il s’agit de la papauté. Que Dieu ne lui soit plus jamais en aide, s’il n’est pas vrai qu’il aimerait mieux être mort que voir un tel malheur !.. (28 mai.) Pourquoi, à la première nouvelle du sac de Rome, les armées alliées n’ont-elles pas marché avec toute la célérité possible au secours de la forteresse ? Non-seulement elles eussent délivré le pape et les cardinaux ; mais peut-être eussent-elles accablé l’ennemi, enivré de pillage et de débauche. Pendant dix jours les Allemands n’ont fait aucune tranchée, placé aucunes gardes, observé aucune discipline. Ne pouvait-on les surprendre ? C’est plus difficile à présent, mais non pas impossible. » Guichardin refusa de désespérer jusqu’à ce que l’accord forcé entre l’empereur et le pape, au commencement de juin, lui eût ravi tout prétexte d’autorité. À partir de ce moment, il n’est plus rien ; il quitte la cour pontificale, désavoué et renié comme le principal auteur de la guerre qui vient d’attirer de si grands malheurs sur l’Italie. Chaque état italien l’accuse parce qu’il n’a songé qu’à l’intérêt général. Méconnu et déçu, il entre dans la retraite. En même temps, succombent les dernières espérances de la patrie commune ; la prise de Rome a consommé la ruine de l’indépendance italienne, et marque aussi pour la brillante époque de la renaissance le moment précis d’une décadence irrémédiable. Si la carrière active de Guichardin se fût terminée là, il aurait laissé un nom respecté, et l’histoire morale n’aurait le droit de relever ses précédentes hésitations, ses admirations et ses semblans de doctrines équivoques qu’à la condition d’ajouter qu’un généreux patriotisme, s’inspirant d’idées politiques supérieures à celles du commun des esprits de son temps, l’avait fait triompher de ces faiblesses et l’avait absous.


II.

Les Florentins, à la nouvelle de la prise de Rome, avaient chassé le cardinal de Cortone, représentant des Médicis et du pape Clément VII. À la suite de cette insurrection, le parti modéré, celui des ottimati, avait pris en main les affaires, et, sous le gouvernement de Piero Capponi, gonfalonier, la république allait jouir pendant deux années d’une tranquillité relative au milieu de l’effervescence générale. Guichardin en profita pour rentrer dans la ville ou habiter la campagne voisine, et c’est pendant ses loisirs qu’il composa une grande partie de son Histoire d’Italie. Ce qui règne dans cet ouvrage de détachement et de sérénité littéraire ne doit pas nous faire illusion sur les vrais sentimens de l’auteur, qui nous sont révélés par une pièce infiniment curieuse retrouvée dans ses papiers. C’est le moment où Guichardin, abandonné des papes, dont la politique inspirée par lui a si cruellement échoué, suspect à ses compatriotes, qui lui reprochent d’avoir délaissé ou trahi leurs intérêts pour ceux de la cour de Rome, abreuvé de dégoûts, inquiet de l’avenir, s’adresse à lui-même une Consolation qui est une des pages les plus instructives de son histoire intellectuelle et morale.

Reconnaissons d’abord ici un de ces retours vers les habitudes littéraires de l’antiquité, qui s’étaient continuées, disions-nous, jusque pendant la renaissance italienne. On sait quelle place occupait dans l’ancienne rhétorique le genre « consolatoire »[5]. Le rôle de la rhétorique avait été de servir à la diffusion des lieux-communs, c’est-à-dire de ces maximes qui traduisent à chaque génération les progrès de l’esprit humain. Elle avait été l’organe de cette propagande des idées générales par laquelle la Grèce et Rome, et après elles l’Italie de la renaissance et la France moderne, ont servi avec une singulière puissance la cause de la civilisation. Dans Guichardin en particulier la tradition de cette rhétorique est facilement visible. Il semble qu’à ses yeux la chaîne des temps n’ait pas été rompue : homme du XVIe siècle, plongé dans la vie politique et pratique, il vit familièrement avec les souvenirs et presque avec la langue de Tite-Live, dont il applique les sentences à l’interprétation des vicissitudes contemporaines. Il écrit des dialogues à la manière platonique et cicéronienne, avec ces beaux préambules où il substitue sans effort à la peinture des bords de l’Ilissus et des environs d’Athènes, à celle des rives du Fibrène et du paysage d’Arpinum, le cadre également enchanteur des plaines de l’Arno, des horizons de Florence et des hauteurs de Fiésole. Cette forme littéraire des consolations lui est aussi un héritage antique. La rhétorique romaine, enivrée de son rôle, après s’être offerte à envelopper de formules éloquentes les systèmes de la philosophie grecque pour les faire passer de la région métaphysique dans le champ des doctrines morales, avait aspiré même à une sorte d’action sur les âmes en prétendant réunir certaines réflexions générales de nature, pensait-elle, à calmer à peu près tous les genres de douleur. Elle en vint à débiter ces pages consolatoires comme un empirique ses remèdes. Cela ne veut pas dire, bien loin de là, que nous devions, dans le morceau de Guichardin, ne voir qu’une œuvre entièrement factice ; le cadre seul l’est encore : il suffit de quelque attention pour comprendre que les couleurs sont vraies et répondent à des sentimens intimes. Cette page emprunte encore à une autre considération un sérieux intérêt. Les anciens rhéteurs n’avaient pas oublié, parmi les circonstances de la vie humaine de nature à troubler le plus profondément les âmes, les déceptions des politiques ; ils en avaient étudié les motifs divers, quelquefois uniquement l’ambition trompée, mais souvent aussi de très nobles regrets, de généreuses préoccupations de patriotisme. L’écrit de Guichardin a sur la plupart de leurs œuvres, toujours un peu factices, le double privilége de nous faire connaître ses idées, en signalant des traits tout particuliers à sa propre douleur, et de nous peindre une situation générale qui a pu se reproduire assez pareillement depuis pour prêter à de singuliers rapprochemens. Nous aurions pu citer l’écrit de Guichardin dans la traduction littérale attribuée naguère à M. Émile Ollivier, et qu’on a prise à tort pour une composition apocryphe.

« Par la ruine de ton maître, dit l’auteur de la Consolation s’adressant à lui-même, tu as perdu la charge que tu occupais, charge si haute qu’un homme de la première naissance et du premier rang eût été honoré de l’avoir, charge honorable qui te plaisait infiniment et te mettait en réputation auprès de tous les princes chrétiens et dans toute l’Italie d’une façon que tu n’aurais jamais osé espérer ni souhaiter… Le regret d’avoir perdu tout cela est d’autant plus cuisant par le souvenir d’avoir conseillé une guerre si malheureuse ; mais sois assuré que ceux qui ont pris part à cette résolution doivent être affranchis de tous remords. Qui considérera les torts dont le pape avait à se plaindre, les progrès de l’empereur d’Allemagne vers la domination de l’Italie, la faiblesse des impériaux dans la péninsule, l’opportunité du concours des Français et des Vénitiens, conviendra que rarement on a commencé une entreprise si juste et si nécessaire avec de meilleures espérances de succès. Tu n’es donc coupable ni pour le conseil, que tu as donné raisonnable, ni à cause des résultats, puisque rien n’a manqué de ce qui était en ton pouvoir. Étant sans faute, tu dois être sans déplaisir. Les accusations qui s’élèvent contre toi tomberont d’elles-mêmes avec le temps. Dans l’émotion de malheurs extrêmes, nos concitoyens, peu habitués aux revers, entraînés par la passion, disent tout ce qui leur vient à l’esprit ; les uns sont entraînés par la douleur, les autres par l’envie, et leurs paroles rencontrent dans la multitude un crédit facile ; mais le peuple est changeant et les gens sages retiennent leur opinion ; la calomnie disparaîtra. »

Il reconnaît cependant que la retraite est pénible ; il énumère les raisons qui attachent aux affaires publiques celui qui les a une fois pratiquées ; il décrit enfin les joies et les ardeurs de l’ambition, et l’on sent qu’il trahit le secret de son âme.

« Ce qui, plus que toute autre chose, touche les cœurs généreux et les nobles esprits, c’est le désir d’être estimé et admiré des autres hommes, de maintenir vivante sa renommée, d’être montré au doigt comme Démosthène, qui se réjouissait lorsque, passant par la ville, il entendait la vieille femme revenant de la fontaine dire tout bas à sa voisine : Celui-ci est Démosthène. Le ménagement des affaires publiques et la grandeur qui s’y attache attirent les suprêmes hommages des hommes ; peut-être est-elle excusable, cette ambition qui semble nous égaler aux dieux. »

En vain l’auteur de la Consolation reviendra-t-il après cela aux lieux-communs sur les avantages de la retraite, il ne plaidera plus qu’une thèse convenue. Il ajoutera bien que, pour qui a goûté les avantages de la fortune, savoir s’en passer est grandir encore ; il citera l’exemple de Scipion, de Dioclétien ; mais ce ne sera plus là que de la vaine rhétorique : son vrai sentiment lui a échappé, il est de ceux qui ne se consolent pas.

Guichardin lui-même a dit ailleurs qu’il ne faut pas ajouter foi au langage de ceux qui prétendent avoir quitté les affaires publiques par amour du repos et par fatigue des soucis de l’ambition. La passion toute contraire, assure-t-il, est le plus souvent au fond de leurs cœurs. Que, par la moindre fissure, ils voient briller une lueur nouvelle, rien ne les arrête ; laissant là le repos si vanté, ils y courent, comme la flamme sur une matière sèche ou imbibée d’huile ; subito che si rappresenta qualche spiraglio di grandezza, vi si gettano con quello impeto che fa il fuoco a una cosa secca o unta. C’était écrire sa propre histoire. Guichardin se trouvait au sommet d’une de ces voies glissantes qui manquent rarement de s’offrir à l’ardeur des politiques, et au seuil desquelles une grande force de volonté et de modération, un viril sentiment de l’honnête peuvent seuls les retenir. L’Italie prospère ou combattant pour son indépendance lui avait offert le vaste champ d’une action légitime et louable ; l’Italie, asservie aux étrangers qu’il avait combattus, n’attendait plus de lui que la protestation de sa retraite et de son silence.

Au gouvernement modéré des ottimati avait bientôt succédé dans Florence celui des arrabbiati ou des ultra-libéraux. Ce changement ne s’était pas accompli sans violences ; le précédent gonfalonier, Piero Capponi, avait échappé à la mort par la fuite, d’autres avaient été moins heureux. Guichardin s’était trouvé en présence d’une démocratie turbulente, exaltée par le péril commun, et dont les témérités dangereuses lui répugnaient jusqu’à le rendre aveugle pour ce qu’elle entraînait avec elle de généreuse ardeur et de patriotisme local. Depuis longtemps suspect, il s’était bientôt vu accusé formellement de trahison et d’exactions. Cité à comparaître, ainsi que beaucoup de citoyens de Florence également menacés, il avait préféré le risque de la confiscation de ses biens à celui d’une condamnation à mort résolue d’avance. C’est en de telles circonstances qu’il ne fit pas difficulté d’aller reprendre du service auprès du pape Clément VII. Sa pensée n’était pas de renouveler contre les impériaux la guerre à outrance, comme le voulaient imprudemment sans doute les exaltés florentins ; il savait au contraire que depuis la prise de Rome la cour pontificale ne songeait plus qu’à régler avec l’empereur le sort de la péninsule. Ce fut l’objet de la paix de Barcelone et des conférences de Bologne en 1529. Charles-Quint s’étant rendu dans cette ville pour y être couronné, on y traita de la paix définitive. Il fut décidé que le gouvernement populaire serait aboli dans Florence et qu’on rétablirait les Médicis. Des arrangemens de famille venaient cimenter ces résolutions : le jeune duc Alexandre, qu’on allait proclamer sur les ruines de la république, épouserait Marguerite d’Autriche, la fille naturelle de Charles-Quint. L’humiliation était complète ; mais, si les Florentins n’étaient plus animés d’un puissant esprit politique, ils avaient conservé du moins un patriotisme exalté, auquel s’ajoutait maintenant la fiévreuse ardeur qui enfante les insurrections et les révoltes : ils refusèrent de se soumettre, et on en vint à cette extrémité, qui marque bien le degré de misère où, presque subitement, l’Italie était tombée, de faire assiéger pendant dix mois Florence par le prince d’Orange, placé à la tête d’une armée composée des pontificaux et des impériaux (octobre 1529 — août 1530). L’indignation soutenait les Florentins, qui furent héroïques. Deux moines du couvent de Saint-Marc, Benoît de Foiano et Zacharie, renouvelant l’ardente prédication de Savonarole, proclamaient de nouveau le Christ roi de la ville, et inspiraient au peuple un mystique enthousiasme. Les villas voisines des remparts avaient été rasées ; les orangers et les oliviers, réduits en fascines, s’ajoutaient au travail des fortifications, que Michel-Ange dirigeait ; chose plus difficile, les querelles intérieures s’étaient apaisées, mais non pas les intrigues des partisans de l’ancienne famille ducale. La trahison l’emporta, et il fallut capituler. On stipula que les personnes et la liberté seraient sauves ; mais une balia composée des amis de la restauration s’empara des affaires, et multiplia les violences. La cloche qui avait convoqué le peuple aux combats de l’indépendance fut brisée en morceaux, les principaux patriotes eurent la tête tranchée ; les tortures et les procès, la confiscation et l’exil répandirent la terreur. À ce prix eut lieu la restauration des Médicis : il est clair qu’ils ne pouvaient plus être aux yeux de leurs nouveaux sujets que les représentans de l’étranger ; ils venaient régner sur des ennemis vaincus.

Or non-seulement Guichardin, engagé de nouveau dans le service du pape, assista et prit part aux négociations de Bologne, où les destinées de Florence furent sacrifiées de la sorte, mais, bien plus, il accepta de rentrer dans sa patrie pour y servir le nouveau gouvernement. Se faisait-il quelque illusion ? Pensait-il rencontrer dans une partie de la population quelques sympathies et triompher avec ce secours de ce qu’il connaissait ailleurs de ressentimens et de colère ? Espérait-il être utile encore à l’Italie ou bien à Florence, en coupant court par la force à des projets obstinés de lutte impossible ou d’insurrections désastreuses ? Guichardin lui-même répond à ces questions par plusieurs morceaux de ses œuvres inédites, notamment par quatre discorsi du second volume où se trouve un complet programme de la politique par lui conseillée.

Il serait puéril au nouveau gouvernement, suivant lui, de se dissimuler qu’il est détesté et qu’il n’aura jamais beaucoup de partisans ni d’amis ; d’une part en effet son origine est odieuse à l’ensemble des citoyens, d’autre part il n’a pas à disposer d’assez de grâces pour se faire un grand nombre de créatures ; « le pâturage n’est pas assez gras pour nourrir un abondant bétail. » Il faut donc se faire craindre. Il faut conserver la forme républicaine, comme l’ont fait généralement ceux qui se sont emparés du pouvoir suprême en des états libres, un Sylla, un César, un Auguste, et puis, à leur exemple, Laurent de Médicis, Pétrucci, Bentivoglio, dans Bologne et dans Sienne. Avec cette apparence républicaine, les Médicis devront avoir en main le pouvoir absolu. On doit désarmer tout le monde, même les amis. On doit bannir les citoyens trop engagés pour revenir jamais vers d’autres opinions, et puis les jeunes gens trop ardens qui ont marqué dans les luttes précédentes comme chefs de la milice. Si l’on ne fait pas de tout point comme Laurent de Médicis, qui, après la conjuration des Pazzi, après avoir tué tous les jeunes gens de cette famille ennemie, en a enfermé les jeunes filles, afin qu’elles ne donnassent pas d’héritiers redoutables, il y a lieu du moins de surveiller soigneusement les mariages dans Florence, et de ne pas permettre que les jeunes citoyens cherchent femme dans les rangs ennemis. D’ailleurs, ajoute Guichardin, le champ n’est pas trop vaste pour marier nos filles (il en avait cinq). — Le prince aura près de lui un conseil de vingt à vingt-cinq membres, mais surtout un conseil occulte de quatre ou cinq personnes, les premières en fidélité et prudence, et qui décideront des plus graves affaires. Qu’on puisse compter dans tout l’état sur deux cents citoyens des mieux qualifiés, ce sera un bon fondement. Bien traités du prince et d’autant plus odieux au peuple, ils seront obligés de demeurer fermes avec nous.

Est-ce bien de Florence qu’il s’agit ? La Florence des premières années du XVIe siècle, la Florence de Michel-Ange, d’André del Sarte, de Cellini, cette ville hier encore tout esprit et tout intelligence, en est-elle réduite à ce programme de gouvernement étroit et violent, digne des plus basses époques et des plus aveugles réactions ? Est-ce Guichardin qui a écrit ces lignes, lui que nous avons vu, fin diplomate, administrateur énergique, dévoué patriote, déployer dans ces voies diverses une haute raison, une action vive et forte, une expérience consommée ? Le double malheur de la guerre civile et de la guerre étrangère a-t-il à ce point déjà fait déchoir l’ascendant d’une ville respectée et la dignité d’un caractère jusque-là honorable ? Guichardin n’avait aucune excuse et ne pouvait se faire aucune illusion quand il se donnait définitivement, comme il le fit après la mort du pape Clément VII, en janvier 1535, au service des nouveaux Médicis. Ce fut une odieuse et flétrissante tyrannie que celle des ducs Alexandre et Côme. Alexandre, âgé de vingt-deux ans, ne voulut aucun frein à ses viles débauches ; il prenait à tâche d’insulter et, s’il pouvait, de déshonorer ceux-là surtout qui avaient mérité l’estime publique en luttant pour la cause de l’indépendance. Entouré de délateurs et d’assassins, ennemi sottement déclaré des arts et des lettres, il fut la vivante insulte contre tout ce que Florence avait aimé et respecté. On sait quel drame, dont un de nos poètes s’est emparé, mit le terme à cette infamie. Un jour que Benvenuto Cellini montrait un projet de médaille devant offrir à la face l’effigie du duc Alexandre, mais pour le revers de laquelle il se disait encore incertain, Lorenzino, parent et favori du prince, lui dit : « Prends patience, d’ici peu je t’aurai préparé un beau sujet de gravure. » Nul ne faisait grande attention aux paroles ni aux actes de Lorenzino, qui passait pour n’avoir pas toute sa raison, et qui récemment, à Rome, s’était plu à briser les têtes des statues qui décoraient l’arc de triomphe de Constantin. Ce fut lui cependant, hanté du souvenir de l’ancien Brutus, qui attira chez lui le tyran, sous prétexte de lui livrer une des plus vertueuses dames de Florence, et le fit égorger par un assassin à ses gages (6 janvier 1537). Au milieu du trouble causé par cette mort imprévue, les Piagnoni et le parti populaire songèrent bien à rétablir le gouvernement républicain ; déjà les moines de Saint-Marc parcouraient les rues en disant que les prophéties de Savonarole se réalisaient et qu’on allait recouvrer la liberté ; mais on n’avait pas d’armes, et Guichardin, à la tête des principaux Palleschi, se hâta de faire proclamer un autre Médicis, le jeune Côme, fils de ce Jean des bandes noires resté populaire pour sa fidélité envers Florence pendant la guerre précédente. Côme avait dix-sept ans : les habiles qui travaillaient à son élévation croyaient lui imposer des conditions et régner sous son nom ; quelques-uns convoitaient des avantages tout personnels. Guichardin en particulier, prenant les devans, lui avait fiancé l’une de ses filles. Son espoir égoïste fut déçu ; sa fille fut renvoyée, et lui-même passa tristement ses dernières années, jusqu’à sa mort, en 1540, non pas dans la retraite, mais dans la disgrâce, punition méritée de son volontaire abaissement.

Il serait bien injuste d’en rester sur l’impression de cette triste fin d’une carrière qui n’a pas été celle d’un vulgaire ambitieux. Pour reprendre les élémens d’une appréciation plus générale et par là plus équitable, nous n’avons qu’à ouvrir dans les nouveaux volumes une des œuvres les plus intéressantes de Guichardin, celle de laquelle nous avons déjà emprunté quelques citations, son recueil de Ricordi ou de pensées et de maximes ; il est là tout entier.


III.

Ces quatre cents maximes ou souvenirs que nous offre le premier volume des œuvres inédites étaient naguère à peu près inconnues, bien qu’il en eût transpiré quelque chose. En 1576, un Italien qui vivait à la cour de France, Jacques Corbinelli, imprima un recueil de Conseils et avertissemens sous le nom de Guichardin, dédié à Catherine de Médicis, et contenant environ cent cinquante de ces maximes dans la langue originale. Le fond du volume reposait évidemment sur des communications authentiques ; mais le texte primitif s’y trouvait singulièrement modifié selon le goût et les habitudes du jour ; beaucoup de pensées y étaient transformées à ce point que d’affirmatives elles devenaient négatives, ou réciproquement. Ce n’est pas là, ni dans quelques autres recueils, italiens ou français, qui parurent ensuite, écourtés, remaniés, mêlés de sentences apocryphes, que l’on peut reconnaître ni juger l’auteur.

L’édition que nous possédons aujourd’hui est excellente en ce sens qu’elle reproduit enfin le texte original : il suffirait, même sans l’affirmation de l’éditeur italien, d’une lecture superficielle pour en reconnaître la saveur. L’ordre dans lequel ces fragmens se succèdent est celui des manuscrits, mais il semble tout arbitraire ; le premier ricordo est écrit en 1529, puisqu’il y est dit que le siége de Florence dure depuis sept mois ; cependant une note de Guichardin, au milieu d’un second cahier manuscrit qui paraît postérieur, nous apprend qu’il a fait en 1527 et 1528 une révision des ricordi rédigés précédemment, et cette seconde édition répète plusieurs morceaux de la première avec une rédaction différente, plus concise, et donnant de moins par exemple les cas particuliers cités d’abord comme occasions ou comme preuves. Il y aurait lieu de chercher à découvrir, par un examen soigneux des documens originaux, les raisons qui, dans la pensée de Guichardin, ont déterminé l’ordre adopté. Ce ne serait pas un pur travail d’érudit : l’étude morale en profiterait. Il ne serait pas indifférent d’apprendre si l’auteur a écrit en une seule fois et dans une même disposition d’âme des souvenirs lointains, ou bien s’il faut attribuer une partie de son livre à sa jeunesse, une autre à son âge mûr, une troisième à sa vieillesse, ou s’il s’agit enfin d’une série continue qui reflète fidèlement l’histoire de son caractère et de son esprit. C’est de cette dernière manière sans doute qu’ont été composées les maximes de Guichardin : elles paraissent reproduire, sauf peut-être un dernier travail de rédaction, des notes, des observations, des opinions écrites au jour le jour pendant toute la durée de sa vie, en présence des événemens et des hommes. Guichardin est là tout entier, disions-nous ; ajoutons qu’il y est à chaque page le même, tant il y a eu constante unité, non pas dans son rôle, mais dans son caractère.

On pourrait se proposer de suivre dans le miroir offert par lui-même chacune des phases successives de sa carrière. On l’y voit, dans une période de jeunesse sans doute et sous l’influence de récens souvenirs, interpréter, mais déjà dans le sens de ses vues ultérieures, les conseils et les règles de conduite qu’il a recueillis de son père respecté. Son père lui a-t-il recommandé de préférer aux apparences de l’honnête la réalité, il en conclut, lui, à l’utilité dont il peut être de se montrer avec ces apparences, sauf à reconnaître ensuite que le plus sûr est encore de se mettre en possession de la réalité. Son père lui a-t-il répété ce proverbe que, par un ordre de la Providence, « les biens mal acquis ne profitent pas au-delà de la troisième génération ; » là-dessus il conteste et commente : en bonne justice, suivant lui, la punition devrait tomber sur le premier acquéreur ; mais, habile à gagner, il se trouve d’ordinaire habile à conserver, et une période de temps prolongée amène des chances de perte. Nous avons déjà cité quelques-uns des ricordi attestant les impressions de son ambassade d’Espagne, et l’on retrouverait également les traces de son énergique période d’administrateur en l’Émilie et en Romagne, avec de vives peintures de l’anarchie qu’il avait eu à combattre : « Je n’accuserai plus, dit-il avec ironie, la justice des Turcs. Ils jugent les yeux fermés et vite ; or il est vraisemblable que, pour la moitié des cas, ils tombent bien, et du même coup ils affranchissent les parties du double fléau des frais et de la perte de temps, tandis qu’on procède chez nous de telle sorte qu’à gagner son procès au prix de tant de retards et de peines, on aimerait mieux l’avoir perdu le premier jour. » La partie politique du rôle de Guichardin aurait ensuite pour échos un bon nombre de ricordi sur les devoirs du négociateur et du général d’armée, et il serait permis enfin d’interpréter quelques-uns de ses souvenirs, même à défaut d’allusions expresses et directes, comme se rapportant à sa dernière et fâcheuse période. Il est possible qu’au moment où il démentait un noble rôle en se donnant à d’indignes princes restaurés par l’étranger, il se soit voulu faire illusion à lui-même, comme tant d’autres ambitieux, par ce raisonnement, plus d’une fois exprimé dans les Ricordi, que, si les honnêtes gens s’éloignent du despote, ils le laissent en proie aux vicieux et négligent un moyen de le contenir. Peut-être aussi renferment-elles une secrète allusion à son rôle et à sa disgrâce, ces paroles qu’il semble avoir, en observateur impartial et jugeant sa propre défaite, placées sur les lèvres du tyran. Pourquoi ce tyran ne serait-il pas, dans sa pensée, ce Côme de Médicis qu’après le meurtre d’Alexandre il a fait élire au pouvoir, duquel il attendait certainement des avantages personnels, qu’il espérait sans doute dominer, mais qui ne lui avait répondu que par l’indifférence et le dédain ? « Tu m’as aidé à obtenir le souverain pouvoir, fait-il dire à son interlocuteur anonyme ; mais tu veux que j’en use à ta guise, ou du moins avec des concessions qui affaibliraient mon autorité. Tu effaces dès lors tout le prix des services rendus. »

Quelles que puissent-être en de telles lignes les allusions plus ou moins directes aux divers accidens de la vie de Guichardin, elles ne nous permettent pas de saisir chez lui, selon l’ordre des temps, des transformations intimes, un progrès intérieur et moral, des doctrines ou des croyances sérieusement adoptées ou reniées. Sans doute l’expérience, l’âge, la connaissance des hommes, ont ajouté sans cesse à la vigueur de cet esprit ; mais ce caractère s’est toujours ressemblé à lui-même, en ce sens qu’il n’a jamais eu pour règle une vue idéale des choses humaines. Ébloui par le seul attrait du succès pratique, il n’a connu que la doctrine de l’intérêt, qu’il a pratiquée toutefois en homme d’une rare intelligence et d’une incontestable hauteur d’esprit. Nous avons affaire non pas à un sceptique vulgaire, mais à un de ces génies florentins de la renaissance, froids, polis et fins comme les bronzes de leur Cellini. La preuve en est à chaque page des Ricordi. Guichardin y est observateur bien plutôt que vrai moraliste. Il donne beaucoup moins des préceptes que des recettes et des procédés. Né singulièrement clairvoyant dans un siècle où abondait la lumière, il lui arrive, comme à plusieurs de ses contemporains infiniment spirituels et déliés, d’apercevoir tous les aspects des idées et des choses, et si vivement chacun d’eux qu’il ne remarque l’ombre d’aucun, et que satisfait, jouissant pour lui-même de son pénétrant regard, il s’abstient de faire un choix. Il suit de là que c’est l’infinie variété des observations particulières qui frappe tout d’abord à la lecture de ses maximes. Pas de généralités vagues sous une forme proverbiale :

« C’est une grande erreur, dit-il lui-même, de parler des choses humaines d’une manière générale et absolue, car pour presque toutes, à cause de la diversité multiple des circonstances, il faut introduire des distinctions et des exceptions qui ne se règlent pas d’après une même mesure, et que vous ne trouverez pas dans vos livres ; il faut que le discernement vous les enseigne. — Le vulgaire, dit-il encore, reproche aux jurisconsultes, aux médecins, aux philosophes, aux hommes d’état, la variété de leurs opinions. Elle provient moins de leur insuffisance que de la nature même des choses ; les règles générales ne peuvent suffire aux cas particuliers. — Mettez six ou huit sages ensemble, vous aurez six ou huit fous : ils ne pourront se mettre d’accord ; au lieu d’une décision, vous aurez une dispute. »

Il offre souvent de suite deux ou trois faces contraires de l’idée : c’est au lecteur à choisir, dirait-il, selon sa disposition d’esprit ou bien selon les circonstances :

« Il n’y a pas de satisfaction plus durable ni plus flatteuse sur cette terre que de voir son ennemi abattu et demandant merci : mais vous pouvez doubler votre victoire en sachant vous en servir, c’est-à-dire en usant de clémence et en vous contentant d’avoir vaincu. — Alexandre, César et tous les grands hommes chez qui on vante cette vertu n’ont jamais employé la clémence quand elle pouvait diminuer ou compromettre le fruit d’une victoire, c’eût été de la démence. Ils savaient choisir les occasions où, sans rien leur ravir de leurs avantages, elle augmenterait leur gloire. — La vengeance ne vient pas toujours de la haine ou de la cruauté : elle est parfois nécessaire pour imposer le respect. Il peut donc très bien se faire qu’on se venge sans aucune animosité personnelle. »

Observateur si attentif des cas d’expérience, Guichardin diffère du moraliste religieux, qui tourne tout vers l’unique idée du salut, et du moraliste philosophe, qui se préoccupe des vérités abstraites, en ce que chacune de ses remarques est une réponse de plus aux innombrables incertitudes de quiconque, livré aux soins de la vie pratique, ne songe qu’à éviter les échecs et à conquérir le succès. Il y mêle çà et là ce qu’il a pu noter au passage, en considérant le plus grand nombre des cas, la marche commune des choses, et la conduite ordinaire des hommes.

« Avoir une vive intelligence est un don fait à quelques-uns pour leur tourment et leur malheur : il ne sert qu’à leur causer plus de soucis qu’aux gens doués d’une plus courte vue. — Les caractères sont bien divers ; chez les uns, l’espérance est telle qu’ils tiennent pour certain ce qu’ils n’ont pas encore ; d’autres sont si craintifs qu’ils n’espèrent jamais tant qu’ils ne tiennent pas. Je m’accommode mieux de ces derniers, parce qu’ils se trompent moins souvent ; mais ils vivent plus inquiets. — Quelque certaine que vous paraisse une chose, si vous pouvez, sans gâter votre jeu, vous réserver quelque chance pour l’événement contraire, faites-le, car les résultats les plus inattendus se réalisent parfois, et l’expérience a prouvé que cette précaution est bonne. — Heureux celui à qui l’occasion se présente deux fois, parce qu’il peut d’abord ne pas la saisir ou en mal user, quelque avisé qu’il puisse être. Qui la manque une seconde fois est décidément un malhabile. »

Que la préoccupation constante du but à atteindre, ce but n’étant autre que le succès pratique et non pas la victoire morale, ait rendu Guichardin peu scrupuleux sur l’emploi des moyens, cela va de soi, et l’on s’attend bien à ce que, sur l’utilité de la dissimulation, du mensonge même et de la perfidie, jusque dans l’usage de la vie privée, les Ricordi offrent beaucoup de tristes exemples. C’est toutefois vers la sphère des idées et des faits politiques que gravitent surtout les pensées exprimées par Guichardin, la politique étant l’arène où se mêlent et se débattent les plus ardens intérêts de la vie pratique. Sa curiosité trouve une abondante matière à observer soit les différentes combinaisons auxquelles la science du gouvernement peut donner lieu, soit le jeu infatigable et les ressources infinies de l’ambition humaine. Lui-même n’est pas désintéressé : il ne juge pas seulement les coups, il conseille, juge et discute, mais le plus souvent il est vrai, sans prendre parti. Un Italien du XVIe siècle, comme un Grec au temps de la conquête romaine, avait vu les révolutions les plus diverses se partager alternativement le monde étroit de la cité. Guichardin semble prendre plaisir, en pur théoricien et en artiste, à examiner les différens systèmes, à en signaler les avantages et les dangers, à aider également de son expérience ceux qui veulent édifier et ceux qui veulent détruire, Dans un très curieux dialogue sur le gouvernement de Florence, que donne aussi le recueil de ses œuvres inédites, il introduit un avocat de chacune des formes principales qu’a revêtues la république florentine ; puis, content d’avoir démontré par chaque thèse la faiblesse des autres, il se garde soigneusement de conclure. Il en est de même dans ses Ricordi. On croirait volontiers que la forme de gouvernement qui lui agrée est celle des ottimati ou des classes supérieures, à voir ses attaques soit contre la démocratie, soit contre les tyrans ; mais il a l’air de désespérer en définitive qu’un système raisonnable puisse être jamais supporté par les Florentins, et on le voit donner des conseils aux tyrannies elles-mêmes pour déjouer toutes les attaques.

« Qui dit un peuple dit vraiment un animal fou, plein d’erreurs, de confusion, sans jugement, sans stabilité, sans intelligence. — Moquez-vous des prêcheurs de liberté, je ne dis pas de tous, mais j’en excepte bien peu. Si ces gens-là espéraient pour eux-mêmes plus d’avantages dans un état despotique, ils y courraient, et par la poste. — Il ne s’étonnera pas de la servilité d’âme de nos concitoyens, celui qui lira dans Tacite comment Rome, habituée à dominer le monde, se courba si honteusement sous les empereurs que Tibère avait la nausée de tant de bassesse. — Le ciment avec lequel se construit l’édifice de la tyrannie est le sang des citoyens. Que chacun s’efforce donc de ne point laisser jeter les fondemens de telles murailles. — On ne fonde pas les états en coupant des têtes, on ne fait que multiplier par là ses ennemis : c’est l’histoire de l’hydre. Cependant il y a des cas où le vrai ciment des états est le sang, comme la chaux est celui des édifices. La distinction des cas ne se peut indiquer par règles précises : c’est de la prudence qu’il faut prendre conseil. »

Guichardin descend ici à l’un des derniers degrés de son scepticisme pratique : il admet les moyens les plus atroces pour peu qu’ils paraissent nécessaires à qui veut parvenir au but. Le scepticisme, voilà le dernier mot de son caractère et de sa doctrine. Nous avons recherché avec soin parmi les témoignages de sa jeunesse s’il avait lutté avant d’entrer dans cette voie ; nous lui avons tenu compte de certains scrupules dans son Histoire florentine et de certaines émotions généreuses ; mais, à partir de son ambassade en Espagne, nous l’avons vu s’éprendre des traits de mensonge et de perfidie qu’il voyait ou croyait voir dans le caractère d’un habile politique ; la fin de sa vie nous l’a montré reniant les causes qu’il avait servies, et sacrifiant à ses intérêts personnels des intérêts d’autre sorte et de nature plus élevée non méconnus naguère par lui-même.

Toutefois l’histoire de sa vie nous a également enseigné qu’il n’a pas été le sceptique inintelligent et incapable d’un rôle généreux. Il y a, en dehors des extrêmes, bien des genres de scepticisme. Il y a celui qui naît d’une trop grande défiance de la raison humaine, et qui s’abîme quelquefois dans le sentiment religieux ; il y a celui qui provient d’une trop grande confiance dans l’intelligence des hommes, et qui s’attarde à l’admirer dans les médiocres et incertains triomphes de la vie réelle, Le scepticisme est subtil, et peut se glisser dans le cœur de celui-là même qui s’est proposé un but honorable ; il se trahit alors par un mélange de calcul qui aura présidé même au choix de ce but honnête, et dans une facilité trop indifférente à l’emploi des moyens. Guichardin était trop éclairé pour ne pas échapper aux excès par certains côtés. Il est passablement douteur, par exemple, sur les choses de la religion, non pas toutefois au-delà de certaines limites qu’il n’est peut-être pas facile de bien marquer. Voyons-le d’abord, en quelques-uns de ses ricordi, fort répugnant à des pratiques, à des croyances, à des abus de son temps, et tout près de la révolte :

« Je crois que les hommes, à toutes les époques, ont tenu pour miraculeux des faits qui n’avaient rien de tel ; mais ce qui est certain, c’est que toutes les religions ont eu leurs miracles, de sorte que le miracle est une faible preuve de la vérité de telle croyance plutôt que de telle autre. Les miracles révèlent peut-être la puissance de Dieu, mais pas plus du Dieu des gentils que de celui des chrétiens. Il ne serait donc peut-être pas mal de dire que ce sont, comme les prédictions, des secrets de la nature au-dessus de l’intelligence humaine.

« J’ai remarqué que, chez tous les peuples et dans toutes les villes, il y a des dévotions qui produisent de semblables effets. À Florence, Santa-Maria Imprunata fait la pluie et le beau temps ; en d’autres endroits, j’ai vu la vierge Marie ou les saints opérer de même, signe manifeste que la grâce de Dieu vient au secours de tout le monde, et peut-être aussi que ce sont des choses qui existent plutôt dans l’esprit des hommes que dans la réalité.

« Ce que disent les personnes pieuses, que celui qui a la foi fait de grandes choses, ou que, selon la parole de l’Évangile, la foi commande aux montagnes, ne signifie rien autre chose sinon que la foi crée l’obstination. Avoir la foi, c’est croire avec fermeté et presque avec certitude des choses qui ne sont point selon la raison, ou, si elles sont selon la raison, d’y croire avec une résolution plus grande que celle que donnerait la raison seule. Celui qui a la foi devient donc obstiné dans ce qu’il croit ; il marche dans sa voie intrépide et résolu, surmontant les difficultés et les périls. »

Ces vives saillies n’empêchent pas que Guichardin ne demeure enveloppé, sans trop de résistance, dans les habitudes religieuses de son siècle. Il n’a pas la religion sévère de Michel-Ange, la superstition peu gênante de Benvenuto Cellini, avec ses évocations et ses visions ; mais il s’en va en pèlerinage accomplir des vœux à Lorette, il paraît croire aux esprits et aux prédictions de l’avenir, nous l’avons vu mal affermi contre les magiciens et les sorciers. Du moins, s’il dispute pied à pied à la Providence le champ d’action que d’autres lui font très large, il croit cependant à cette action bienfaisante et juste, et cherche plus d’une fois un refuge dans l’idée de Dieu.

« Le magistrat, dans ses arrêts, ne doit pas, dit-il, subir le contrôle des hommes ; mais il reste soumis à celui de Dieu, qui connaît s’il a bien jugé ou prévariqué. — Ne dites pas : Dieu a aidé celui-ci parce qu’il était bon ; il est arrivé malheur à celui-là parce qu’il était méchant. C’est souvent en effet le contraire qui se vérifie, et néanmoins on ne doit pas accuser la justice de Dieu, ses desseins étant si profonds qu’il nous reste seulement à dire : Abyssus multa. »

Ces hautes pensées ont été la source persistante où il à puisé malgré tout plus d’une généreuse maxime, de nature à tempérer la trop commune aridité de son œuvre. Il savait voir les bons comme les mauvais côtés des choses, et la doctrine même de l’intérêt bien entendu l’invitait à préférer les moyens honnêtes ; sa hauteur d’intelligence le rendait d’ailleurs accessible aux honorables inspirations. Aussi pouvons-nous, à côté des expressions les plus détestables que nous ayons dû citer, placer des expressions différentes, qui nous remettront en mémoire le beau rôle auquel Guichardin a consacré une partie de sa carrière. Il s’y ajoutera une teinte de tristesse qui lui fait honneur, et qu’il serait injuste de négliger. On sent qu’il lutte ; obsédé par la vue du réel et par l’abus du sens pratique, il voudrait, ce semble, se dégager ; il y parvient quelquefois, et nous en avertit par un accent subit de sincère émotion.

« À qui estime la gloire tout doit réussir, parce qu’il ne regarde ni aux fatigues ni aux périls, ni à l’argent. Je l’ai éprouvé par moi-même ; elles sont vaines et mortes, les actions humaines qui manquent de ce puissant levain. — Je ne veux pas vous dégoûter de répandre des bienfaits. Outre que c’est une chose généreuse et qui procède d’une belle âme, un bienfait est quelquefois largement reconnu. Il est de plus permis de penser que cette puissance qui est au-dessus des hommes se plaît aux actions nobles, et ne permet pas qu’elles restent toujours sans récompense. — Si vous rencontrez un homme qui soit naturellement porté vers le mal plutôt que vers le bien, dites hardiment que c’est non pas un homme, mais un monstre ou une brute, car il fait exception. — C’est une triste chose en ce monde de ne pouvoir conquérir le bien sans devoir passer par le mal. — Les états et les cités sont mortels, puisque, par épuisement ou par accident, toute chose doit périr. Celui qui assiste à la mort de sa patrie ne doit accuser que son propre malheur. La patrie subit ce qui est sa destinée ; mais bien à plaindre est celui qui est né dans le temps marqué pour une telle infortune. — Ô Dieu ! combien sont plus nombreux pour notre république les symptômes de chute que les causes de durée ! — Je ne saurais croire que Dieu permette aux fils de Ludovic Sforza de jouir en paix de l’état de Milan. Ce n’est pas seulement que son usurpation a été scélérate, c’est, bien plus, qu’elle a été la cause de la ruine et de l’asservissement de l’Italie. »

Voilà, de la part de Guichardin, de très nobles accens, dus à la générosité de l’âme, au patriotisme et, en dernier lieu, à un cri de la conscience. Le voilà invoquant la justice céleste contre Ludovic le More, qui a le premier appelé les étrangers sur le sol de la patrie. Comment donc lui-même a-t-il pu consentir à se mettre au service des oppresseurs de l’Italie ? C’est qu’il a manqué de cette force morale sans laquelle on est le jouet de la fortune et des circonstances. Il s’est contredit et démenti ; il a été l’homme de son temps à ce point que sa propre vie en a reproduit les vicissitudes, active et généreuse quand l’ardeur commune et la lutte suffisaient à l’animer, inerte et blâmable quand le poids de la décadence générale a commencé de peser sur elle. Nous avons dit que ses Ricordi appartenaient non pas à telle ou telle période de son âge, mais à toutes également. Rappelons-nous donc, pour les opposer à lui-même, les protestations de son propre cœur. Il a aimé la gloire, il a aimé sa patrie, à laquelle, dans sa grande Histoire, il a élevé un monument durable de filial respect : le souvenir de ces deux sentimens doit plaider en sa faveur. Il a de plus cruellement expié par les amertumes et les déceptions de sa fin un scepticisme contre lequel, au milieu de sa carrière, il avait déjà noblement réagi.


A. Geffroy.
  1. Voyez dans la Revue du 15 août 1861 l’étude intitulée un Politique italien de la renaissance. Les trois premiers volumes ont également servi de base à la très utile étude de M. Eug. Benoist, Guichardin historien et homme d’état italien, publiée en 1862. M. Benoist y a joint heureusement la connaissance de plusieurs pièces inédites dues à ses propres recherches.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er septembre 1873, notre étude sur les Livres de raison dans l’ancienne France.
  3. Nous avons présenté une analyse de l’Histoire florentine en faisant connaître les trois premiers volumes des Opere inedite.
  4. Nous avons ici pour guide l’auteur des belles études sur la Rivalité de François Ier et de Charles-Quint. L’éminent travail de M. Mignet interprète et commente, au sujet des guerres d’Italie, et la grande Histoire et les œuvres inédites de Guichardin. Voyez surtout la Revue des 1er et 15 mars 1866.
  5. Voyez dans le Compte-rendu des séances de l’Académie des Sciences morales de 1874 le travail délicat de M. Martha sur les Consolations dans l’antiquité.