Une brebis, une chièvre, un cheval

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Une brebis, une chièvre, un cheval
Les Poëtes françaisGide, librairieTome premier : première période : du XIIe au XVIe siècle (p. 381-383).

CHANSON ROYALE[1]


Une brebis, une chièvre, un cheval,
Qui charruioient en une grant arée[2],
Et deux grans buefs qui tirent, en un val,
Pierre qu’on ot d’un hault mont descavée[3],
Une vache, sans let, moult décharnée.
Un povre asne qui ses crochès portoit,
S’encontrèrent[4]. L’asne aux bestes disoit :

« Je vien de court. Mais là est uns mestiers
Qui tond et rest[5] les bestes trop estroit[6] :
Pour ce, vous pri, gardez-vous des barbiers ! »

Lors li chevaulx dist : « Trop m’ont fait de mal,
Jusques aux os m’ont la chair entamée :
Soufrir ne puis cuillier[7], ne poitral[8]. »
Les buefs dient : « Nostre pel est pelée. »
La chièvre dit : « Je suis toute affolée. »
Et la vache de son véel[9] se plaingnoit,
Que mangié ont. — Et la brebis disoit :
« Pandus soit-il qui fist forcés[10] premiers !
Car trois fois l’an n’est pas de tondre droit[11].
Pour ce, vous pri, gardez-vous des barbiers !

« Ou[12] temps passé, tuit li[13] occidental[14]
Orent[15] long poil et grand barbe mellée ;
Une fois l’an, tondirent leur bestal[16],
Et conquistrent mainte terre à l’espée ;
Une fois l’an firent fauchier la prée ;
Eulx, le bestail, la terre grasse estoit,
En cet estat, et chascuns labouroit ;
Aise[17] furent lors nos pères premiers.
Autrement va chascuns tout ce qu’il voit[18] :
Pour ce, vous pri, gardez-vous des barbiers ! »

Et l’asne dist : « Qui pert le principal,
Et c’est le cuir, sa rente est mal fondée :
La beste meurt ; riens ne demeure ou pal[19]
Dont la terre puist lors estre admandée.

Le labour fault[20] : plus ne convient qu’om rée[21],
Et[22] si faut-il labourer qui que soit,
Ou les barbiers de famine mourroit.
Mais[23] joie font des peaulx les pelletiers ;
Deuil feroient, qui les escorcheroit :
Pour ce, vous pri, gardez-vous des barbiers ! »

La chievre adonc respondit : « A estal[24]
Singes et loups ont ceste loy trouvée,
Et ces gros ours du lion curial,
Que de no poil ont la gueule estoupée[25],
Trop souvent est nostre barbe coupée
Et nostre poil[26], dont nous avons plus froit ;
Rere[27] trop pres fait le cuir estre roit[28] ;
Ainsi vivons envix[29] ou voulentiers :
Vive qui puet : trop sommes à destroit[30] :
Pour ce, vous pri, gardez-vous des barbiers ! »


  1. Cette remarquable pièce est une satyre politique dont le sens est des plus transparents. Les puissants oppresseurs de la société féodale sont ces « barbiers » auxquels s’adressent les plaintes et les malédictions des interlocuteurs, véritables personnages d’apologue.
  2. Plaine, du latin area.
  3. Extraite en creusant.
  4. Pour : se rencontrèrent.
  5. Rase.
  6. De trop prés.
  7. Voir note suivante.
  8. Collier, poitrail, parties du harnais.
  9. C’est-à-dire : la vache se plaignait qu’on eût mangé son veau.
  10. Ciseaux.
  11. Car il n’est pas juste de tondre trois fois l’an.
  12. Au.
  13. Tous les…
  14. Occidentaux. Allusion aux premiers conquérants des Gaules, et au temps où le système fiscal de la féodalité n’était pas encore établi.
  15. Eurent.
  16. Bétail.
  17. Contents, à leur aise.
  18. C’est-à-dire : les choses vont bien autrement.
  19. Rien ne reste pendu au croc (en fait d’instruments de travail).
  20. Le labourage manque, est urgent.
  21. Il ne faut plus tarder. Rée vient de réer, vieille forme qui a le sens d’enrayer.
  22. Et pourtant tout le monde doit labourer.
  23. En attendant, les peaux font la joie des pelletiers, qui jetteraient pourtant de beaux cris si on les écorchait.
  24. C’est pour l’étable que ce régime a été imaginé par les singes, les loups et les gros ours (officiers) du lion de la
    cour (le roi)
  25. Pleine, obstruée.
  26. Ce qui fait que…
  27. Raser.
  28. Roide.
  29. C’est ainsi que nous vivons, à contre-cœur ou de bon gré.
  30. Dans la détresse.