Une campagne sur les côtes du Japon/Introduction

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UNE CAMPAGNE
SUR LES
CÔTES DU JAPON.




Le 5 avril 1863, la frégate la Sémiramis, sur laquelle nous étions embarqués, appareillait de la baie de Tourane et laissant derrière elle les hautes montagnes de l’empire annamite, se dirigeait vers les côtes de la Chine.

Deux mois auparavant, une insurrection avait éclaté tout à coup dans les provinces de la basse Cochinchine, récemment conquises par nos forces réunies à celles de l’Espagne. Instruit du danger qui menaçait la stabilité de notre nouvelle conquête, le contre-amiral Jaurès avait quitté Shang-haï pour se rendre à Saigon, avec la Sémiramis sur laquelle flottait son pavillon, la frégate la Renommée qui se disposait alors à rentrer en France, et quelques compagnies du 3e bataillon d’infanterie légère d’Afrique qu’il avait en Chine à sa disposition. L’arrivée de ces renforts avait permis au corps expéditionnaire de reprendre partout l’offensive. Après une courte campagne qui avait suffi pour tout faire rentrer dans l’ordre, l’amiral s’empressait de rallier la station dont il avait le commandement.

Nous arrivâmes à Hong-Kong le 8 avril. En décembre 1862 nous avions trouvé sur cette rade une nombreuse flottille de navires de guerre anglais ; le contre-amiral Kuper, qui en avait le commandement, avait alors l’intention d’y passer la saison d’hiver, à l’abri des épidémies meurtrières du nord de la Chine, dont son équipage avait reçu, l’automne précédent, une assez rude atteinte ; mais un ordre de l’amirauté lui avait enjoint, en février, de se rendre immédiatement au Japon. De nombreux attentats commis dans ce dernier pays contre des sujets anglais, résidents des ports ouverts au commerce, avaient ému l’opinion publique en Angleterre et décidé le gouvernement à y envoyer des forces. Le ministre de Sa Majesté britannique était chargé, dès leur arrivée, d’exiger des réparations du gouvernement de Yedo, et dans le cas où ce dernier se refuserait à les accorder le contre-amiral Kuper aurait à l’y contraindre par l’emploi de mesures coercitives.

Nous ne restâmes à Hong-Kong que le temps nécessaire aux ravitaillements, et, remontant les côtes de Chine contre les derniers souffles de la mousson du nord-est, nous jetâmes l’ancre le 17 avril à Woosung, à l’embouchure de l’immense fleuve du Yang-tse-Kiang et à quelques milles de Shang-haï. L’amiral fit aussitôt débarquer les trois cents soldats du 3e bataillon d’infanterie légère d’Afrique que nous avions ramenés de Cochinchine et qui reprirent, dans cette dernière ville, leur garnison habituelle[1].

Un courrier arriva à ce moment même du Japon, nous apportant de ce pays de graves nouvelles. L’escadre de l’amiral Kuper, réunie dans la baie de Yedo, allait, dit-on, ouvrir les hostilités à l’expiration d’un délai tirant à sa fin, sans que les Japonais eussent encore accédé à une seule des demandes formulées. Ces derniers semblaient se disposer à la résistance, et les plus sérieux dangers menaçaient la colonie européenne de Yokohama. La gravité de ces nouvelles et l’importance de la question qui allait probablement se décider engagèrent l’amiral Jaurès à ne pas différer son départ pour le Japon. La tranquillité dont jouissaient la ville de Shang-haï et les autres comptoirs de la Chine rendait suffisante la présence sur ces points des autres navires de la division, petits bâtiments propres à la navigation des fleuves et des côtes. D’autre part, dans les eaux de Yokohama, un seul navire français, la corvette à vapeur le Dupleix était resté à l’ancre depuis l’automne précédent, chargé actuellement de prêter son appui moral et, au besoin, un refuge au personnel de notre légation et à nos nationaux, déjà nombreux dans ces parages[2].

Sortis de Woosung le 22 avril, nous aperçûmes, deux jours après, les hautes montagnes et les pics volcaniques de l’île Kiousiou. Le 26 au soir nous jetions l’ancre en rade de Kanagawa au milieu d’une imposante réunion de navires de guerre appartenant à diverses nations ; nous apprenions avec satisfaction que la crise n’avait pas encore éclaté et que les amis nombreux de la paix ne désespéraient même pas de voir reculer la guerre, dont le premier effet allait être d’arrêter immédiatement les transactions commerciales, et peut-être de faire évacuer le pays en toute hâte.

Telle fut notre première apparition au Japon, pays nouveau pour l’Europe, tout récemment ouvert aux nations étrangères et qu’avaient encore à peine fait connaître les récits des premiers arrivants. Nous avions recueilli ces récits, dont les auteurs parlaient d’une civilisation avancée, d’une organisation politique singulière, d’un état social rappelant notre féodalité du moyen âge. À l’intérêt développé par ce curieux spectacle allait bientôt se joindre celui des événements prenant naissance, au début de l’année 1863, d’une situation extrêmement tendue et d’une complication progressive des rapports politiques.

C’est le récit de ces événements, où furent engagés le drapeau et les intérêts de la France, que nous avons entrepris d’écrire. Il nous a semblé, toutefois, que quelques mots sur l’histoire et l’organisation de ce pays et sur les incidents qui s’y étaient déroulés depuis son récent contact avec les nations étrangères étaient nécessaires à l’intelligence des faits contemporains. C’est donc par là que nous commencerons ; laissant, pour le moment, les divisions française et anglaise mouillées dans la baie de Yedo, nous prendrons le Japon à l’époque, éloignée de trois siècles, où, pour la première fois, il apparut aux navigateurs venus de l’Occident.

  1. Depuis l’expédition de Chine, les forts de Takou et quelques autres points du littoral sont restés occupés par de petites garnisons anglo-françaises. La garde de ces points est une garantie de l’exécution des traités, et met les établissements étrangers à l’abri de ces rebelles Taïpings dont les armées occupent encore une partie de l’empire chinois. Les expéditions entreprises au printemps de 1862 par le vice-amiral Hope et le contre-amiral Protais ont éloigné de Shang-haï et de Ning-pô ces turbulents voisins ; des corps anglo et franco-chinois, commandés par des officiers européens, ont repoussé peu à peu les Taïpings sur la province de Nankin. Cette ville, le principal boulevard et la résidence habituelle de leurs rois est tombée récemment entre les mains des impériaux.
  2. Le nombre de nos nationaux dans les ports de la Chine et du Japon, très-faible dans le principe, s’accroît de jour en jour. Il ne faudrait pas, pour l’évaluer, prendre le mouvement de notre marine marchande dans ces parages ; celle-ci ne fait presque pas d’armements pour les mers de Chine, et cependant les rares capitaines qui s’y aventurent avec leurs navires se félicitent des grands bénéfices qu’ils y font en une campagne.