Une certaine manière d’arranger l’Histoire

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Une certaine manière d’arranger l’Histoire



Un jour que M. Frantz Funck-Brentano se promenait avec M. Henri Pirenne à Bruges, « au bord des canaux tranquilles », l’éminent historien belge lui exprima son admiration pour la monarchie française, dont « le développement continu s’est fait par l’action des forces vives que cette institution avait en elle, indépendamment de la valeur de ceux qui, d’âge en âge, l’ont personnifiée ». Ces paroles « frappèrent » M. Brentano. Il se mit donc à « réunir les éléments utiles à écrire une histoire de l’institution royale en France » : Il vient de nous donner ses conclusions dans un livre : l’Ancienne France ; le Roi.



M. Brentano ne s’arrête pas aux deux premières races de nos rois, les Mérovingiens et les Carolingiens. « La monarchie carolingienne a été une royauté militaire, dit-il, un gouvernement de conquérants intérieurs, si l’on peut s’exprimer ainsi… La monarchie capétienne, au contraire, a coordonné les éléments vitaux du pays, éléments dont elle s’est elle-même formée. » Je comprends mal plusieurs des termes employés dans cette antithèse ; mais je vois bien que l’écrivain voudrait creuser une démarcation nette et profonde entre notre seconde et notre troisième dynastie. Or, rien ne ressemble tant au dernier carolingien que le premier capétien. Leurs chancelleries parlent le même langage ; tous les deux se disent reges semper augusti. Les hauts officiers, domestici et ministres des capétiens sont d’origine carolingienne et même mérovingienne ; et longtemps avant l’avènement de Hugues Capet, le palatium des rois recevait la visite de barons et d’évêques, escortés de leurs vassaux et serviteurs.

Si donc M. Brentano croit que la troisième race de nos rois fut l’inventrice, par une grâce spéciale, d’un régime nouveau, il se trompe.




M. Brentano a raison de dire que le pouvoir royal a ses origines dans l’autorité paternelle ; mais il aurait dû ajouter que cette autorité n’est pas la source unique de ce pouvoir, car il procède aussi d’Israël et de Rome, de David et de César ; des invisibles et des impondérables se mêlaient et se confondaient en la mystique puissance de la royauté. Mais il importait, comme on verra par la suite, que le roi de M. Brentano fût un père de famille tout simplement.

En d’agréables pages, M. Brentano décrit le « ménage de la royauté ». Le roi, la reine et leurs enfants, leurs neveux et cousins – Messeigneurs du sang – et les domestici vivent ensemble dans l’intimité de la « mesnie du roi » ; et la reine tient ce grand ménage.

C’est une vie délicieuse. Les jeunes filles de la mesnie s’éveillent en « la chambre des pucelles ». Elles arrangent leurs cheveux à « la heaumière » avec des « branches de porcs-épics ». Les voici maintenant chez la reine, assises autour d’elle, par terre, sur des « coutes-pointes ». Elles sont coiffées de chapels de fleurs — un bandeau tissé d’or, « le cercelet d’orfroi », couronne le front de la reine. Reine et jeunes filles « ouvrent » des courtines, des aumônières ou des baudriers, en chantant des chansons qu’on appelle « de toile », parce qu’on les chantait en cousant.

Les grands-officiers font leur métier de serviteurs. Le sénéchal ordonne d’allumer le feu pour le repas, de mettre la table et de « corner le laver », c’est-à-dire d’annoncer à son de cor qu’il est temps de se laver les mains, le repas étant servi. Il découpe la viande du roi ; le repas achevé, il fait « torcher les escuelles ». Le connétable achète les chevaux du roi et tient propres ses écuries. Le bouteiller présente la coupe au roi et à la reine ; il a soin de leurs « bouteilles », et il garde les hanaps, afin que personne ne puisse les voler… que nus nes puet ambler.

Ces domestiques sont des ministres, la distinction n’étant point faite entre le service public et le service privé. Ils assistent le roi en ses fonctions, qui sont de manger, boire, monter à cheval et gouverner. Le sénéchal, qui découpe la viande du roi, est aussi le principal ministre, « grand et souverain maître de France » ; le connétable, gardien des écuries, commande les armées ; le bouteiller, torcheur d’écuelles, préside la Chambre des comptes.

Ces domestici forment le Conseil du roi. À de certains jours, le conseil se grossit du cortège des évêques et des barons, et c’est la Cour plénière. À d’autres jours, grandement élargi, il devient les États-généraux. Les États-généraux, c’est toute la famille réunie autour du roi.


Cette pittoresque description est vraie — à peu près, mais pour un temps — et qui ne dura guère. Or, le livre de M. Brentano s’intitule le Roi, non par le roi du moyen âge, mais le roi tout court ; et ce roi régna jusqu’en 1792 ; il ne s’appelle pas seulement saint Louis ou Charles V, ou Louis XII ; il s’appelle aussi François Ier et Louis XIV ; même, lorsqu’on me dit le roi tout court, c’est au grand Roi que je pense. M. Brentano a-t-il donc oublié de penser à Louis XIV ? Nullement :

« Les grands ministres du dix-septième siècle, les Sully, les Richelieu, les Colbert, les Louvois continuent très exactement, conformément au caractère primitif de leurs charges, à s’occuper d’affaires domestiques. Ils continuent d’être des domestiques. »

La preuve, c’est que Louis XIII entretient Richelieu de l’humeur d’Anne d’Autriche et du plaisir qu’il éprouve à fréquenter Mlle d’Hautefort, et que Colbert va chercher Mlle de La Vallière au couvent de Chaillot « pour lui faire entendre raison, s’il est permis de s’exprimer ainsi », écrit M. Brentano spirituellement.

Je me suis demandé si M. Brentano voulait rire, puisqu’il est spirituel ; mais j’ai commencé à comprendre qu’intitulant son livre le Roi, il était bien obligé de chercher des analogies entre des temps différents, et d’ouvrir, comme a dit Pascal, « de fausses fenêtres par symétrie ».




La preuve, affirme M. Brentano, que le pouvoir royal est bien celui d’un père de famille, c’est que le roi n’a pas besoin de faire des lois.

« Quant à un pouvoir législatif, il n’y en a pas. Un père ne fait pas de législation au sein de sa famille… Les Mérovingiens légiféraient ainsi que les Carolingiens… Les Capétiens ne légifèrent plus… Les ordonnances du roi quand elles entrent dans les mœurs, deviennent coutumières, mais la coutume ne les admet-elle pas ? elles n’ont qu’un effet passager… Et les Capétiens ne légiféreront pas jusqu’à la Révolution… »

Mais qu’est-ce donc que tant d’ordonnances, qui emplissent les in-folio d’un recueil énorme, ordonnances dont plusieurs furent écrites après délibérations d’assemblées d’États-Généraux ou de notables ? Qu’est-ce que l’Ordonnance civile, et l’Ordonnance criminelle, et l’Ordonnance du commerce, et le Code noir, sinon des Codes écrits au temps de Louis XIV, et dans le beau style de ce temps ?

Il est vrai, ces lois furent obéies imparfaitement. Mais les capitulaires carolingiens ne le furent pas mieux, pas même ceux de Charlemagne au temps de sa plus grande puissance. Et c’est une hardiesse énorme, de prétendre que les Capétiens n’ont jamais « légiféré ».



Le principal intérêt de ce livre est que la surprise du lecteur s’accroît de page en page :

« Quant… à s’occuper de l’administration, de la levée et de la perception des impôts, ce n’était pas l’affaire du roi et il ne s’en mêlait pas… »

M. Brentano donne sa preuve, car il n’avance rien qu’il ne prouve. « La perception des impôts indirects, dit-il, est entre les mains des fermiers généraux, fastueux bourgeois, indépendants du pouvoir. » C’est vrai. Mais n’existait-il pas un impôt qu’on nommait « la taille » ? Et cet impôt n’était-il pas le plus considérable revenu de l’État ? Il était réparti et levé par des officiers propriétaires de leurs charges, mais sous la quotidienne surveillance des intendants et de leurs délégués, et du Contrôleur général. La correspondance de Colbert, insistante, inquiète, rageuse quand il parle – et il ne se passe peut-être pas un jour sans qu’il en parle – de la répartition, de l’assiette, et de la collecte de la taille, proteste contre ce paradoxe : « Le roi ne se mêlait pas de la répartition et de la levée des impôts. » M. Brentano n’ignore pas ces faits, je pense ; il a voulu les ignorer ; la taille, qu’il nomme à peine, et l’intendant qu’il ne nomme pas plus souvent, le gênaient. Il les a escamotés. Passez, taille ! Intendant, passez !

« Les impôts une fois recueillis, poursuit M. Brentano, le souverain n’en disposait pas à son gré. Chaque recette avait son emploi déterminé. Le roi veut-il consacrer à des dépenses personnelles une partie des fonds qui ne doivent pas être mis à sa disposition, il se heurte à une foule d’obstacles, broussailles infranchissables, où il s’embarrasse et se perd : ce sont les Chambres des comptes qui font des remontrances, les Cours souveraines qui refusent d’enregistrer… »

Eh oui ! dans un temps. À la Chambre des comptes — Camera compotorum — une certaine armoire enfouissait les mandements royaux refusés par Messieurs de la chambre — Chartæ refutatæ. — Et ce fut le bon temps. Mais quel roi, à partir du seizième siècle, où commença, comme a dit Brantôme, « la grande bombance », se trouva jamais gêné dans ses « dépenses personnelles » ? Qui croirait, à lire ces lignes de M. Brentano, que, si le roi n’avait pas violé toutes les règles sages de la royauté primitive, si, en particulier, ce prodigue ne s’était pas soustrait au conseil judiciaire qu’il s’était donné à lui-même, s’il n’avait interdit tout contrôle au moyen de ces ordonnances de « comptant », par lesquelles il dépensa des milliards, il régnerait encore, ce roi et il s’appellerait Philippe IX, ou Charles XIV, ou Louis XX ? Et nous serions ses loyaux serviteurs et sujets.



« Libertés et franchises », voilà pour un chapitre un nom très noble. C’est si bon, des libertés, et si beau, des franchises et le pouvoir de dire de temps en temps : « Non ! » Et certes nous manquons aujourd’hui de maintes libertés et franchises. Mais voyons quelles libertés et franchises célèbre M. Brentano ; des provinces s’opposent à la construction du canal de Languedoc ; elles ne permettent pas l’établissement de douanes à la frontière de France, — mais elles maintiennent tant qu’elles peuvent les douanes intérieures et elles interdisent la libre circulation des grains dans le royaume ; — de la ville de Saint-Malo, Richelieu obtient avec peine la permission de construire dans son port les galères dont il a besoin pour sa guerre contre l’Angleterre ; — les parlements acceptent, modifient ou rejettent les ordonnances, chacun comme il l’entend ; — la noblesse sert aux armées comme il lui plaît : « Sert qui veut », dit M. Brentano ; en effet, l’an 1635, au moment où l’on est aux prises avec l’ennemi et même envahi par lui, huit ou neuf cents « chevaux de noblesse » désertent malgré « harangues, promesses, flatteries et menaces » ; la Bourgogne et la Franche-Comté refusent, en vertu de leurs libertés, de recevoir dans leurs villes les garnisons du roi ; aussi, « deux années durant, des contrebandiers sillonnent ces provinces, prennent les villes d’assaut, se font servir des vins d’honneur sur les places publiques et mettent les contrées en coupe réglée », etc. etc.

Vous croyez sans doute que M. Brentano va exprimer quelques regrets, à propos d’effets évidemment fâcheux des vieilles libertés et franchises ; vous ne le connaissez guère :

« Telle est, dit-il, la multiplicité des libertés et franchises dont les sujets jouissent vis-à-vis du pouvoir central que dans ses prisons même ils en étaient indépendants ».

Voici comme toujours les preuves en abondance : un certain Chevalier, enfermé à For-l’Évêque pour distribution de faux billets de loterie, a dans sa chambre ses presses, ses planches et ses burins, et il continue à fabriquer de faux billets ; ses camarades se distrayent à le regarder travailler ; — un certain Saint-Louis, dit Legrand, est incarcéré « parce qu’on avait découvert le commerce auquel il se livrait, lequel consistait à fournir des filles à des gentilshommes, à des fermiers généraux et à de riches Anglais » ; ce Legrand, à For-l’Évêque, continue son métier, au profit des prisonniers ; — une dame de Coade, punie comme tenancière de jeux prohibés, donne à jouer au pharaon, jeu prohibé ; du dehors, des gentilshommes, des officiers et des femmes de procureurs, viennent chez la dame et ils tiennent des propos galants et mondains.

Pour le coup, M. Brentano prévoit que nous allons nous récrier ; il se récrie pour nous : « Tout cela, dira-t-on, est insensé » ; mais il réplique : « Tant il est vrai que nous ne comprenons plus ce qui faisait les mœurs et les idées du vieux temps ! » Il ne nous permet pas de supposer qu’il ait voulu s’amuser un moment à nous pincer sans rire : « C’est bien à dessein dit-il, que nous employons ces mots : franchises et libertés. »

Or, on s’attendait à trouver en ce chapitre, où l’auteur, à plusieurs reprises, parle d’« indépendance locale », ces formes d’indépendance qu’étaient les franchises municipales et les franchises provinciales ; c’était évidemment l’essentiel du sujet : mais à peine M. Brentano nomme-t-il les villes et les assemblées provinciales. Évidemment il n’a pas voulu s’exposer à raconter comment, par quels moyens — desquels beaucoup furent vilains, très vilains, odieux même — les rois réduisirent au néant, sous le mensonge d’apparences conservées, les franchises et libertés des communes et des provinces ; ce qui fut pour la France un très grand mal dont elle souffre encore aujourd’hui et dont elle souffrira sans doute encore longtemps.




M. Brentano ne veut absolument pas que le roi de France ait été un despote. Il cite ce mot de Louis XV : « Si j’étais lieutenant de police, j’interdirais les cabriolets ». D’autre part, il rappelle que ce roi ayant eu la fantaisie de s’intéresser aux affaires étrangères, recourut aux ruses d’une diplomatie secrète. Et ce serait un despote, ce roi-là ! Mais voici qui est convaincant et décisif ; Mercy-Argenteau écrit à Kaunitz : « Ce qui est une absurdité à dire, et qui cependant n’est qu’une trop grande vérité, c’est que le roi a très peu de crédit dans les affaires de l’État. » Ainsi un mot spirituel de Louis XV, et les caractères et défauts particuliers de ce prince et de son successeur Louis XVI servent à démontrer que le roi ne peut rien dans le royaume.



Mais ce roi, qui ne s’occupe ni de législation, ni de finances, ni d’une administration quelconque, ni d’affaires intérieures, ni d’affaires extérieures, qu’est-ce qu’il fait donc sur la terre de France ? M. Brentano répond : il exerce « le pouvoir absolu ». Mais que peut bien être un pouvoir absolu sans fonction ? Il a une fonction, affirme M. Brentano : « La France, avec ses libertés et ses franchises, avait besoin — puisque aussi bien elle formait un corps de nation — d’un pouvoir central qui fût, dans la pensée de tous, un pouvoir absolu ; sans lui, la nation se serait désagrégée. » Donc, si je comprends bien, la fonction du roi était de maintenir à la fois les libertés et franchises et l’intégrité de la nation. Mais par quels moyens ? En voici un, que vous n’attendiez pas. M. Brentano a démontré plusieurs fois que l’on a fort abusé contre l’ancien régime des lettres de cachet : en quoi il a eu raison ; mais il veut aujourd’hui avoir trop raison vraiment. Après avoir affirmé, d’après Malesherbes, que la lettre de cachet était le seul moyen que le roi possédât de faire connaître et valoir son autorité, il ajoute : « Cette autorité était dans l’ancienne France la condition de la liberté. » Ainsi c’est « grâce aux lettres de cachet que les Français de l’ancien temps ont pu jouir de ces franchises et libertés — perdues pour leurs descendants — dont nous avons essayé de tracer rapidement le tableau ». C’est, avoue M. Brentano, une « conclusion en apparence paradoxale, mais dont la justesse prendra son relief à la réflexion ». Or, j’ai eu beau réfléchir ; je n’ai pas vu se lever ce « relief ».

La conception du roi père de famille, usant de son autorité absolue pour garder à ses enfants leurs libertés et franchises, est toute nouvelle. Mais se peut-il que M. Brentano ignore que depuis les temps modernes et, même auparavant, l’effort de la royauté fut continu contre ces mêmes libertés et franchises ? Non. M. Brentano sait très bien qu’il y a des différences entre les temps ; il le dit par endroits, mais en passant vite, très vite : « Assurément des réformes s’opéraient car la monarchie s’acheminait progressivement vers la centralisation et l’administration modernes. » Même, il confesse que « si le mouvement de pénétration du pays par l’autorité centrale… avait eu le temps de prendre de la force et de se développer, les troubles de la Révolution ne se seraient pas produits ». Aveu grave, qui, en quatre lignes, détruit tout la thèse de M. Brentano.




Sur les causes, si diverses, si nombreuses de la Révolution, l’écrivain s’explique en de brèves obscurités. Il n’est préoccupé que de faire finir en beauté l’ancien régime.

« D’une masse, l’édifice va s’effondrer. Mais avant de tomber, comme elle le fit sans défense — car elle était constituée de telle sorte qu’elle ne pouvait ni ne devait se défendre, — la royauté allait encore joindre une page à son histoire, où apparaîtrait d’une manière étrange et saisissante — et d’une manière touchante et émouvante aussi — la grande force morale que durant tant de siècles elle avait si magnifiquement représentée. »

Cette fin de chapitre m’intrigua. Cela fait bien, je sais, de terminer un chapitre par une énigme. L’attention du lecteur s’éveille. Le lecteur d’un roman-feuilleton, après qu’il a lu ces derniers mots sur le journal du jour : « Quelle était cette main ? Quelle était cette tête ? » cherche et rêve jusqu’au lendemain. Je me demandai : « Quelle était donc cette page que la royauté allait joindre à son histoire ? Je ne trouvai point de réponse ; je tournai le feuillet, et je lus le titre du chapitre XVIe et dernier : « la grande peur ».

La peur, qui en juillet 1789 courut par le royaume fut en effet « étrange et saisissante ». La France sembla en devenir folle. Tous les clochers sonnaient l’alarme. Les paysans fuyaient devant d’invisibles brigands. Des villes aussi s’épouvantèrent. Villages et villes prirent les armes. Les gardes nationales sortirent du sol secoué par ce tremblement. Les brigands, on ne les vit nulle part. Mais les villes armées reprirent par force leurs libertés que le roi avait confisquées ; les villages armés attaquèrent les donjons et brûlèrent les registres terriers, où s’allongeait le catalogue des droits et redevances à percevoir par les seigneurs sur leurs sujets ; après quelques semaines que dura cet étrange accès de tétanos, l’ancien régime était par terre. Tels furent les effets de « la grande peur ». Peut-être quelques vulgaires accidents, tels des pillages de marchés par des bandes d’affamés en furent-il la cause occasionnelle. Mais quels sentiments, produits de causes lointaines, troublaient, surexcitaient ces « peureux » devenus révolutionnaires ? Et qui peut se flatter de connaître tous les mobiles d’une action si confuse ? Qui ? M. Brentano. Si le peuple de France tout à coup prit les armes, des fusils, des fléaux, des faux et des torches, c’est parce qu’il apprit que la Bastille était prise, « l’autorité patronale » renversée, et que « le père de famille n’était plus là ».

« Issu du père de famille, le roi était demeuré dans l’âme populaire, instinctivement et sans qu’il s’en rendît compte, le père auprès duquel on recherche soutien et abri. Vers lui, à travers les siècles, s’étaient portés les regards dans les moments de détresse et de besoin.

» Et voici que brusquement, par le violent contrecoup de la prise de la Bastille cette grande autorité patronale est renversée. Et c’est, parmi le peuple de France, un malaise, un effroi vague, irréfléchi. Oh ! les rumeurs sinistres ! Les brigands !… Et le père de famille n’est plus là !

« La grande peur est la dernière page de l’histoire de la royauté en France ! Il n’en est pas de plus touchante, de plus glorieuse pour elle… »




Ainsi s’achève l’Ancienne France — le Roi.

De ce livre, il fallait parler ; des bizarreries qui s’y rencontrent appartiennent en propre à M. Frantz Funck-Brentano, expert en l’art d’étonner, ou même, puisque l’Académie française a permis l’usage de ce terme, d’épater le monde ; mais le livre témoigne d’un état d’esprit assez répandu aujourd’hui, l’état d’esprit régressif.

M. Funck-Brentano, lui, ne croit pas au retour vers le passé. Il nous prédit pour notre avenir la « tyrannie », et il souhaite que du moins s’ouvre à l’essor de la France un siècle des Antonins. Mais composer, arranger, au moyen de traits arbitrairement choisis, la physionomie presque divine d’un roi père de son peuple, s’attendrir sur cette paternité, effacer, de l’ancien régime, les taches et les laideurs pour n’en montrer que les très certaines beautés, c’est ne pas déplaire à ceux qui ne veulent voir dans notre temps que les laideurs et rêvent des restaurations impossibles. Glorifier le passé devient une mode élégante, engageante. Mais il faut avertir ceux qui la suivent que, s’il est utile et juste de défendre notre histoire d’avant la Révolution contre les calomnies dont elle fut si souvent insultée par des ignorants ou des fanatiques, c’est compromettre la cause de la vieille France que de la plaider, comme vient de faire M. Brentano, avec un mépris si audacieux de la vérité.

En somme, il est regrettable que M. Frantz Funck-Brentano ait rencontré M. Henri Pirenne à Bruges, « au bord des canaux tranquilles ».

Ernest Lavisse.