Une cité grecque des temps héroïques - Mycènes et ses trésors

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Une cité grecque des temps héroïques - Mycènes et ses trésors
Revue des Deux Mondes3e période, tome 27 (p. 866-890).


UNE
CITÉ GRECQUE
DES TEMPS HÉROÏQUES

MYCÈNES ET SES TRÉSORS

Mykenœ. — Bericht ueber meine Forshungen und Entdeckungen in Mykenœ
und Tiryns, von Dr Heinrich Schliemann. Leipzig, 1878.

L’archéologie a cela de remarquable qu’on ne se croit pas absolument obligé d’être savant pour s’en occuper. Bien des gens s’improvisent archéologues sans avoir fait de ces études d’ensemble qui sont le préliminaire indispensable de toutes les autres sciences. Et cependant que de connaissances ne faut-il pas avoir accumulées pour pénétrer dans le secret des anciennes civilisations ! Ce sont certes des savans et de premier ordre, les écrivains qui, au moyen des monumens épargnés par le temps, ravivent les souvenirs effacés de la vie de nos ancêtres, et reconstituent les sociétés des premiers âges du monde. Quelle était l’existence des hommes qui nous ont précédés sur la terre ? comment étaient-ils vêtus ? quelles étaient leurs demeures ? quelles industries savaient-ils exercer ? de quels instrumens se servaient-ils pour la chasse, pour la pêche, pour la préparation de leurs repas ? quels étaient leurs moyens d’attaque et de défense contre les bêtes sauvages et contre leurs semblables ? par quels efforts et à la suite de quelles influences sont-ils sortis de la barbarie ? Répondre à ces questions, c’est décrire les phases de la civilisation humaine, et c’est à cela que doit tendre l’archéologie. Ainsi comprise et généralisée, elle se confond presque avec l’histoire, et, autant que toute autre science, elle est digne de concentrer l’attention d’un grand esprit. Mais ces hautes visées sont le privilège d’un petit nombre. À côté de l’archéologue savant, qui approfondit, compare et quelquefois explique, il y a l’archéologue qui se borne à étiqueter, à classer, tout au plus à publier des descriptions. Point n’est besoin d’être un Pic de la Mirandole pour décrire des tessons de poterie et des haches de silex. On se cantonne d’emblée dans un cercle étroit de recherches, et si l’on est consciencieux, on peut fournir de précieux matériaux et rendre de vrais services à la science, tout en y restant soi-même à peu près étranger. L’accès facile de cette sorte d’archéologie en explique le succès : elle offre des débouchés nouveaux aux gens du monde qui jadis n’avaient d’autre ressource que de traduire Horace ; elle fait des prosélytes parmi les millionnaires amis de l’étude et désirant forcer la porte des académies de province. Ces derniers ont même sur tous les autres un avantage, car l’argent n’est pas seulement le nerf de la guerre ; avec de l’argent pour faire exécuter des fouilles et de la chance pour ne point passer à côté des trésors sans les voir, on parvient vite à la célébrité.

Ces deux conditions n’ont pas manqué à M. Schliemann. Quant à la science, il y aurait irrévérence à la contester à un docteur allemand. On a raconté ici même[1] ses fouilles en Troade, sur le plateau de Hissarlik, qu’il disait être l’Ilion d’Homère. En échafaudant de fragiles hypothèses, il prétendit avoir retrouvé les bijoux d’Hélène et le palais de Priam. Le fait certain, c’est qu’il avait découvert de riches trésors du plus haut intérêt scientifique parmi les ruines d’une antique cité. — Mis en goût par ce succès, M. Schliemann a voulu explorer le pays des vainqueurs comme il avait fait celui des vaincus. Il se rendit en Argolide, à Mycènes, capitale des Grecs confédérés sous le sceptre d’Agamemnon, centre politique et militaire de la Grèce homérique. Ici du moins nul ne viendra dénier l’identité des ruines au milieu desquelles il a pratiqué ses fouilles : des murailles énormes ont marqué depuis plus de trois mille ans l’emplacement de Mycènes. On verra comment en quelques mois une merveilleuse collection d’objets précieux a été déterrée, qui fait aujourd’hui le plus bel ornement des musées d’Athènes.

I.

Il y a quelques années, lorsque nous avons visité Mycènes, les fouilles de M. Schliemann n’en avaient pas encore popularisé le nom ; mais les touristes amateurs de l’antiquité n’auraient pas voulu passer en Grèce sans y faire un pèlerinage. La voie de mer est celle que l’on suit habituellement pour aller d’Athènes en Argolide. On s’embarque au Pirée, où mouillent, parmi les tartanes et les sacolèves, quelques steamers de la compagnie hellénique de navigation. Celui qui ne connaît que l’Atlantique ou la Manche, aux horizons brumeux et ternes, aux rives pâles de sable ou de craie, ne peut se figurer tout le charme d’une traversée dans l’archipel. Le ciel est de ce bleu intense et profond que les hommes du nord n’ont jamais vu : la mer, sous le feu des rayons du soleil, revêt cette nuance d’un violet foncé qui la faisait si justement comparer par Homère à la couleur des vins épais de l’Orient. Le navire glisse doucement sur cette nappe à la fois brillante et sombre, que ride à peine un souffle tiède, et d’agiles dauphins bondissent à la poupe dans le long sillage argenté. Rien d’effrayant dans cette mer, où l’on ne perd pas de vue les rivages : on contourne des terres surmontées de monts aux silhouettes gracieuses, aux chaudes couleurs, où chaque vallon et chaque pic rappelle par un nom harmonieux les souvenirs de l’ancienne Grèce, légende, histoire ou poésie.

Les rayons obliques du soleil levant éclairent l’acropole d’Athènes quand nous quittons les bassins du Pirée, et l’Attique se déroule derrière nous, les sommets inondés de la lumière rose du matin, tandis que la plaine est encore dans l’ombre. Chacune des terres que nous côtoyons successivement a eu ses jours de grandeur et de gloire. C’est d’abord Égine, où se dresse la belle colonnade du temple de Minerve, qu’ornaient jadis les guerriers de pierre aujourd’hui à Munich, le plus ancien chef-d’œuvre du ciseau grec ; — c’est Calaurie, dont le sanctuaire dédié à Neptune attirait les dévots de la Grèce entière ; — c’est la côte de Trézénie, à laquelle les arbousiers aux baies rouges, les orangers, les oliviers, les pins donnent l’aspect enchanteur d’une oasis ; — c’est Ilydra, ignorée dans l’antiquité, mais dont les hardis marins avaient déjà conquis l’indépendance quand le reste de la Grèce courbait encore la tête sous le joug des pachas turcs ; — c’est enfin le golfe d’Argos, que les hautes montagnes de Laconie bornent vers le sud. Les deux rives semblent se rapprocher jusqu’au moment où le navire s’arrête devant une ville assez misérable, au pied d’un fort escarpé, le fort Palamède, qui rappelle un des vieux héros des légendes d’Argos. Nous sommes à Nauplie.

Entourée de montagnes partout où elle ne confine pas à la mer, la plaine d’Argos est un type accompli de ces territoires fermés du côté de la terre, mais ouverts aux communications maritimes, où presque tous les anciens états de la Grèce ont pris naissance. Assez isolés les uns des autres pour rester indépendans, ils pouvaient pourtant échanger leurs produits et recevoir par la mer les influences civilisatrices des peuples orientaux. C’est à ces circonstances que l’Attique et l’Argolide, pour n’en pas citer d’autres, ont dû leur rapide accroissement. L’une et l’autre, la seconde surtout, ouvraient leurs ports aux trirèmes phéniciennes, et Hérodote nous montre Argos comme le plus ancien marché où Phéniciens et Hellènes commencèrent à se mêler. Mais, si les origines furent les mêmes, bien différent fut le développement des deux pays. Aujourd’hui encore, quelle opposition entre les ruines de la plaine du Céphise et celles de la vallée de l’Inachus ! quel contraste entre les impressions que l’on y ressent ! Athènes représente le génie hellénique dans toute sa fleur : on y vit au milieu des souvenirs de Platon, de Périclès et de Sophocle, en parcourant les jardins d’Académus ou la vaste esplanade qui s’étend devant la tribune du Pnyx, ou le théâtre merveilleux où l’on jouait les chefs-d’œuvre de la tragédie antique. L’acropole se dresse fièrement au-dessus de la plaine, couverte de ces monumens du siècle de Périclès qui sont une des gloires de l’humanité entière autant que de la Grèce. Et tout, jusqu’aux contours harmonieux des montagnes, paraît s’être concerté pour servir de cadre à ce roc aux puissantes arêtes, splendide piédestal fourni par la nature au plus admirable monument du génie des hommes : le Parthénon ! — En arrivant dans la plaine d’Argos, tout change. Ce n’est plus la Grèce classique, la Grèce de Sophocle, de Périclès, d’Aristophane, c’est la Grèce primitive chantée par les vieux aèdes, la Grèce héroïque que l’on voit revivre. Il y a même je ne sais quelle âpreté et quelle rudesse dans cette plaine pierreuse, environnée de sombres montagnes : c’est bien le cadre qui convient aux vieilles forteresses pélasgiques que nous allons visiter.

Argos n’est pas au bord de la mer : Nauplie lui servait de port dans l’antiquité comme de nos jours. Aujourd’hui une voie carrossable, chose rare en ce pays, unit les deux villes, en passant près des ruines de Tirynthe, la plus ancienne citadelle de la Grèce héroïque.

Un mamelon de roc surgit au milieu des terrains d’alluvions fluviaux et maritimes à la fois qui confinent au golfe d’Argos : de forme ovale, long d’environ trois cents mètres, et large de soixante à quatre-vingts, il était d’autant mieux approprié à devenir le siége d’une ville, qu’autrefois la mer venait en baigner la base. C’est là que fut fondée Tirynthe, dont la puissante enceinte, suivant les sinuosités du rocher, a survécu par sa propre masse aux nombreuses causes de destruction qui depuis plus de trois mille ans ont sévi contre elle. On ne peut se figurer ce que sont ces murailles titanesques, composées de blocs non taillés et amoncelés les uns sur les autres sans chaux, ni ciment, les plus gros équilibrés par de plus petits, et n’ayant d’autre cohésion que celle donnée par leur propre pesanteur. La hauteur et la forme varient suivant celles du rocher ; l’épaisseur est telle qu’on a pu ménager dans l’intérieur du rempart de longues galeries où les défenseurs de la place s’abritaient comme dans les casemates de nos forts, en même temps qu’ils épiaient les mouvemens de l’ennemi par les interstices des pierres. Une sorte d’instinct des lois physiques qu’ils ignoraient a conduit les architectes tirynthiens à donner à ces galeries la forme ogivale, de même qu’au moyen âge on appliquait les lois de la géométrie descriptive avant que Monge l’eût inventée. — Des poternes basses et également ogivales faisaient communiquer Tirynthe avec la plaine du côté de la mer ; mais la véritable entrée de la citadelle était du côté opposé. On se rend encore un compte exact de ce qu’était cette porte protégée par une tour, la première, disait-on, qui eût été bâtie sur le sol grec. En contournant la tour, les assiégeans devaient forcément présenter le flanc droit aux défenseurs, qui pouvaient les cribler de traits du côté où le bouclier ne les protégeait pas : on observe cette disposition dans un grand nombre de monumens de l’ancienne architecture militaire. Une fois la tour tournée et la porte franchie, l’ennemi n’était pas encore tout à fait maître de la place : un mur séparait en deux parties l’intérieur de la forteresse, et il fallait entreprendre un nouveau siége.

En arrivant en Argolide, M. Schliemann ne put résister au désir de fouiller le sol de Tirynthe. Les résultats de cette tentative furent médiocres, si ce n’est en dehors de l’enceinte, où on fit quelques trouvailles prouvant qu’à l’époque classique, après la destruction de leur forteresse, les Tirynthiens s’étaient fondé une ville ouverte au pied de leurs anciens remparts. Dans l’acropole, M. Schliemann fit creuser quelques tranchées, d’où furent tirés divers objets préhistoriques, poteries, amulettes, que nous retrouverons à Mycènes. Rien dans ces découvertes n’a permis d’apporter quelque lumière au problème que l’on se pose tout d’abord à la vue des murailles gigantesques de Tirynthe : comment les hommes ont-ils pu construire de pareils édifices, dénués comme ils l’étaient des engins puissans de la civilisation moderne ? Le temps a du être le principal auxiliaire des architectes pélasgiques. Il règne dans les sociétés primitives une intime solidarité entre les générations successives. On travaille volontiers sans espoir de voir jamais le couronnement de l’œuvre, comme faisaient les constructeurs de nos grandes cathédrales. Ce labeur incessant et opiniâtre de plusieurs générations s’acharnant au même ouvrage, c’est le secret de la construction des monumens énormes que les anciennes races humaines ont laissés sur toute la terre. Les Hellènes, dans les siècles postérieurs, étonnés à la vue de ces remparts, se refusaient à croire que de simples mortels eussent pu les élever, et les attribuaient aux Cyclopes. De là le nom de murailles cyclopéennes, sous lequel les murailles de Tirynthe et aussi celles de Mycènes sont connues jusqu’à nos jours. C’est à Tirynthe, la plus surprenante des deux villes et la plus ancienne aussi sans doute, qu’on avait placé la naissance d’Hercule, la personnification de la vigueur humaine.

La conservation des remparts de Tirynthe est due à l’impossibilité où se sont trouvés les paysans de les utiliser pour bâtir leurs maisons. Ce motif n’existait pas pour Argos, où l’antiquité n’a guère laissé de traces : des temples, on ne voit plus que quelques fûts de colonnes, du théâtre romain, il ne reste qu’une cavea taillée dans le roc, dépouillée de ses marbres. La citadelle elle-même, l’antique Larisse, n’a conservé des Pélasges, qui passaient pour l’avoir construite, que des soubassemens, surmontés de murailles du moyen âge. À l’époque où le Péloponèse était devenu une principauté franque avec Villehardouin, bail de Morée, puis prince d’Achaïe, les chevaliers français, partis sous prétexte de croisade contre les musulmans, s’étaient taillé des fiefs dans les domaines de l’empereur byzantin qu’ils avaient dépossédé. L’Argolide fut érigée en une baronnie dont la maison d’Enghien reçut l’investiture. Ce sont les barons français de Nauplie et Argos, comme on les appelait, qui ont réédifié l’ancienne Larisse, pour en faire le centre de leurs domaines. La forteresse porte encore la marque de son origine, ainsi que beaucoup d’autres en Grèce : c’est dans l’architecture qu’on retrouve les traces les plus visibles de cette glorieuse époque de notre histoire nationale où la féodalité française s’était implantée de toutes pièces en Orient, où l’on donnait des tournois sur l’acropole d’Athènes, où les douze hauts barons de Morée, vassaux du prince d’Achaïe, venaient discuter en langue française au parlement d’Andravida en Élide… La ville moderne d’Argos est une sorte de grand village, assez animé, dont la population masculine passe le temps dans les cafés à parler politique : un pallikare, à la taille cambrée, fier de son beau costume pailleté d’or et de sa blanche fustanelle flottante, considère le travail comme indigne de lui. Ainsi s’explique comment le sol est en friche dans la banlieue même des villes, et comment le pain est un aliment de luxe dans les campagnes grecques.

Nous quittons Argos à cheval, escortés de braves gendarmes qui, j’ai hâte de le dire, étaient les plus honnêtes gens du royaume. Ces malheureux portaient une vieille houppelande d’un blanc fané, ravaudée en maint endroit, et leur tenue, quelque peu débraillée, n’était pas sans ajouter du pittoresque à notre caravane. Je veux croire qu’ils ne nous ont préservés que de dangers imaginaires ; mais, pendant tout le temps que nous leur avons été confiés, ils ne nous ont pas quittés d’une semelle. Nous traversons un pays presque inculte faute de soins et faute d’eau. L’Inachos, qui répandait autrefois la fertilité, est en été un lit de cailloux desséchés, et un torrent impétueux pendant l’hiver. Devant nous des ruines commencent à se détacher sur le flanc abrupt de la montagne avec laquelle elles se confondaient d’abord : cette montagne, c’est le mont Eubœ, dont le nom fait allusion à de gras pâturages, remplacés maintenant par le roc : ces ruines sont celles de Mycènes, dont les grandes proportions se révèlent à mesure que nous approchons du village qui a remplacé sur les cartes modernes la ville de Pélops et d’Agamemnon.

Kharvati, assure-t-on, signifie ruines en langue turque. C’est une pauvre bourgade où la misère des paysans grecs apparaît dans toute sa nudité. Les maisons sont des huttes en torchis où bêtes et gens couchent pêle-mêle dans l’unique chambre qu’elles renferment. Grâce à la considération dont jouit notre drogman, nous trouvons un accueil empressé chez le papa, prêtre à barbe blanche, père d’une nombreuse lignée, qui se dépossède pour nous de sa modeste demeure. Le temps est beau : il couchera à la belle étoile avec sa famille, comme font volontiers les Grecs pendant les grandes chaleurs de l’été. Les naturels nous entourent en foule : c’est à qui nous rendra ou semblera nous rendre service, pour se donner des droits au bakchich, institution turque dont les Canaris et les Mavromichalis n’ont pu débarrasser leur pays quand ils ont expulsé les Ottomans. Ils sont bien quinze pour aider nos gens à desseller les chevaux et à étendre dans la chambre du papa les couchettes apportées d’Athènes. On nous offre de tous côtés des agneaux tout vivans, seul aliment que l’on trouve à peu près partout : l’un d’eux est immédiatement sacrifié, puis dépecé, rempli d’herbes aromatiques et empalé avec une longue perche qui servira de broche. On fait du feu avec des broussailles, et deux vieillards, gravement assis, font tourner l’agneau devant la flamme. Nous allons goûter au mets favori des brigands et des klephtes, à l’agneau à la pallikare, dont on nous réserve le dos, le morceau d’honneur, celui que Ménélas offrait à Télémaque son hôte dans son palais de Lacédémone.

II.

Le fondateur de Mycènes, d’après la tradition, a été Persée, dont les anciens chroniqueurs placent l’existence au XVIIe siècle avant l’ère chrétienne. Persée avait pour père Jupiter lui-même, ce qui revient à dire que les souvenirs humains ne remontaient pas au-delà. Plus tard la royauté mycénienne passa aux mains d’une famille asiatique, les Pélopides, dont le chef Pélops avait eu pour fils Atrée, frère de Thyeste et père d’Agamemnon. Avec ce dernier, nous sommes en pleine Iliade. Qu’y a-t-il de vrai dans ces traditions ? Nous ne chercherons pas à le savoir, certain que nous serions de n’y jamais parvenir. Quand on assiste à la formation des légendes qui se créent sous nos yeux, on est amené tout naturellement à révoquer en doute les récits que la tradition seule a perpétués. Il est manifeste que les faits sont promptement travestis dans les bouches des hommes, et souvent défigurés au point de devenir méconnaissables ; mais est-ce à dire qu’il n’y ait pas un grain de vérité dans les traditions de l’âge héroïque des Grecs, et spécialement dans celles qui se rapportent à la guerre de Troie ? Ce serait aller trop loin. Thucydide tenait pour un fait historique l’expédition des Grecs confédérés contre Priam. S’il est difficile au milieu des fables imaginées par les poètes de démêler la part de l’histoire, est-ce un motif pour en nier l’existence ? D’ailleurs les légendes solaires ou lunaires qu’on veut donner pour base aux récits homériques reposent sur des hypothèses bien fragiles, sinon sur des jeux de mots. On avouera qu’il est bien plus difficile de voir dans l’enlèvement d’Hélène une éclipse de lune, parce que le nom grec de la lune a quelque analogie avec celui d’Hélène, que de croire tout simplement à l’existence d’Hélène et au rapt dont elle aurait été victime. La manie du mythe a tout au moins le danger de remplacer l’improbable par l’invraisemblable. Et cela au profit de qui ? À coup sûr pas au profit de la vérité… Mieux vaut se reposer doucement sur le mol oreiller du doute. Et qu’importe que ces vieilleries soient mythe ou histoire, puisque Homère les a chantées !

Ce scepticisme facile, M. Schliemann est loin de le partager, et nous devons dire que sa confiance dans Homère et dans les traditions l’a merveilleusement servi. Encouragé par ses succès en Troade, il pensa que Mycènes devait avoir conservé quelque chose des richesses qu’elle avait possédées. On racontait dans l’antiquité que les Pélopides avaient apporté d’Asie d’immenses trésors. Homère qualifie la ville d’Agamemnon d’abondante en or, et Thucydide lui-même, le grave historien de la guerre du Péloponèse, mentionne cette vieille réputation d’opulence. Au fait, Mycènes avait beaucoup de raisons d’être riche. Ses rois n’étaient-ils pas les chefs de la Grèce et ne venaient-ils pas de ces rives du Pactole, dont le nom est resté jusqu’à nos jours le synonyme de richesse ? Enfin une tradition mentionnée par Pausanias plaçait à Mycènes le tombeau d’Agamemnon et de ses compagnons, massacrés dans un festin par Clytemnestre à leur retour de Troie. Trouver le tombeau d’Agamemnon, quel rêve pour un archéologue ! C’est sur ce dernier point que M. Schliemann concentra tous ses efforts.

Les écrivains anciens ne pouvaient pas lui fournir beaucoup de renseignemens. Plus illustre qu’aucune autre cité grecque dans la haute antiquité, Mycènes est presque oubliée aux âges classiques. Eschyle, toujours fantaisiste comme géographe, la confond avec Argos, où il place les scènes tragiques de l’Orestie. Beaucoup d’autres écrivains font la même confusion, et, quant aux historiens classiques, ils ne citent Mycènes que pour mentionner sa participation à la défense commune de la Grèce pendant les guerres médiques, et sa fin malheureuse en 468 avant notre ère. Argos, qui depuis le retour des Héraclides, c’est-à-dire l’invasion du Péloponèse par les Doriens, avait la suprématie dans les plaines de l’Inachus, Argos avait laissé une certaine autonomie à la ville d’Agamemnon. Mais l’envoi d’hoplites mycéniens à Platée et aux Thermopyles lui porta ombrage et la décida à se débarrasser à tout jamais d’une rivale que ses hautes murailles rendaient toujours redoutable. Les Argiens mirent le siége devant Mycènes, la prirent d’assaut et la saccagèrent. Les habitans furent dispersés dans les villes voisines, et le vainqueur n’épargna que les murailles cyclopéennes de l’acropole qu’il ne put détruire, ou auxquelles peut-être un sentiment de superstition l’empêchait de toucher.

Telle les Argiens laissèrent Mycènes, telle l’a visitée Pausanias au IIe siècle de notre ère, telle ou à peu près la voyons-nous encore aujourd’hui. À quelques pas au-dessus de Kharvati commence le vaste espace couvert de débris qu’elle occupait jadis. Une étude approfondie des lieux a fait reconnaître à M. Schliemann que la ville se composait de trois parties distinctes : l’acropole, ville sainte, entourée de murailles cyclopéennes, qui domine les deux autres, — une seconde ville fortifiée au-dessous de la première, — enfin un vaste faubourg ouvert. Il n’est guère vraisemblable que ces trois quartiers aient été fondés à la fois. Il a dû se produire à Mycènes ce qui s’est produit partout : c’est que, la première enceinte étant trop étroite, une partie de la population s’est fixée en dehors des remparts : plus tard on a cru devoir protéger ce premier faubourg par une enceinte, qui elle-même, à un moment donné, n’a pu contenir ses habitans. Alors s’est formée la ville basse et ouverte que M. Schliemann appelle le faubourg. Cependant l’architecture est partout la même, dans ce qui nous reste du moins. Ce sont partout de lourdes assises cyclopéennes, qui nous montrent que les trois parties de la ville coexistaient déjà dans la haute antiquité. C’est même en dehors de l’acropole que se trouvent les monumens souterrains connus sous le nom de trésoreries. Le plus remarquable, nommé la trésorerie d’Atrée, se rencontre à droite en suivant le sentier qui de Kharvati mène à l’entrée de l’acropole. Une avenue en ruines conduit par une pente rapide à une porte de pierre formée de deux énormes montans, sur lesquels repose un linteau colossal : au-dessus est une niche en triangle qui contenait sans doute un bas-relief détruit. Cette porte était d’ailleurs décorée de colonnes et d’autres ornemens enlevés par les Turcs, dit-on, à qui l’on attribue en Grèce tous les méfaits dont on ne connaît pas l’auteur. L’intérieur de l’édifice se compose de deux chambres : la première, circulaire et en forme de dôme, n’a pas moins de douze mètres de hauteur. À la lueur des fascines allumées par des habitans de Kharvati qui nous accompagnaient, il nous a été possible de constater le mode de construction du dôme qui n’a d’une voûte que l’apparence : les pierres sont disposées par assises annulaires horizontales, en encorbellement : au sommet, un simple couvercle occupe la place de la clé de voûte. L’intérieur était jadis luxueusement orné : les parois nues portent encore la trace des clous servant à fixer les plaques d’airain dont elles étaient revêtues. Le métal a naturellement été enlevé, mais l’existence de ce revêtement est d’autant moins douteux que nous savons par les auteurs anciens le goût des Grecs pour ce genre de décoration intérieure de leurs palais. Une seconde chambre plus petite et taillée dans le roc s’ouvre au fond de la première : on la prendrait volontiers pour une chambre sépulcrale. Nous ne pensons pas pourtant que la trésorerie des Atrides ait jamais eu d’autre destination que celle que lui attribue la tradition d’accord avec Pausanias. Malheureusement il n’y a plus trace des trésors qu’elle renfermait : elle est vide, et depuis bien longtemps sans doute. On raconte qu’un des derniers gouverneurs turcs, Véli-Pacha, grand amateur d’antiquités pour les vendre, y a trouvé de précieux objets d’or et d’argent, mais c’est douteux, et, en tout cas, ces trouvailles auraient été dispersées. — On connaît à Mycènes plusieurs autres monumens du même genre, dont un, situé auprès de la porte de l’acropole, a été exploré par Mme Schliemann, pendant que son mari dirigeait ailleurs ses recherches. Les débris qui en ont été extraits n’ont pas donné les résultats attendus : on n’y a guère trouvé que des objets provenant de ceux mêmes qui une première fois avaient fouillé le monument dans des intentions probablement moins pures que celles de Mme Schliemann. Le mode de construction de l’édifice se rapproche de celui que nous avons décrit, et l’âge présumé est le même.

Revenons au sentier que nous avons quitté un instant, et nous arriverons en quelques minutes à l’entrée de l’acropole. Le sentier suit en partie le tracé de l’ancienne voie qui, après avoir franchi un pont dont on voit les restes sur la droite, traversait toute la ville basse pour arriver également à la ville haute. Malgré l’épithète de ville aux belles rues donnée à Mycènes par Homère, cette voie ressemblait plutôt aux ruelles montueuses et pierreuses de l’Orient qu’aux rues de nos villes modernes. Seuls, les bêtes de somme et les gens y pouvaient passer, et, de même qu’à l’Ennéapyle d’Athènes, dont M. Beulé a retrouvé la place, on voit encore les stries pratiquées sur le roc pour empêcher le glissement.

Ce que nous avons dit de Tirynthe ne suffit point pour donner une idée des murailles de Mycènes. Sur plusieurs points des remparts, l’identité de construction est complète, et tout est semblable jusqu’aux galeries ogivales. Il est probable que les deux villes datent du même temps ; mais, tandis que Tirynthe s’est conservée semblable à elle-même jusqu’à son abandon, Mycènes avait dû subir à diverses époques des réparations dans son enceinte. Et de même qu’au xiiie siècle on ajoutait volontiers un chœur gothique à une abside romane, les Mycéniens réparèrent leur ville au goût du jour sans égard pour l’unité de style. C’est ainsi qu’une partie de l’enceinte, une des mieux conservées, est bâtie en pierres polygonales, habilement ajustées, genre de construction qui marque un grand progrès sur l’appareil tirynthien, et qui est encore fréquemment usité de nos jours pour les murs de soutènement, avec la seule différence que nous employons de la chaux pour combler les interstices. Il y a mieux. Toute la partie de l’acropole voisine de l’entrée où mène le sentier que nous suivons est construite en blocs de même hauteur, posés par assises horizontales parfaitement régulières. C’est le troisième et dernier degré de l’architecture cyclopéenne. Que les blocs soient taillés à angle droit, et nous arriverions à l’appareil hellénique. Autant qu’on en peut juger dans l’état actuel, les remparts de Mycènes n’ont guère dépassé cinq ou six mètres en hauteur, ce qui est très suffisant pour la défense, surtout si l’on tient compte de la pente du terrain à l’extérieur. Seule la tour qui nous cache la principale porte s’élevait probablement beaucoup plus haut. Elle devait servir à donner des signaux dans toute la plaine qu’elle domine et jusqu’à la mer. On se rappelle que, dans Eschyle, c’est par une sorte de télégraphe aérien que la nouvelle de la prise de Troie parvient à Clytemnestre : un feu allumé d’île en île fait connaître en quelques heures la grande nouvelle et comble de joie les Mycéniens et de terreur la malheureuse reine qui, moins fidèle que l’épouse d’Ulysse, a mille raisons de redouter le retour du roi des rois.

En contournant les ruines de la tour, on entre dans une large avenue formée à droite par la tour, à gauche par les murailles de l’enceinte, et au fond de laquelle, au milieu des blocs renversés et des broussailles, s’ouvre la célèbre porte des lions, si miraculeusement échappée aux injures du temps et à celles des Argiens. Ici comme à Tirynthe, les assiégeans devaient présenter le flanc aux traits des assiégés et se trouvaient par suite dans l’impossibilité de chercher derrière leurs boucliers une protection efficace. La porte des lions, comme celle de la trésorerie des Atrides, se compose de deux montans sur lesquels repose un linteau énorme ; au-dessous du linteau est ménagée une niche triangulaire, dont l’effet est d’éviter l’écrasement que le poids de la muraille pourrait faire redouter. Cette niche, vide à la trésorerie, est garnie ici par un large monolithe orné de deux lions en relief, qui, dressés sur leurs pattes de derrière, appuient celles de devant sur la base d’une petite colonne que l’on peut prendre si l’on veut pour un autel. Les lions, qui pourraient aussi bien être des tigres, et qui tout au moins sont des lionnes, ont été décapités, mais il est probable qu’ils avaient des têtes de bronze, fixées au moyen de chevilles pénétrant dans des trous encore visibles, et tournées vers les arrivans comme pour les effrayer. Malgré la rudesse du travail, il y a une certaine vigueur qui révèle déjà un sens esthétique, et la pose des grands félins de l’Orient a été sûrement observée d’après nature par le sculpteur. Est-ce à dire que l’œuvre soit d’origine asiatique ? Certains indices, sans parler de la légende du lion de Némée tué par Hercule et dont on m’a montré le repaire sur la route de Cléones, portent à penser que le roi des animaux n’était pas inconnu en Grèce dans la haute antiquité. Ce qui milite en faveur de l’extranéité du monument, c’est plutôt le sujet même. Le lion était l’objet d’une vénération particulière dans les régions d’où sortaient les Pélopides, et la colonne qui forme le centre du relief rappelle, croit-on, les autels des adorateurs du feu.

Parvenu dans l’enceinte de l’acropole, M. Schliemann dut avoir un moment d’effroi en contemplant ce vaste espace couvert de décombres et d’éboulis, partagé çà et là par des pans de mur. Une lecture attentive de Pausanias lui donnait la conviction que les tombeaux d’Agamemnon et de ses compagnons étaient dans cette enceinte et non dans la ville basse. Mais par où commencer les recherches ? où donner le premier coup de pioche ? C’était en 1874. Des ouvriers furent engagés, et plus de trente puits furent creusés. La plupart ne donnèrent aucun résultat, mais quelques-uns permirent de préciser les points où les recherches auraient le plus de chance de réussir. Quand, deux ans plus tard, M. Schliemann revint à Mycènes pour se mettre à l’œuvre, il était décidé. Au mois d’août 1876, soixante-trois ouvriers commencèrent les travaux. Nous ne parlerons pas de ceux qui, avec Mme Schliemann, fouillèrent la trésorerie située au pied de l’acropole : les autres, sous la direction de M. Schliemann lui-même, attaquèrent à la fois la porte des lions, et l’espace situé au-delà, près de la muraille qui ferme l’acropole du côté de la plaine.

Le seuil de la porte des lions fut bientôt mis au jour, — qu’il n’avait pas vu depuis plus de deux mille ans. On put constater la hauteur de la porte, qui n’est presque pas plus haute que large, — près de quatre mètres, — et que fermaient des battans épais, fixés par d’énormes verrous. Une seconde porte fut découverte, à quelques pas après la première. Entre les deux, dans une sorte de corridor, une niche d’un mètre et demi de haut a été ménagée dans le mur. M. Schliemann veut y voir la loge d’un concierge préhistorique : mais il est plus probable que c’était une sorte de guérite pour un factionnaire. L’examen de cette double entrée confirme ce que nous avons dit de l’impossibilité de pénétrer dans l’acropole avec des chariots, — sauf peut-être avec des chars de combats.

La grosseur des blocs à enlever ne permit pas de déblayer complètement les abords de la porte des lions. M. Schliemann dirigea le gros de ses travailleurs vers l’intérieur, encouragé par des trouvailles de tous les instans. La terre présentait un amas de débris de tous genres, ainsi qu’il arrive partout où les hommes ont demeuré. Les anciens habitans du Danemark ont formé peu à peu de véritables collines avec les restes de leurs repas et les silex émoussés : de même à Mycènes le sol s’est élevé par l’amoncellement des débris à plusieurs mètres au-dessus du niveau primitif. Les objets trouvés en premier lieu jettent un jour nouveau sur l’histoire mycénienne, en prouvant que la ville ne fut pas toujours déserte, après le sac de 468, comme l’ont écrit plusieurs historiens. Le sol fouillé par M. Schliemann recelait un grand nombre de vases, de médailles, des objets de fer datant, à n’en pas douter, de l’époque macédonienne. Mycènes a donc été habitée à cette époque ; mais elle ne fut pas pour cela relevée de ses ruines, et ces Mycéniens de la décadence semblent avoir été d’assez pauvres hères, demeurant dans des huttes de torchis ou de bois. Ils n’avaient pas même de monnaie, comme les Tirynthiens, et comme la plupart des villes grecques : ils n’ont laissé que des objets de peu de valeur. Cependant ce ne fut pas une occupation passagère : l’accumulation des décombres montre que l’existence de la nouvelle Mycènes s’est prolongée pendant plusieurs siècles.

À trois ou quatre mètres de profondeur, les objets changèrent de nature et l’on atteignit une couche de débris remontant aux âges préhistoriques : des constructions cyclopéennes furent mises à nu ainsi que des travaux de canalisation. Les eaux pures et fraîches de la fontaine de Persée, située sur les pentes de la montagne au dessus de la ville, arrivaient jusque dans les rues par une série de canaux. Parmi des tessons de grossières poteries, on découvrit un certain nombre de larges pierres, qualifiées de stèles funéraires par M. Schliemann, à qui elles firent concevoir l’espérance qu’il touchait à la nécropole royale qu’il cherchait. Plusieurs de ces pierres portent des bas-reliefs, qui au milieu d’ornemens bizarres représentent des scènes de chasse ou de guerre. Guerrier ou chasseur, l’homme est debout sur un char, qui répond assez exactement aux descriptions de l’Iliade : le siége est carré, contrairement à celui des chars classiques, les roues du petit diamètre n’ont que quatre rayons. Les mêmes qualités de force et de mouvement que nous avons remarquées chez les lions de la porte distinguent les animaux, chiens, cerfs ou chevaux, des stèles funéraires. Il semble que, chez les artistes encore barbares qui ont sculpté ces vieux reliefs, les qualités qui devaient s’épanouir plus tard existaient déjà virtuellement.

On s’aperçut bientôt que la place où les stèles avaient été découvertes était environnée d’une double rangée de pierres droites disposées en cercles concentriques, dont quelques-unes étaient surmontées de dalles taillées avec soin et formant une sorte de banc circulaire. M. Schliemann pensa d’abord avoir trouvé l’enceinte de la nécropole dont les stèles révélaient l’existence. Mais, en réfléchissant davantage, il crut pouvoir affirmer que cette aire arrondie n’était autre que l’ancienne agora, ou place publique de Mycènes, lieu de délibération des conseillers du roi. Homère parle fréquemment de ces assemblées des vieillards, réunis sous la présidence du roi, dans un emplacement à ce destiné, de forme circulaire, où ils siégent sur des dalles de pierre, habilement taillées. N’est-ce pas dans une agora de ce genre que le roi des Phéaciens, le magnanime Alcinoüs, assemble son peuple pour écouter les récits d’Ulysse ? Le bouclier d’Achille, décrit par Homère, ne représentait-il pas un conseil de vieillards, assis dans un cercle sacré sur des dalles polies ? Enfin, parlant de Mycènes même, Euripide n’en mentionnait-il pas l’agora circulaire ? Nous partageons l’opinion de M. Schliemann d’autant plus volontiers que l’emplacement convient à merveille à un sénat grec. De même que du Pnyx d’Athènes on apercevait la plaine et la mer, de même de l’agora mycénienne, qui venait reposer sur le mur même de l’acropole, on contemplait tout le pays et le golfe d’Argos. C’était une place vraiment merveilleuse pour assembler les conseillers des rois fils de Pélops, dont le pouvoir s’étendait sur le Péloponèse et sur les îles, et qui avaient de là sous les yeux la plus belle partie de leurs domaines.

On peut supposer que les grands de Mycènes demeuraient auprès de l’agora ; mais il est assez difficile de se représenter ce que pouvaient être leurs demeures. Je me rappelle qu’en parcourant une des collines voisines d’Athènes, j’ai pu retrouver les traces de tout un quartier de la ville antique : le roc a conservé en quelque sorte la projection des édifices détruits. Des deux côtés d’une rue étroite sillonnée par un ruisseau, on voit de petits rectangles de pierre divisés quelquefois en deux compartimens ; c’étaient les maisons, dont la plupart avaient une citerne : quelques autres semblent avoir contenu des tombeaux. Le bâtiment était sans doute en bois, comme à Constantinople et dans beaucoup d’autres villes de l’Orient, ou en pierres légères, comme sont les petites maisons blanches d’Hydra et des Cyclades. L’exiguïté de ces habitations est ce qui frappe tout d’abord : on sent un peuple vivant au dehors, amateur de fêtes, de spectacles et des bavardages de la place publique. — Telles devaient être à peu près les maisons de la Mycènes homérique : les débris trouvés par M. Schliemann confirment que le bois était le plus employé des matériaux de construction. Cependant les fouilles pratiquées au-delà de l’agora, toujours auprès de l’enceinte fortifiée, ont amené la découverte d’une demeure de grande dimension ; elle comprend sept chambres formées par des murailles cyclopéennes et reliées par des corridors. La plus grande chambre n’a pas moins de six mètres de long et quatre de large : elle paraît avoir été décorée avec soin, les parois étaient du moins couvertes d’un revêtement d’argile. Cependant l’étage qui nous reste était très certainement une sorte de cave ou de sous-sol : autrement on ne pourrait pas s’expliquer l’absence complète de fenêtres ; de plus le niveau ne laisse aucun doute à cet égard. Les chambres découvertes par M. Schliemann servaient probablement à serrer les provisions, peut-être même à chercher pendant l’été un abri contre la chaleur. Au-dessous, des citernes creusées dans le roc conservaient dans toute sa fraîcheur les eaux de la source de Persée. Au-dessus s’élevaient des constructions en bois, dont il ne reste malheureusement que des cendres et des débris carbonisés. — Les dimensions de cette demeure ont fait penser à M. Schliemann qu’elle ne pouvait avoir appartenu à un simple particulier, mais qu’elle devait avoir été la résidence des anciens dynastes pélopides, le propre palais d’Agamemnon. C’est une hypothèse, mais pas trop invraisemblable. Si le palais du roi doit être quelque part, c’est bien dans cette partie de l’acropole, dominant toute la plaine et à proximité de l’agora. On ne peut nier en outre que la situation ne cadre au juste avec certaines scènes des tragédies consacrées par Sophocle et Euripide aux forfaits de la maison de Pélops. C’est là qu’il faut lire l’Électre de Sophocle, un des plus admirables chefs-d’œuvre de la muse grecque. Il semble que le poêle ait visité lui-même les lieux, tant il les décrit exactement. La scène se passe sur l’agora. « Tu vois d’ici l’antique Argos, dit le pédagogue au jeune Oreste ; ici le bois sacré de la fille d’Inachos, harcelée par les taons ; plus loin la place consacrée à Apollon Lycien, destructeur des loups : à gauche s’élève le temple de Junon. La ville où nous sommes, c’est Mycènes, abondante en or, et ce palais est le séjour sanglant des Pélopides. » De l’agora mycénienne, on voit en effet Argos en face de soi : dans la plaine coule l’Inachos, où se trouvait le bois sacré d’Io, la fille du fleuve, changée en génisse et aimée de Jupiter métamorphosé en taureau, — et c’est bien à gauche que l’on aperçoit les ruines du temple de Junon, l’Herœon célèbre de la plaine argienne. De jeunes Mycéniennes qui forment le chœur emplissent l’agora, où la vaillante Électre rencontre son frère Oreste envoyé par les dieux pour venger sur sa mère le meurtre d’Agamemnon. Ils ne se reconnaissent pas de prime abord ; pour mieux tromper les soupçons, Oreste feint d’apporter la nouvelle de sa propre mort. Tout le monde est rempli de joie dans le palais, pendant qu’Électre exhale en des vers célèbres de touchantes plaintes. Enfin le frère et la sœur se reconnaissent et concertent la vengeance. Clytemnestre meurt la première : elle est frappée dans son propre palais, et ses derniers cris parviennent à l’oreille des jeunes filles sur l’agora. Mais la vengeance n’est pas complète, tant qu’Égisthe vit encore, Égisthe, le pervers conseiller, l’amant, puis l’époux de la reine. Il avait passé la journée en dehors de l’acropole ; il arrive du faubourg. On le voit entrant par la porte des lions, il rencontre sur l’agora Électre et ses jeunes compagnes, tout en se dirigeant vers son palais, — où l’attend l’épée vengeresse du fils d’Agamemnon.

III.

Déblayer tout un quartier de l’ancienne Mycènes eût semblé à beaucoup d’archéologues un brillant succès ; mais c’était peu pour M. Schliemann, qui avait une idée fixe : trouver le tombeau d’Agamemnon. Les pierres sculptées dont nous avons parlé et qu’il avait qualifiées, un peu pour les besoins de la cause, de stèles funéraires, lui avaient fait concevoir les plus vives espérances. La découverte de l’agora ne l’arrêta point. Avec nos idées modernes, il semble bizarre d’enterrer les morts sous une place publique. Nous les écartons du bruit des villes, nous aimons pour eux le calme et l’ombre des cyprès dans une paisible nécropole : nous voulons cela pour leur repos, et aussi, quelque peu, pour le nôtre, car le voisinage des morts nous offusque. Mais il n’y avait rien de semblable chez les anciens : le défunt, objet d’un culte, devait reposer auprès des vivans ; le bruit des rues et des places ne semblait pas incompatible avec l’éternel sommeil ; les tombeaux étaient placés d’ordinaire le long des routes les plus fréquentées, et nous savons par les historiens que dans plusieurs villes, notamment à Cyrènes et à Mégare, le fondateur avait été inhumé sous la place publique. Pourquoi n’en aurait-il pas été de même à Mycènes ?

M. Schliemann continua donc avec ardeur. À la fin du mois d’octobre 1876, il s’aperçut qu’une vaste cavité rectangulaire de sept mètres de long sur près de trois mètres de large avait été creusée dans le roc au-dessous de l’endroit d’où la première stèle avait été tirée. C’était un tombeau ; mais en même temps que l’on croyait toucher au but, de nombreux indices donnèrent à penser que des chercheurs avaient déjà passé par là. Le bouleversement du sol était manifeste : les ouvriers enlevèrent des blocs de pierre en désordre qui paraissaient avoir servi à la construction d’un monument funéraire détruit dès l’antiquité. Était-il possible d’attribuer ce bouleversement aux Argiens ? N’était-il pas plutôt à craindre que les tombes n’eussent été fouillées et dévalisées une première fois ? On dit que le découragement régna pendant plusieurs jours dans le camp de M. Schliemann. Mais l’heureux inventeur des trésors de Priam et d’Hélène a l’esprit persistant et opiniâtre de tous les hommes qui découvrent. Il poursuivit son œuvre au risque de ne rencontrer que ce qu’auraient oublié ou dédaigné les premiers profanateurs ; et bien lui prit d’être persévérant, car les craintes ne se réalisèrent pas. — Cependant, la pluie ayant transformé en boue le sol contenu dans le premier tombeau, force fut d’y interrompre les travaux ; mais une seconde excavation analogue fut bientôt reconnue sur un autre point de l’agora, et rien cette fois ne contraria l’exploration. Ici nous passons la parole à M. Schliemann : « À une profondeur de quinze pieds au-dessous de la surface du roc, dit-il, et de vingt-cinq au-dessous du sol tel que je l’avais trouvé, j’arrivai à une couche de cailloux, sous laquelle je découvris trois squelettes éloignés entre eux de trois pieds. Tous les trois avaient la tête tournée à l’est et les pieds à l’occident ; ils étaient séparés du roc par une seconde couche de cailloux sur laquelle ils reposaient. »

Cinq cavités de même nature, c’est-à-dire taillées en partie dans la roche vive et en partie formées de pierres rapportées, ont été successivement fouillées par M. Schliemann, toutes situées dans la moitié de l’agora qui confine au mur de soutènement de l’acropole. Elles ne contenaient pas moins de quinze squelettes, dont probablement deux ou trois de femmes et deux d’enfans, enfouis dans une sorte de terreau composé de cailloux et de cendres, et entourés des plus précieux trésors. Les corps étaient malheureusement dans un état de conservation si mauvais qu’ils se pulvérisaient à l’air en quelques instans. Le feu et l’humidité y avaient contribué, mais surtout l’humidité, car la crémation qu’on faisait subir aux cadavres dans la haute antiquité était trop incomplète pour s’attaquer plus loin qu’aux chairs. Les débris de cendre et les traces de la fumée montrent qu’à Mycènes l’opération avait lieu dans le tombeau même. On plaçait un bûcher dans le fond, et le corps était brûlé sur place ; les couches de cailloux qui l’entouraient avaient pour but de faciliter la combustion en permettant à l’air de circuler. Avec un pareil procédé, on ne saurait prétendre à réduire un cadavre en de véritables cendres, pouvant être enfermées dans une urne. Les expériences récemment faites en Allemagne et en Italie ont prouvé combien ardente et prolongée doit être l’action du feu pour arriver à ce résultat. À Mycènes, les corps étaient plutôt grillés que brûlés. — Il paraît qu’à la nouvelle de ces trouvailles un grand concours de curieux afflua à Mycènes de tous les villages voisins et de toute la Grèce : ils ne virent que quelques tibias et une belle mâchoire bien conservée sur laquelle nous reviendrons. Un artiste grec a pu en outre peindre un buste momifié, qui résista plus que les autres à l’action de l’air. Le reste, M. Schliemann seul l’a vu.

Ces ossemens d’ailleurs ne sont qu’un accessoire dans les découvertes de M. Schliemann. Le véritable intérêt des tombes mycéniennes n’est pas là : il est dans les objets précieux dont elles regorgeaient. Il était d’usage chez la plupart des anciens peuples d’enterrer avec les morts tout ce dont ils avaient l’habitude de se servir de leur vivant. C’est que la mort, dans les idées primitives de l’humanité, ne dégageait pas l’homme des besoins terrestres : le parent, l’ami, le maître qu’on avait perdu vivait encore dans le tombeau. On se plaisait à le parer de ses plus riches vêtemens, à laisser auprès de lui ses armes et les objets qui lui étaient d’un usage familier. C’est à ces idées qu’obéissait le Scythe qui immolait les chevaux de son maître sur son tombeau, l’Inca auteur de ces momies dont M. Wiener rapportait dernièrement des modèles, l’Égyptien qui dans les tombes de l’ancien empire révélées par M. Mariette plaçait à la disposition du défunt tout ce qui avait charmé sa vie terrestre et pouvait la lui rappeler encore. Il n’en était pas autrement en Grèce. De là les monceaux de bijoux et d’objets d’or, d’argent, d’ivoire, de cristal, de bronze qui ont été tirés des tombeaux de Mycènes.

Des vêtemens, il n’est naturellement rien resté. Le temps et le feu ont anéanti les tissus, ainsi que le bois et le cuir. Mais tout ce qui est métallique a survécu, et l’on a retrouvé à peu près intacts les ornemens et les bijoux dont la plupart des corps étaient littéralement couverts. Le visage de quelques-uns était revêtu de masques d’or, en même temps que leur front portait un diadème ou une couronne du même métal. Formés d’une feuille d’or très mince, les masques représentaient sans doute assez exactement les traits du défunt, comme ceux de Phénicie ou d’Égypte ; mais la ténuité du métal n’a pas résisté à l’écrasement du sol, et il est impossible aujourd’hui de distinguer les physionomies. Les diadèmes ou couronnes sont également en or repoussé : ils consistent en une feuille d’or d’un oval très allongé, bordée d’un fil de cuivre pour y donner plus de consistance et qu’on enroulait sans doute autour de la tête, en attachant les deux extrémités sur la nuque, de sorte que la partie la plus large se posât au milieu du front. Une plaque d’or de même forme, mais beaucoup plus grande, et sur un des côtés de laquelle sont fixées d’autres feuilles plus petites qui se dressent comme des fleurons, est qualifiée de couronne par M. Schliemann. Les dimensions de cet objet nous font supposer qu’il s’agit plutôt d’une sorte de pectoral que l’on plaquait sur la poitrine comme un hausse-col. Ce qui pourrait venir à l’appui de cette idée, c’est le véritable pectoral trouvé sur la poitrine d’une femme et marquant la place des seins : l’usage de ce genre de parure était donc connu à Mycènes. Quoi qu’il en soit, le bijou qualifié de couronne par M. Schliemann est le chef-d’œuvre de l’orfèvrerie mycénienne : il est orné dans toute son étendue d’une série de petits médaillons représentant les dessins les plus variés : des boules, des spirales, des cercles concentriques, des méandres, des étoiles de toutes les formes. Ces médaillons étaient gravés en creux sur une pierre dure et d’un grain très fin : l’ouvrier venait ensuite presser la feuille d’or dans ce moule pour lui en faire prendre l’empreinte. Ce mode de travail était également suivi pour les petites feuilles d’or servant de fleurons, et pour le plus grand nombre des objets d’or trouvés à Mycènes. Il est remarquable en effet que l’or y est presque toujours employé en feuilles et rarement en lingot ou en fil.

Sur la tête des femmes, la chevelure était fixée par de belles épingles d’or, terminées quelquefois par des boucles de cristal de roche : elle était ornée çà et là de spirales d’or, et surmontée probablement d’un diadème. On a trouvé un grand nombre d’objets précieux percés d’un trou qui formaient des colliers : quelques-uns sont de véritables bijoux qu’on s’étonne de voir figurer dans un ornement de ce genre, décorés et travaillés avec un art des plus délicats. Ils paraissent avoir été enfilés pêle-mêle avec des perles ou des lentilles des matières les plus précieuses : cristal de roche, onyx, agate, ambre, ivoire. Quant aux vêtemens, ils étaient décorés de riches boulons, dont la plupart étaient en bois recouvert d’une feuille d’or, et fixés avec des broches des formes les plus variées. Une de ces broches, qui représente une femme placée au milieu d’un anneau d’or et étendant les bras, est certainement un des joyaux les plus riches de la collection Schliemann. Une ceinture d’or servait à relever les longs vêtemens des femmes. Mentionnons enfin les boucles d’oreilles, les bagues, les bracelets. Un de ces derniers rappelle exactement la forme des bracelets modernes, ornés d’un médaillon.

Les objets que nous venons d’énumérer s’expliquent pour la plupart d’eux-mêmes. Boutons, boucles d’oreilles, broches, épingles, etc., ont leurs similaires dans les usages actuels. Mais les Mycéniens avaient des ornemens particuliers dont on présume l’emploi, sans pouvoir l’affirmer : c’étaient des bijoux légers, formés de feuilles d’or repoussé, et portant pour la plupart de petits trous sur les bords. Selon toute vraisemblance, on les cousait sur les vêtemens. Beaucoup ont la largeur d’une pièce de cinq francs : ce sont des papillons, des griffons, des cerfs, ou des feuilles de laurier ou d’autres arbres, tantôt isolés, tantôt groupés de manière à figurer des croix et des étoiles. D’autres atteignent la largeur de la paume de la main : c’est la dimension d’une série de plus de sept cents feuilles à peu près rondes, découvertes dans le troisième tombeau seulement. Comment supposer que des feuilles d’or grandes comme une coquille de pèlerin pouvaient être plaquées en si grand nombre sur les vêtemens ? Il est à croire qu’on avait placé dans le sépulcre toutes celles qui avaient appartenu au défunt. Toujours est-il que ces feuilles d’or sont l’objet le plus typique de l’art ornemental à Mycènes. L’imagination des orfèvres s’est donné carrière en toute liberté, et avec une variété infinie. Tantôt il y a un cercle central entouré de méandres compliqués, ou d’une série d’autres petits cercles, ou de spirales : tantôt c’est une étoile dont les pointes varient de nombre et de forme. D’autres fois les sujets sont empruntés au règne végétal ou animal, tout en conservant cependant un point central, comme dans un bouclier ; ce sont des papillons à grandes ailes avec des nervures rayonnantes, — des coquilles rappelant les coquilles de pèlerin, — des poulpes dont les suçoirs vont se terminer en gracieuses spirales. Le poulpe, soit dit en passant, joue un grand rôle dans l’ornementation mycénienne.

On remarquera combien est singulière l’infinie variété des sujets quand il était si facile de multiplier indéfiniment le même, puisqu’on travaillait en quelque sorte au moule. En cela, l’on sent déjà le goût des Hellènes, qui mettaient de l’art jusque dans les objets les plus vulgaires et ne connaissaient pas cette production industrielle de nos jours où l’ouvrier n’est qu’une machine à faire éternellement le même objet, en attendant qu’un ingénieur invente une véritable machine pour le remplacer. L’art et l’industrie avaient des affinités plus intimes en Grèce que dans nos sociétés modernes.

Parmi les objets placés dans les tombeaux, non plus pour parer les morts, mais comme leur ayant appartenu, figurent les armes. La lance et l’épée, compagnons du guerrier pendant sa vie, le suivaient dans la tombe. Les armes trouvées à Mycènes sont les unes de bronze, les autres de pierre ; il y a comme un mélange de deux âges de la pierre et du bronze, auxquels d’ailleurs on aurait tort d’attribuer un sens chronologique trop absolu. En général, les armes de jet étaient terminées par des pointes d’obsidienne, comme les flèches et les javelots des guerriers de l’ancien Mexique : les armes d’hast étaient de bronze. M. Schliemann a ramassé auprès des squelettes un assez grand nombre d’épées, dont quelques-unes à deux tranchans, de pointes de lance, de haches, vraisemblablement employées pour le combat. Plusieurs épées avaient des poignées d’or ciselé qui ont été retrouvées : quant au bois des lances et au manche des haches, il a été détruit sans laisser de traces : tel a été aussi le sort des arcs et des flèches. — Auprès de plusieurs cadavres avaient été déposés de longs cylindres d’or en feuille contenant çà et là de la cendre de bois : ils recouvraient sans doute des sceptres ; c’est du moins ce que l’on peut conclure de la proximité d’ornemens d’or, de cristal de roche ou d’argent, qui semblent avoir servi à en décorer le sommet. On sait que ces emblèmes de la royauté, sorte de houlettes des pasteurs des peuples, se terminaient par une espèce de pommeau.

On avait coutume dans l’antiquité non-seulement de placer auprès des morts les objets qui leur avaient été d’un usage quotidien, mais encore de leur offrir des repas. À Mycènes, on avait déposé des provisions de bouche dans les tombeaux. C’est à les contenir que servaient les nombreux vases qui ont été découverts : on ne saurait en expliquer autrement la présence, d’autant moins qu’il y a dans le nombre de simples chaudrons de cuivre, de l’apparence de ceux qu’on emploie encore à présent dans les cuisines, et de grands pots vulgaires en terre cuite. Ces derniers sont faits au tour pour la plupart, mais avec des formes généralement peu élégantes ; quelques-uns sont encore fabriqués à la main ; de ce nombre est un vase portant deux seins de femme, genre d’ornement fort usité dans la haute antiquité. Les dessins sont grossiers et lourds, et l’on peut dire que la céramique mycénienne est encore dans l’enfance. — Tout différens sont les vases d’or et d’argent, plus nombreux encore que les autres, et dont la forme rappelle souvent celle des plus beaux produits de l’art classique. Quelques-uns par exemple se rapprochent des canthares, aux larges anses élevées ; d’autres, assez semblables à nos aiguières modernes, ont un couvercle retenu par un fil d’or ; d’autres enfin, les plus nombreux, ont une anse comme une tasse évasée, tantôt reposant directement sur le fond, tantôt montée sur un pied. L’ornementation est à peu près du même style que celle des feuilles d’or : étoiles, spirales, cercles, se croisent et s’enchevêtrent à l’infini. Le chef-d’œuvre des vases de Mycènes est une coupe d’or montée sur un pied fort élégant, et portant deux anses sur chacune desquelles repose une colombe. Outre la réelle élégance et le mérite du travail, il s’y attache un intérêt tout spécial, par la ressemblance avec la coupe de Nestor décrite par Homère. C’est en effet dans une coupe ornée de colombes d’or que le sage donneur de conseils de l’armée grecque avait coutume de boire : malgré quelques différences de détail, l’identité de style entre les deux objets n’est pas contestable.

Les richesses considérables déposées dans ces tombeaux et dont la valeur intrinsèque dépasse cent mille francs ne permettent pas de douter que les restes déterrés sous l’agora de Mycènes n’appartiennent à de hauts et puissans seigneurs de l’antiquité. Les ornemens royaux viennent à l’appui ; jamais des particuliers n’auraient été inhumés en compagnie de couronnes et de sceptres ! Mais étaient-ce bien les tombes du roi des rois lui-même et de ses compagnons ? M. Schliemann n’hésite pas une seconde à admettre l’affirmative. Le 28 novembre 1876, il annonçait sa découverte au roi des Hellènes par un télégramme triomphant : « Avec une joie extrême, dit-il en français, j’annonce à votre majesté que j’ai découvert les tombeaux que la tradition dont Pausanias se fait l’écho désignait comme les sépulcres d’Agamemnon, de Cassandre, d’Eurymédon et de leurs camarades tués pendant le repas par Clytemnestre et son amant Égisthe… Que Dieu veuille que ces trésors soient la pierre angulaire d’une immense richesse nationale ! » En même temps, M. Schliemann publiait dans tous les journaux de l’Europe qu’il avait exhumé le propre cadavre d’Agamemnon. Au roi des rois seul pouvait appartenir cette forte mâchoire ornée de trente-deux belles dents ! au roi des rois seul ce visage masqué d’or qui portait encore l’empreinte du majestueux sourire du fils d’Atrée ! Dans les premiers transports de l’enthousiasme, ces argumens avaient paru sans réplique au savant docteur. Plus tard, en écrivant son livre, il préféra s’en tenir aux motifs tirés de Pausanias. Le géographe grec mentionne cinq tombeaux, et c’est précisément le nombre de ceux qui ont été découverts sous l’agora. Cette coïncidence dans le nombre serait certes un fort argument en faveur de l’identité des squelettes mycéniens. Par malheur le gouvernement grec ne jugea pas à propos de s’arrêter en même temps que M. Schliemann. M. Stamataki, surintendant des antiquités dans le royaume, fut chargé de continuer les fouilles, et tout récemment une sixième tombe a été trouvée dans la même moitié de l’agora où avaient été déblayées les premières et à l’extrémité occidentale. Les objets qu’elle renfermait, et les squelettes, dont un avait un masque d’or, ne permettent pas de douter qu’elle ne date de la même époque que les autres. C’est donc six tombes au moins et non pas cinq qui avaient été creusées sous l’agora de Mycènes. Comment, dès lors, les identifier avec les cinq dont parle Pausanias ? Quand nous prenons le géographe grec en flagrant délit d’erreur, comment croire à l’exactitude des noms qu’il nous rapporte ? — D’ailleurs, même en passant condamnation sur la divergence dans le nombre des tombeaux, il faudrait être assuré que Pausanias les plaçait réellement dans l’acropole et non dans la ville basse : c’est probable, d’après le texte de son récit, mais non pas absolument avéré. Enfin, la première de toutes les conditions pour trouver le tombeau d’Agamemnon, c’est qu’Agamemnon ait existé : n’oublions pas que, si certains savans l’affirment, beaucoup d’autres non moins savans prétendent que le roi des rois a vécu seulement dans l’imagination des poètes. Cela simplifierait singulièrement la question.

Ce sont là de bonnes raisons de douter des assertions de M. Schliemann : il y en a d’autres qui ne permettent même plus de douter. Si nous possédions le tombeau d’Agamemnon, il est clair que nous y reconnaîtrions les caractères de la civilisation homérique. Or les objets de la collection Schliemann révèlent une culture inférieure et par suite antérieure à celle de l’Iliade.

Dans Homère, il est peu question de l’écriture : cependant on en parle une fois et en termes trop précis pour qu’on puisse contester qu’aux temps de la guerre de Troie la connaissance de cet art merveilleux commençât à se répandre dans les pays grecs. En Asie-Mineure, dans la colline qu’il a qualifiée d’Ilion, M. Schliemann lui-même avait déterré des inscriptions gravées sur des vases. Il est vrai que les caractères, dont le sens mystérieux ne s’est dévoilé qu’aux yeux d’un sinologue appliquant en Asie-Mineure les règles de l’écriture chinoise, attendent encore leur Champollion ; mais ce n’en sont pas moins certainement des inscriptions. À Mycènes au contraire, pas un des objets tirés des tombes royales ne porte la moindre lettre.

L’absence du fer à Mycènes est bien plus concluante encore. Les métaux qu’on y a rencontrés sont l’or, venant probablement des rives du Pactole, l’argent que fournissaient les mines de Grèce, mais dont les Phéniciens étaient peut-être les seuls à connaître la préparation, enfin le cuivre et le bronze, dont l’origine phénicienne est d’autant moins douteuse que l’île de Chypre, le grand centre de l’extraction du cuivre, à qui elle a donné son nom dans toutes les langues modernes, était fréquentée par les Phéniciens dès la plus haute antiquité. Mais il n’existe pas trace de fer dans les tombeaux de Mycènes, tandis que ce métal est connu dans les poèmes homériques. Le fer, dans l’Iliade, est encore un objet de luxe. Sa fabrication était probablement tenue secrète dans certaines familles, ou chez certains peuples ; mais il était dans le commerce, et tendait déjà à remplacer le bronze.

Les tombeaux qui nous occupent sont donc antérieurs à l’époque dite homérique : ils nous révèlent une civilisation plus ancienne née de l’influence orientale s’exerçant sur les Grecs primitifs, les Pélasges comme on les appelait, encore à l’état barbare. C’est aujourd’hui un fait bien connu que cette invasion des Phéniciens dans tout le bassin de la Méditerranée. Et ce n’était point seulement pour leur propre compte que ces hardis navigateurs sillonnaient les mers, c’était aussi pour le compte des Égyptiens, dont ils furent souvent les vassaux, et des autres peuples dénués de marine. Ils tenaient dans l’ancien monde la place qu’ont prise aujourd’hui les Anglais et les Juifs. — L’influence du commerce de l’Orient a laissé à Mycènes les preuves les plus manifestes : on a trouvé des vases de porcelaine égyptienne, des objets d’ivoire sculpté, et certains gobelets particuliers qui avaient été importés par les trirèmes de Tyr ou de Sidon, et achetés peut-être à ce marché gréco-phénicien qui se tenait jadis à Argos au rapport d’Hérodote. Un savant archéologue français, M. Rayet, qui a visité Mycènes pendant les fouilles, nous a fait observer en outre certains objets, de style phénicien, grossièrement travaillés, et probablement contrefaits sur les lieux. — Mais, en somme, ces objets, importés ou contrefaits, sont bien peu nombreux auprès de la masse des produits de l’industrie indigène. C’est surtout en fournissant les métaux que l’Orient a puissamment agi sur la civilisation mycénienne. Il n’est pas possible de rattacher sérieusement à rien de connu le style, — si style il y a, — des trésors de Mycènes. Ce n’est pas que les rapprochemens ne soient faciles ; on peut toujours en faire : certains ornemens m’ont rappelé les bijoux Scandinaves de Stockholm ou de Copenhague ; d’autres semblent imités de certains objets barbares trouvés dans la vallée du Danube. Des comparaisons avec l’Égypte ou l’Assyrie ne seraient pas moins aisées. Mais on ne saurait être trop réservé, quand de ressemblances lointaines on veut conclure à des relations entre les peuples. Que de lois ces ressemblances dont on s’ingénie à deviner les causes proviennent simplement de ce fonds commun à tous les hommes qui les conduit aux mêmes découvertes, aux mêmes usages, aux mêmes industries, sans qu’ils se soient concertés, par cela seulement qu’ils ont les mêmes besoins, par cela seulement qu’ils sont hommes ! Il en est de même dans les institutions, le costume, la religion, l’art. On a relevé sur les monumens de l’Anahuac des méandres semblables à ceux de la Grèce ; qui oserait en conclure que l’art mexicain vient de l’art grec ?

Pour nous, sans nier la part des influences étrangères, nous ne croyons pas qu’on puisse contester à l’art mycénien d’être dans son ensemble un produit de l’esprit local. C’est un germe de l’art grec, mais un germe imparfait venu trop tôt et qui mourut avant de s’épanouir. Il correspond à la société des temps héroïques, à cette espèce de féodalité dont la poésie et la tradition ont gardé la mémoire, et qui disparut longtemps avant la grande époque de la civilisation hellénique. Parmi les objets trouvés sous l’agora de la ville d’Agamemnon beaucoup pourraient servir à illustrer l’Iliade, qui représente l’âge héroïque à son déclin. Cependant, comme on l’a vu, les tombes royales de Mycènes sont certainement antérieures à l’époque que peint Homère. Quoiqu’il soit toujours dangereux de risquer une date dans le domaine préhistorique, on peut affirmer avec quelque certitude qu’elles remontent au XIe ou même au XIIe siècle avant l’ère chrétienne. Grâce à ces belles trouvailles, on soulève un coin du voile qui recouvre la Grèce primitive, et l’on peut ajouter un chapitre à l’histoire de celui de tous les peuples qui passionne le plus notre curiosité. C’est là, ce nous semble, un assez beau titre de gloire pour que M. Schliemann s’en contente et renonce, à tout jamais, aux reliques d’Agamemnon.
George Cogordan.


  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1874.