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Une comédie de M. Verga : Du tien au mien

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Anonyme
Une comédie de M. Verga : Du tien au mien
Revue des Deux Mondes5e période, tome 20 (p. 207-216).
UNE COMÉDIE DE M. VERGA

DU TIEN AU MIEN

Le théâtre Manzoni, à Milan, a représenté, dans les derniers jours de l’année dernière, une comédie en trois actes de M. Giovanni Verga.

Une œuvre nouvelle du puissant écrivain sicilien, qui ne se prodigue pas, est toujours un événement littéraire : son théâtre, pour nous en tenir à ce seul côté de son talent, occupe dans l’art dramatique italien une place qui n’est certes pas mesurée à la quantité, ni au volume de ses pièces, très courtes et peu nombreuses. M. Verga, en effet, a créé à son usage une forme particulière, où l’on a pu l’imiter, mais où l’on ne l’a pas atteint : en des actes brefs, dont le dialogue est d’une animation, d’une vérité, d’une vie extraordinaires, il traite avec une exceptionnelle intensité des situations rudes et violentes, que résout une catastrophe terrible : on connaît Cavalleria rusticana, qui fut jouée à l’ancien Théâtre-Libre avant, si je ne trompe, d’être mise en musique. Grâce sans doute à un sujet heureux, cette pièce est la plus (populaire de son répertoire. Mais la Louve et la Chasse au loup ne lui sont point inférieures. Là aussi, le thème passionnel se développe avec une grandeur qui vous saisit dès les premières paroles. Ce même souffle fatal vous emporte de scène en scène, au gré d’une action dont la marche implacablement progressive, qu’aucun hors-d’œuvre ne ralentit, qu’aucun incident ne contrarie, rappelle celle des tragédies les plus « directes » du théâtre classique. Là aussi, l’observation est d’une minutieuse exactitude, les moindres traits sont pris sur le vif. Là aussi, un fonds de poésie, celle de cette race sicilienne dont les origines remontent aux premiers temps de l’histoire et qui nous a donné tant de mythes magnifiques — relève le réalisme des détails. Les paysans, qui sont les héros de ces trois pièces, n’ont pas seulement de « belles passions, » dans le sens où l’on a de « belles maladies : » ils ont une manière à eux de les exprimer, qui les ennoblit par sa vigueur imagée. Poètes dans la moelle, ils le sont même, quelquefois, dans le fait, et trouvent tout naturellement des rythmes pour dire leurs sentimens, le soir, quand ils sont réunis dans l’aire ouverte. La femme, éprise, ardente et folle, jette au vent de la nuit les métaphores éloquentes et les mots passionnés :


Garofano pomposo, dolce amore,
Dimmelo tu corne ti debbo amare


L’homme, avisé, prudent, qui en est encore à penser surtout à ses petits intérêts, répond sur un ton réservé, sentencieux, mais sur le même rythme :


Vedi e taci, se bene aver tu vuoi[1]


Cette fois-ci[2], M. Verga a changé ou renouvelé son genre.

Il est resté dans cette Sicile, qui est depuis longtemps son théâtre habituel. Mais il a abandonné les paysans, ses héros de prédilection, pour mettre en scène des gentillâtres, des bourgeois, des ouvriers, un personnel qui demeure pittoresque, s’il n’est plus poétique. Il a renoncé aux passions de l’amour et de la jalousie, dont il avait su tirer de si grands effets, pour s’attaquer à une passion plus commune, à certains égards moins dramatique : l’intérêt. Au lieu d’un drame extrêmement condensé, tendu et terrifiant, il nous donne une comédie plus développée, — encore qu’elle reste fort concise, — mais qui, bien que le sang n’y coule pas, prête plus à l’émotion qu’au rire. Les journaux milanais que j’ai sous les yeux semblent indiquer que le succès de cette tentative, dont tous reconnaissent le grand intérêt, a été légèrement disputé : un peu hésitant au premier acte, il se serait affirmé après le deuxième par des rappels enthousiastes, pour se ralentir au dernier. Mais on sait qu’en Italie, la « première » n’a pas le caractère décisif qu’elle a généralement à Paris : chaque grande ville tient à réserver son verdict, sans se laisser influencer par celui du public qui a eu la primeur ; en sorte que telle pièce, applaudie à Rome, est outrageusement sifflée à Naples ou à Florence. La bataille recommence ainsi dans chaque ancienne capitale, et chaque fois qu’il transporte sa troupe d’un lieu dans un autre, le capocomico se prépare à traverser à nouveau les émotions d’un début. Tels sont les effets de la décentralisation littéraire. Il y a des auteurs qui s’en plaignent. Je ne vois pas, pour ma part, ce que l’art peut y perdre : les diverses contrées d’un pays ont le droit d’avoir des goûts différens, comme elles ont des mœurs différentes ; rien n’est plus abusif que de leur imposer cette tyrannie de la mode qui est l’une des plus arbitraires ; et l’auteur, sachant que le jugement de tel public particulier ne fixe pas sans appel le destin de son œuvre, est moins tenté de la mesurer d’avance aux capacités de ses premiers spectateurs. Dans le cas que nous avons devant nous, par exemple, il est bien évident que M. Verga n’a pas pensé spécialement au public habituel du théâtre Manzoni, qui est un public mondain, « un public, dit le distingué critique du Corriere della Sera, M. Pozza, qui aime jusque sur la scène les riches, les nobles, les heureux, les belles toilettes, les habits noirs et les cravates blanches. » Aussi ne serais-je pas étonné que d’autres spectateurs fissent à la pièce un autre accueil. Le premier acte, surtout, pourrait rencontrer une faveur croissante. À la lecture, il me semble un chef-d’œuvre d’exposition claire, alerte, vivante. Il met rapidement en scène une quinzaine de personnages, dont chacun est dessiné en quelques traits, qui ne prononcent pas une parole inutile, et nous exposent, sans en avoir l’air, une situation assez compliquée, sur laquelle nous sommes parfaitement renseignés quand tombe le rideau.

Nous sommes dans une petite ville de la région minière de la Sicile, — à Caltanisetta, si l’on veut, qui est entourée de soufrières toutes proches, — dans la maison du baron don Raimondo Navarra. Grand salon, avec de vieux meubles, des portraits d’ancêtres, — des restes de splendeurs éteintes. Ce salon, où l’on n’entre qu’en des occasions très rares, s’ouvre pour la soirée de contrat de Nina, la fille aînée. Le baron lui-même, — mi-gentilhomme, mi-paysan, allume les bougies du lustre de Murano. Il est en manches de chemise, mal secondé par son domestique, don Isidoro, noble aussi, comme tout le monde, cela va sans dire, et descendant peut-être des Troyens. Au premier coup de sonnette, il se dépêchera de passer son habit, posé sur le dossier d’un fauteuil. En attendant, il voudrait bien se débarrasser de Luciano, le contremaître de sa mine de soufre, et de Nardo, un de ses ouvriers, qui ont choisi ce moment pour lui apporter leurs réclamations, plus que jamais intempestives. Cette mine représente le dernier reste de la fortune ancestrale, l’unique dot de ses deux filles. Elle est sa seule ressource, et ne rend presque plus rien. Les galeries s’effondrent, l’eau l’envahit, les ouvriers y risquent leur vie ; il faudrait des machines et des travaux pour la remettre en état ; ce qui revient à dire qu’il faudrait de l’argent. Et l’on en doit déjà beaucoup à l’usurier Rametta. Si ce terrible homme a délié quelque peu les cordons d’une bourse qu’il n’ouvre qu’à bon escient, c’est parce qu’il sait que la mine n’est pas aussi complètement épuisée qu’on le croit ; et aussi parce qu’il a un fils, pour lequel sa vanité de parvenu guettait la fille du baron. S’il n’y avait pas la mine, l’amorce nobiliaire ne tenterait pas ses appétits, qui sont gros et positifs ; mais les deux ensemble constituent une combinazione qui lui convient. Nina l’a acceptée tristement. Elle a un autre amour au cœur, pour un cousin qui l’aime aussi. Mais il s’agit de relever la famille, si proche de la ruine, de délivrer son père de ses éternels soucis, d’assurer l’avenir de Lisa. Elle s’est résignée, elle a dit oui. Et l’on attend le fiancé, avec son père qui est en retard, ayant été appelé brusquement à la mine.

Les pâtisseries sont là ; le pharmacien envoie le rosolio, — avec la note, qu’on ne paie pas ; — les invités arrivent l’un après l’autre. Voici la tante Bianca, qui n’ouvre la bouche que pour dire ce qu’il ne faudrait pas, sans qu’on puisse démêler sûrement si c’est par sottise ou par malice ; voici le marquis en cravate blanche et la marquise en toilette ; ce sont les parens haut placés, dont on se demande jusqu’à la dernière minute s’ils viendront sanctionner la mésalliance, et qui viennent, importans, condescendans, insupportables. Voici le cousin don Rocco, un peu vulgaire : il possède une petite part de la mine ; il a été la cheville ouvrière du mariage ; il est l’homme-lige de Rametta, qui lui jette de temps en temps quelques petits os à ronger, parce qu’il sert ses intrigues. Un dernier parent, le chevalier, fait son entrée avec ses fils qui ne demandent qu’à se jeter sur les pâtisseries. Le notaire Zummo et le Père Carmelo arrivent ensemble. Mais Rametta, lui, n’arrive pas.

On s’impatiente. Les glaces se changent en sirop. On sert le rosolio. On commence à trouver qu’un retard aussi prolongé est du dernier mauvais goût. On va se fâcher, quand le coup de sonnette, cette fois, annonce Rametta. Il revient tout droit de sa course, fatigué, haletant, en veston, en gros souliers : un nouvel éboulement s’est produit dans la mine, que l’eau envahit. Aussi n’a-t-il pas amené son fils : la mine ne représente plus une dot suffisante, si elle est partagée. Avec beaucoup d’argent, on pourrait peut-être bien encore la restaurer. Mais il faudrait beaucoup d’argent. Et Rametta n’en veut risquer que si on la lui donne, toute à lui, en même temps que la fille à son fils. Il ne veut pas l’une sans l’autre : les espérances ne lui suffisent plus ; et si on ne passe pas par ses fourches caudines, il réclamera ses avances, Les invités, consternés, risquent de vagues paroles ; et le baron, cette fois, se révolte : il ne cédera pas, il payera ses dettes, — quand et comment, grand Dieu ! — il payera même le papier timbré qu’avait déjà noirci le notaire, et le rosolio, et les glaces fondues. En attendant, Nina rend la bague de fiançailles et les boucles d’oreilles à Rametta, qui les empoche en promettant de renvoyer à son tour les petits cadeaux que son fils a reçus. Alors, dans l’humiliation de ces marchandages, la jeune fille, — qui sait que tous connaissent le secret de son cœur, et qu’il est devenu celui de tout le monde, s’écrie en éclatant en larmes dans les bras de son père :

« Non, votre fils n’a rien à me rendre… Il ne peut pas me rendre ce que j’ai perdu, ce que j’ai sacrifié pour lui !… Plus que la mine, plus que la richesse, plus que le pain qu’il me donnait !… Beaucoup, beaucoup, beaucoup plus !… Je le dis ici devant tous, sans rougir !… Tous savent ce que j’avais dû m’arracher de là !… J’avais dû prendre mon cœur de force… comme avec ma main… et je l’offrais à votre fils loyalement… honnêtement… en priant Dieu de me faire oublier… de me faire pardonner… par un autre !… »

Le marquis prend Rametta par les épaules et le jette à la porte. Tous s’indignent, pressés de s’en aller. Et don Isidoro éteint les bougies.

Le second acte nous transporte à la mine, dans les bâtimens où les Navarra sont venus s’installer au-dessus des bureaux. Nina tient les comptes et surveille du mieux qu’elle peut un personnel mal payé, mécontent, prêt à toutes les infidélités : c’est une charmante figure dessinée en quelques traits, une de ces femmes qui sont l’âme du foyer, une sœur de cette touchante Maria des Malavoglia, qui travaillait avec tant de patience, résignée à sauver la « maison du néflier. » Lisa, qui est d’une autre étoffe, s’amuse et coquette avec Luciano. C’est un scandale pour la tante Bianca, pour le cousin don Rocco, pour tout le monde : car, si l’on admet qu’une fille qui descend d’Anchise peut se mésallier avec le fils d’un Rametta, dont la fortune est faite, on n’aura pas la même tolérance s’il s’agit d’un pauvre diable de contremaître, qui vit mal d’une paye incertaine. Luciano se trouve d’ailleurs dans la situation la plus ambiguë : il n’est plus aux gages du baron, mais à ceux de Rametta, dont il est obligé de tenir les intérêts. Or, si Rametta s’est implanté dans la mine, c’est avec la ferme intention d’en déposséder le propriétaire. N’a-t-il pas barre sur lui ? Il peut l’affamer quand il voudra en lui coupant le crédit : sans l’argent qu’il continue à avancer, l’exploitation serait vite arrêtée. Justement, les ouvriers s’agitent, réclament une augmentation de salaire, la grève est à la veille d’éclater : le moment est donc favorable. Le baron est allé lui demander de nouveaux subsides. Au lieu d’en apporter, Rametta vient réclamer son dû. Il arrive avec le notaire, un huissier, et ce dilemme : ou un arrangement qui le satisfasse, ou la saisie avec tout ce qui s’ensuit. Et la discussion commence.

La scène est magistrale, mais difficile à résumer, tant elle est pleine de faits et de mouvement, rapide, colorée, énergique. Ne vous figurez pas une discussion d’affaires méthodique, où chacun expose ses raisons en gardant de la tenue, et, quelle que puisse être l’âpreté de ses intérêts, les défend avec correction. Nous sommes dans un pays qui n’est rien moins que « moderne. » L’industrie soufrière, qui est une de ses principales ressources, est restée assujettie à des traditions commerciales hors de cours. J’en donnerai une idée en rappelant qu’il n’y a pas beaucoup d’années, les ouvriers de certaines mines étaient payés en nature et forcés de s’approvisionner à la boutique des patrons ! On crie, on gesticule. Don Rocco, l’intermédiaire, — on sait que ce type de parasite joue un rôle essentiel dans toutes les affaires de l’Italie méridionale, — « sue sa chemise » à expliquer ses bonnes idées désintéressées. On a eu grand’peine à renvoyer quelques ouvriers qui voulaient voir, parce que, dans ce pays de soleil où les portes sont toujours ouvertes, tout devient spectacle gratuit offert au prochain. Enfin, il n’y a plus là, avec les intéressés et le notaire, que don Rocca, la tante Bianca et les deux jeunes filles prêtes à encourager la résistance de leur père. Rametta se pose en victime. Il est entre les mains de ses partenaires « comme Jésus au Jardin des Oliviers ; » il a fait les plus lourds sacrifices pour une ancienne famille qu’il respecte, qu’il aime ; il lui a « donné son sang ; » à présent, il n’en peut plus, « ce qui est juste est juste, » il veut recouvrer son argent, capital et intérêts au 12 et demi pour 100 ! On examine les comptes. On voit bien ce que la mine coûte, et elle a coûté cher, jusqu’à ce qu’elle soit en état. On voit moins ce qu’elle rapporte. Ramalta prétend même qu’elle ne rapporte rien, puisque les frais courent toujours. Et don Rocco a une idée : son cousin ne peut pas donner d’argent, puisqu’il n’en a pas, mais il cédera pour quinze ans la mine à Rametta : au lieu d’être le propriétaire, il n’en sera plus que le directeur, avec des appointemens aussi, parce qu’il faut bien qu’il nourrisse sa famille. On se lance quelques injures : Parole di negozio, comme dit le notaire. Pour son compte, il approuve l’idée, mais Rametta feint de la repousser en criant qu’on l’écorche. Et le baron se révolte.

— Me dépouiller de la mine, après que j’ai payé les intérêts à douze et demi pour cent ! s’écrie-t-il.

— Je n’en ai jamais vu un centime, réplique Rametta.

— Vous serez payé, affirme don Rocco, puisque la mine recommence à produire.

Encore un point sur lequel on a de la peine à s’entendre. Il n’y a que Luciano qui soit renseigné là-dessus, puisque c’est lui qui tient le compte du soufre qu’on extrait chaque jour. On l’appelle. Le voilà pris entre Rametta qui le paye et Lisa qu’il aime. Il tâche de se tirer d’affaire en temporisant : il n’a pas son carnet, il ne sait où il l’a mis. Mais dès que Lisa lui commande de le montrer, il le tire de sa poche. Le compte étant favorable, Rametta risque un dernier coup pour empêcher de le produire : Luciano est un Judas, qui le trahit… et tout le monde sait pourquoi… Il n’y a que le baron qui ne le sache pas !… La scène devient tumultueuse ; les répliques se précipitent, chacun dit son mot : don Rocco, la tante, le notaire. Le baron, accablé, se lamente d’une telle déchéance. Il n’y a que Lisa qui ne dise rien. Mais quand son père lui demande ;

— Tu le veux ?… Tu le veux donc ?…

Elle fait signe que oui, en fille résolue.

Alors le baron se sent vaincu : il la chasse de la maison ; il capitule, il signera tout ce qu’on voudra. Et don Rocco se frotte les mains.

Le baron Navarra, qui descend d’Anchise, est maintenant l’employé de Rametta, et celui-ci, lorsque nous le retrouvons au troisième acte, le traite comme tel, en le rudoyant. Lisa, depuis qu’elle a épousé son Luciano, n’a pas reparu chez son père. Nina reste la même, laborieuse et sacrifiée, n’attendant rien de la vie et faisant son devoir au jour le jour, en être de douceur et de paix. L’argent de Rametta ayant permis d’acheter les machines et d’exécuter les travaux nécessaires, la mine a été réparée, la production redevient satisfaisante ; on voit approcher l’heure où les efforts seront récompensés. Mais, quand ce n’est plus avec la nature qu’il faut se battre, c’est avec les hommes : les ouvriers, toujours mécontens, réclament des avantages qu’il est impossible de leur accorder, — la grève a éclaté. Elle dure depuis quelque temps déjà : comme on ne leur cède pas, l’oisiveté et les privations les exaspérant, ils sont à ce degré de souffrance et de fureur où l’on ne craint plus rien, où l’on est capable de tout. Et c’est une scène presque sauvage qui se déroule dans la cour de la maison. Lisa, dont le mari est avec les grévistes, est accourue auprès de son père ; elle précède de peu Luciano et les délégués des ouvriers, qui arrivent la menace à la bouche. Luciano a contribué à les exciter. Pourtant, bien qu’il ait été chassé par son beau-père, il sait qu’une part de la mine finira par revenir à se femme ; et il est bien résolu à la défendre contre ceux qui l’ont trop bien écouté. Il est avec eux, c’est vrai, tant qu’il ne s’agit que de réclamer une meilleure paye ; avec eux, il déblatère contre Rametta, qui tâche de les amadouer en leur rappelant qu’il a travaillé comme eux. Mais il ne va pas au-delà : quand on parle d’incendier la mine, quand une torche s’allume, il change à la minute de ton et d’attitude ; il passe avec toute sa violence du côté des propriétaires. — Il devient même plus énergique, plus « propriétaire » qu’eux :

— Que fais-tu ? crie-t-il à l’ouvrier qui brandit la torche. Es-tu sérieux ?

— Comment, sérieux ? s’exclame l’autre. N’as-tu pas dit toi-même…

— Je t’ai dit de mettre le feu à la mine de ma femme ?

— Ah ! tu tournes casaque, toi aussi, tu trahis tes frères !… Naturellement ! et c’est lui qui leur barrera la route. Il est prêt à tout pour les arrêter. Tandis que le baron, Rametta et leurs amis s’en tiennent aux vaines paroles, lui s’empare d’un fusil, se poste devant la sortie, et gare au premier qui bouge ! Mais le baron lui arrache son arme et le jette dans les bras de Lisa, en lui criant :

— Pense à ta femme !

La réconciliation se fait ainsi, devant l’ennemi commun, dans le rapprochement des intérêts semblables, qui développent les mêmes instincts. Heureusement qu’une sonnerie de trompettes annonce l’arrivée de la troupe, qu’on avait fait appeler et qui tardait.

Ce troisième acte, paraît-il, a moins réussi que les deux autres. Il renferme cependant l’idée sociale que M. Verga a voulu dégager dans son œuvre, et qu’on trouve pittoresquement exprimée par un proverbe (d’origine toscane, si je ne me trompe) que cite un des personnages au cours de la pièce :

« Quand le vilain est sur le figuier, il ne connaît plus ni parent, ni ami. »

Le vilain, c’est Rametta, ancien ouvrier devenu riche, et qui commettrait les pires infamies pour augmenter son bien. Mais c’est aussi Luciano, fils d’un ouvrier mort dans la mine, élevé par les soins du baron, et devenu agitateur, capopopolo, en même temps que contremaître. Il a été avec les « travailleurs » aussi longtemps qu’il n’était que l’un d’eux ; dès l’instant où, dans le danger que court sa propriété future, il s’aperçoit qu’il est « capitaliste, », il devient l’allié naturel des propriétaires et n’a plus rien de commun avec ses amis de la veille. La métamorphose s’accomplit subitement, sans calcul, peut-être trop vite pour l’optique du théâtre. Un homme du Nord y aurait mis de la réflexion. Mais nous avons affaire à un être spontané, comme on en trouve encore dans ce vieux pays, resté près de la nature, qu’est l’île du soleil, du soufre et des Cyclopes, — à un de ces êtres dont les instincts sont toujours prêts à se changer en passions.


Cette idée, à coup sûr, n’est pas nouvelle, puisqu’elle se trouve exprimée dans un proverbe qui n’est certainement pas d’hier ; mais elle est ici mise en œuvre avec cet art singulièrement personnel que l’on a si vivement goûté dans les précédentes pièces de M. Verga. Il consiste, avant tout, dans la recherche intense, nerveuse, passionnée, de la vie. On sait que l’écrivain sicilien a été l’un des initiateurs de ces tendances littéraires qui furent jadis baptisées du nom de Vérisme, et qui procédaient de la réaction légitime provoquée par la crise du romantisme. Il en est demeuré le représentant le plus éminent, — et son œuvre nouvelle en est la preuve. Impossible de se dégager plus complètement, dans la composition aussi bien que dans le style, des déformations conventionnelles de la rhétorique ; impossible de serrer de plus près la réalité, de donner avec plus de force l’illusion de la vie, d’en mieux exprimer le mouvement et l’apparente banalité qui voile tant de choses complexes ou douloureuses ! Le drame se noue avec une simplicité parfaite, au milieu des incidens, qui recommencent chaque jour à peu près pareils. Il se développe à travers d’autres incidens qui ne sont pas plus extraordinaires, des conversations et des propos qui n’ont rien d’inhabituel ; et, cependant, il avance, conduit par une logique implacable, jusqu’à ses éclats : on dirait une rivière qui suit un lit quelque peu rocailleux, jusqu’aux cascades qui précipitent sa chute ou brisent son cours. Point de théories développées par quelque arrière-neveu de l’immortel Desgenais ; point d’airs de bravoure ; point de tirades ; point de « morceaux : » le dialogue, d’une étonnante rapidité, n’est fait que de petites phrases qu’on croirait avoir entendues cent fois ; et pourtant, leur succession dégage nettement le drame, qui existe en soi, et l’intention de l’auteur, qui laisse aux faits tout le soin de la montrer. Quant à la composition, elle est d’un dessin si précis qu’elle laisserait l’impression d’une certaine sécheresse, sans la couleur des détails de mœurs qui la relèvent, sans l’intensité des passions qui soutiennent la trame. Une fois de plus, on reconnaît là l’avantage qu’il y a pour un écrivain à se mouvoir dans un cadre bien particulier, qui échappe encore à l’uniformité de notre monde moderne et fournit des traits anciens, des mœurs pittoresques, des figures à caractère. Quel que soit le sujet de son œuvre, elle bénéficie de la séduction qu’exerceront longtemps encore, sur nos esprits fatigués de la monotonie de notre vie toute réglée, ces milieux où l’on retrouve quelque chose de la variété, de la couleur, de l’imprévu du temps passé.

Du tien au mien est la cinquième pièce de M. Verga, en comptant pour une seule le diptyque de la Chasse au loup et la Chasse au renard. Elle est la seule qui comporte plus de deux actes. Et l’auteur, en traitant une matière différente, — puisqu’il s’agit d’affaires et pas ou presque pas d’amour, — a réussi à y transposer les qualités qu’il avait montrées dans les précédentes. Elle peut donc passer, à plus d’un titre, pour la plus importante de ses œuvres dramatiques. Si elle ne retrouve pas le succès de popularité de Cavalleria rusticana, c’est que la foule, qui fait, dans la vie, une si grande place aux passions de l’intérêt, réserve, au théâtre, sa faveur aux passions de l’amour.


  1. La Lupa, acte I, scène 5 (Teatro di G. Verga, etc. Milan, Trêves, 1896).
  2. Dal tuo al mio, comédie en trois actes. D’après le texte inédit.