Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/16

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Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 200-227).

CHAPITRE XVI.

la délivrance.


Trim, en apprenant la mort de son maître, s’était d’abord laissé aller au plus violent paroxisme de douleur, puis surmontant cet excès et reprenant peu à peu ses esprits, il était parti en courant, pour aller une dernière fois embrasser les restes mortels de celui qui lui était plus cher que la vie, avant qu’ils eussent été déposés dans un cercueil.

Comme Trim arrivait au couvent des Ursulines, le coronaire revenait de l’enquête, suivi de ceux qui l’avaient accompagné. Le maître d’équipage du Zéphyr, en voyant Trim tout essoufflé, nu-tête, car il avait oublié sa casquette, le regard égaré, la bouche ouverte, eut pitié de lui, et lui adressant la parole avec douceur :

— Mon cher Trim, lui dit-il, tu feras mieux de revenir avec nous ; à quoi te servira de voir le cadavre de ton pauvre maître ? c’est un triste spectacle ! Viens avec nous, viens !

Trim baissa la tête, une grosse larme tomba de son œil et roula sur sa joue ; il ne répondit pas.

— Tu ne dis rien, Trim, continua le maître d’équipage, en le touchant sur l’épaule ; écoute mon avis et n’attend pas que le corps de notre bien aimé capitaine soit arrivé. Sa vue pourrait te causer bien du mal.

Trim se jeta à genoux et éclata en sanglots. Je veux voir mon maître et mourir ! murmura-t-il ; laissez-moi rester.

Le maître d’équipage, voyant qu’il était inutile de songer à amener Trim, prit avec les autres le chemin de la ville.

Bientôt apparut sur le fleuve la pirogue dans laquelle deux nègres amenaient les restes inanimés du noyé. Quand l’embarcation toucha au rivage, Trim, en voyant le cadavre, lâcha un cri déchirant et se précipita dessus, en l’étreignant dans ses bras comme s’il eut été en vie, et couvrant de baisers toutes les parties du corps qui n’avaient point été dévorées par les caraucros. Les deux nègres, qui étaient chargés de conduire le cadavre, prirent Trim pour un fou et voulurent l’arrêter ; mais celui-ci sans les écouter, continua à couvrir le corps de baisers et à remplir l’air de cris déchirants. Les deux nègres ne comprenant rien à la chose, et d’ailleurs se souciant fort peu d’engendrer querelle avec Trim, dont l’herculéenne stature leur servit de calmant, s’assirent stoïquement sur le bord de la levée.

Trim, se relevant au bout de quelques instants, se croisa les bras sur la poitrine ; la tête penchée, en avant, les yeux fixes et immobiles, il se mit à contempler les restes défigurés de son maître. Ses yeux ne pleuraient plus, sa bouche ne faisait plus entendre de sanglots, sa poitrine ne se soulevait plus aux battements de son cœur ; on aurait dit la personnification de la douleur et du désespoir ! Tout à coup la figure de Trim s’anime, ses yeux brillent, ses narines se dilatent : il a cru remarquer que le corps est moins long que celui de son maître ! les jambes et les pieds affreusement enflés ne sont pas trop à la gêne dans les pantalons et les bottes ! Ceci peut-être ne prouve rien ; mais Trim sait que le petit doigt du pied gauche de son maître avait été coupé dès son enfance. — Il ôte la botte, arrache le chausson ; tous les doigts du pied sont entiers ! Trim laisse échapper un cri de joie, mais il craint de laisser apercevoir les soupçons qui entraient dans son esprit, et il dissimula du mieux qu’il put les sentiments qu’il éprouvait. Il quitta alors le cadavre, et reprit d’un pas pressé le chemin de la ville…

Trim était convaincu que le cadavre du noyé n’était pas celui de son maître ; mais comment se trouvait-il revêtu de toutes ses hardes ? Par qui cet acte avait-il été commis ? Dans quel but. Qu’était devenu son maître, qui n’était pas revenu depuis son débarquement ? Il y avait là quelque chose de mystérieux et de bien inquiétant. Peut-être que son maître était en ce moment victime de quelqu’horrible complot ! Peut-être avait-il été assassiné, ou expirait-il sous le couteau de quelque bandit ou dans d’affreuses tortures ? Il y avait de quoi faire tourner la tête à Trim. Mille idées confuses, discordantes, noires, épouvantables se présentaient à l’esprit du pauvre esclave, ce fidèle serviteur de Pierre.

— Oh ! mon tête, mon tête, criait Trim, et il se pressait le front de ses deux mains ; moué venir fou, fou, fou ! et il se mettait à courir afin de se rendre plus vite à bord du Zéphyr.

Quand il arriva à bord il n’avait aucun plan de formé, aucune ligne de conduite de tracée. Il aurait voulu avertir tout le monde, afin que tout le monde l’aidât à chercher son maître ; d’un autre côté il craignait de donner l’alarme, de peur que la nouvelle n’en parvint aux oreilles de ceux qui avaient tendu le piège et qu’ils ne le fissent mourir de suite, s’ils ne l’avaient pas déjà fait ! Il aurait voulu faire ses recherches partout à la fois, et il ne savait pas où commencer. C’est ainsi qu’il arriva à bord du Zéphyr. L’équipage était dans la plus grande tristesse.

De toutes les personnes à bord, celui en qui Trim avait le plus de confiance était le gros Tom, dont il connaissait la discrétion, l’activité, la prudence et l’attachement pour le capitaine Pierre. Trim et Tom avaient toujours été de bons amis ; et plus d’une fois, l’un avait trouvé dans l’autre un puissant auxiliaire dans les rixes qui suivaient presque toujours leurs courses au milieu des cabarets, quand le Zéphyr touchait à quelque port étranger. Trim, s’étant enfin décidé à faire part à Tom de tout ce qu’il avait découvert, alla le trouver et l’ayant tiré à l’écart, lui raconta ce qui s’était passé dans l’embarcation, quand le noyé avait été amené à terre par les deux nègres.

— Et moi aussi, dit Tom, qui avait de la peine à en croire ses oreilles, et moi aussi je sais que le capitaine avait perdu le petit orteil du pied gauche ! Mais qu’est-ce que tout cela veut dire ? Qu’allons-nous faire ?

— Sé pas ; c’est pour ça que moué von lé savoir ce que dis.

— Je pense qu’il serait à propos d’avertir M. Léonard, c’est lui qui commande à bord, en l’absence du capitaine. Il pourrait peut-être nous donner de bons conseils, et d’ailleurs il faut bien obtenir sa permission pour un congé de deux ou trois jours.

— Eh bien ! voui, allons é li.

Trim et Tom descendirent dans la cabine où ils trouvèrent M. Léonard seul. Trim lui fit part de sa découverte et de ses soupçons. Il fut convenu qu’on n’en parlerait à personne et qu’on n’avertirait pas la police. M. Léonard donna à Trim et à Tom un congé pour faire les recherches nécessaires, et de plus une somme de vingt piastres en cas de besoin ; et il promit de faire de son côté les plus vigilantes recherches.

— Qu’allons-nous faire maintenant, dit Tom, quand ils furent remontés sur le pont.

— Sé pas Irop ; moué pense que l’y sera pas mauvais que l’un descende le long de la levée, et examine tous les canots, pou voir si pas reconné cti-là qui a venu cri le capitaine à bord.

— Ce n’est pas une mauvaise idée. Je me rappelle bien du canot et je reconnaîtrai bien ceux qui le conduisaient ; je vais suivre la levée jusqu’au couvent des Ursulines. Et où te rencontrerai-je ?

— N’importe, je va cherché dans tous les p’tites l’auberges, et si n’apprend rien, moué revenir à bord c’tte nuit.

Trim et Tom se séparèrent, celui-ci suivant la levée et examinant tous les canots qui se trouvaient attachés le long des quais, et Trim se dirigeant du côté de la rue Royale.

Tout en marchant Trim pensait ; or tout en pensant voici les réflexions qu’il fit : « Mon maître a été attiré dans un piège ; ce piège a été préparé avant qu’il fût arrivé à la Nouvelle-Orléans, puisqu’on a envoyé un canot au-devant de lui à bord ; c’était quelqu’un qui savait l’arrivée du Zéphyr aussi. Mais pourquoi lui tendre un piège ? Qui lui a tendu ce piège ? Ce n’est pas par vengeance, je ne lui connais pas d’ennemis ; pas pour prendre son argent sur lui, on ne pouvait savoir s’il en avait ; ça doit donc être quelqu’un qui devait avoir un intérêt bien grand à sa disparition, mais quel intérêt ? » Il en était là de ses réflexions quand il arriva en face du No 141, la demeure de feu Alphonse Meunier. Trim tressaillit et, continuant tout haut le cours de ses réflexions, s’écria : « Ne serait-ce pas quelqu’un qui aurait un intérêt opposé à celui de mon maître dans la succession de M. Meunier ? » Cette idée s’empara avec force de son esprit et il entra dans l’ancienne demeure du père Meunier.

Toutes les portes des chambres étaient sous scellé, à l’exception de celle de la cuisine et d’un petit cabinet, au premier, que l’on avait préparé pour le gardien nommé par la Cour des Preuves. Trim était entré par la porte de cour ; la première personne qu’il rencontra fut le mulâtre Pierrot, un des plus fidèles esclaves du père Meunier et auquel, par son testament, il avait donné la liberté et une somme de cinq cents dollars. Pierrot était assis sur un banc de bois à la porte de la cuisine, occupé à nettoyer quelques couteaux et fourchettes. Il avait l’air triste et abattu. En reconnaissant Trim, son ami d’enfance, qu’il n’avait pas encore vu depuis son retour, il se leva, étendit les bras et l’embrassa en versant des larmes. Trim eut bien de la peine à retenir les siennes, mais il fit violence à sa douleur, car il accomplissait une mission de vie ou de mort pour son maître, et avait besoin de toute sa fermeté et de son jugement.

— Ne pleure pas, Pierrot, lui dit-il en se dégageant doucement, il faut montrer plus de courage.

— Ah ! mon l’ami Trim, quand tu l’arrivé donc ? Tu l’as appris que mon maître l’y mort la semaine passée.

— Oui, oui, moué l’a appris en arrivant au port hier matin.

— Et ton maître, le capitaine, y n’été pas vini à la maison ; pi-t-être y l’été trop affligé !

— Mon maître, Pierrot, y l’été itou, y l’été noyé ; Trim ne put retenir un tressaillement nerveux, une larme coula de ses yeux, mais il l’essuya bien vite, de crainte de voir son ami éclater en sanglots et de lui faire perdre ainsi un temps précieux.

— Dis-moi, Pierrot, continua-t-il, ce qui est arrivé à la mort de Moissié Meunier, de quoi l’a ti mouri ? qué l’étaient les personnes qui voyaient li le plus à son les derniers moments ?

— Personne, ne vini voir li, répondit Pierrot en baissant la vue sous l’ardeur du regard de Trim ; personne excepté le docteur Rivard, qui a veillé li avant li mouri ; l’y était son seul ami !

Trim avait remarqué un certain mouvement d’amère ironie sur les lèvres de Pierrot, quand il prononça ces dernières paroles.

— Qué fait dire à toué, — « docteur Rivard l’était son seul ami ? »

Et Trim regarda Pierrot avec une telle expression d’intense anxiété, que celui-ci tressaillit, et faisant un signe à Trim passa avec lui dans le jardin. Pierrot prit un air solennel et dit à Trim d’un ton profondément affecté :

— Conné-ti le docteur Rivard ?

— Pas beaucoup, un peu !

— Eh bien, moué l’a peur du docteur Rivard ; docteur Rivard bien riche, bien fort, bien méchant, moué pensé ! docteur Rivard peut faire pendre toué, moué et tous les pauvres nègres, si voulê…

— Qué ce qui fait toué dire ça ?

— Écoute… et Pierrot regarda tout autour de lui dans le jardin, puis prenant la main de Trim dans la sienne, il lui dit : viens.

Ils allèrent tous les deux au fond du jardin, et Pierrot prit une petite fiole, qu’il avait cachée sous un tas de ballayures.

— Regarde c’te p’tite fiole ; c’est poison pareil à celui que fesé Ned le sorcier ; tu conné li Ned, le nègre Congo : et bien moué trouvé c’te p’tite fiole sur la table de mon maître une nuit, après le docteur l’été parti. Moué connu la fiole pour cti là qué donné Ned. Le lendemain mon maître l’était mort !…

Trim était profondément absorbé dans ce que venait de lui dire Pierrot, il ne répondit pas un mot.

— Prends garde, Trim, ne va pas dire rien !… Docteur fera pendre toué et moué !

— Donne-moué la fiole, répondit enfin Trim ; ne l’avé pas peur du tout ! Faut moué allé voir Ned ; où l’y demeuré à c’t’heure ?

— Rue Perdido, au bout, près la Cyprière ! et Pierrot lui donna la fiole, que Trim serra dans sa poche, après l’avoir enveloppée dans une feuille de chou.

Trim se rendit à la rue Perdido et de là à la case du nègre Congo. La porte et les contrevents étaient fermés. Trim secoua la porte avec violence et appela ; ce fut en vain, car il n’y avait personne. Cruellement désappointé, il prit tristement le chemin de la cité, se promettant de retourner le soir à la cabane de Ned. Il passa le reste de la journée en inutiles recherches, et quand la nuit fut venue il retourna à la case du nègre Congo, où il était, comme nous l’avons dit dans le chapitre précédent, quand le docteur Rivard, accompagné de Pluchon, alla y chercher un serpent à sonnettes.

Trim, après avoir vainement essayé de rejoindre la voiture du docteur Rivard, s’était rendu à la demeure de ce dernier, pour avoir de la vieille Marie de plus amples informations sur certaines choses qu’elle lui avait dites le jour précédent. Il trouva la vieille seule, assise au coin du feu, et faisant cuire des marrons.

— Bonjour, ma tante, lui dit Trim en entrant et prenant un siège vis à-vis d’elle.

— Bonjour Trim ; tu l’es ben mouillé, seché ton l’habit, mon enfant.

— Ne vous l’occupez pas. Et comme ça, lui dit-il sans autre préambule, vous saviez depuis cinq ou six jours que moué devais l’arriver ?

— Oui, mon enfant.

— Et comment vous l’aviez appris ça ?

— Voici comment ; la semaine passée, Mossié Plicho y l’est vini ici un soir, y faisai un temps affreux, la pli y tombé comme tout, comme ce soir, mossié Plicho l’y entré et l’y enfermé avec mon maître dans son l’étude. Mossié Plicho était tout l’essoufflé, mon maître tout bourru. Moué dit à moué-même : « y a que chose, ça c’est sûr, » et moué allé sur le bout du pied écouter.

— Qué avez-li entendu ?

— Moué l’entendi bien docteur Rivard dire à mossié Plicho : « faut vous allé trouver Édouard Phaneuf, le pilote, et que, coûte qui coûte y est nécessaire que capitaine Pierre n’arrive pas à la ville avant qu’il ait été l’averti. »

— Il a dit ça ?

— Oui.

— Et l’après ?

— Et l’après moué entendi parler de la mère Coco-Letard, pis de son l’habitation des champs, pis de ses grands garçons, pis du capitaine Pierre !

— Pis après ?

— Pis après, pu rien ; moué sauvé, quand vu lu docteur se lever.

Les explications de la vieille Marie confirmèrent Trim dans ses soupçons, et après avoir recommandé à sa tante de ne pas parler de ce qu’elle venait de lui dire, et même de ne pas mentionner qu’il était venu la voir, il reprit le chemin de son navire, espérant y retrouver Tom, auquel il avait hâte de communiquer ses découvertes.

Quand Trim quitta la vieille Marie, le docteur n’était pas encore de retour. La pluie tombait par torrents et l’orage grondait dans toute sa fureur.

En arrivant à bord du Zéphyr, Trim trouva le gros Tom qui faisait sécher ses hardes dans la cambuse ; il avait parcouru la levée dans toute sa longueur et cherché dans toutes les directions, sans avoir pu rien découvrir qui put le mettre sur la voie. Trim lui raconta tout ce qu’il avait appris, sans néanmoins rien lui dire de ce que Pierrot lui avait confié, à l’égard de la petite fiole de poison, que le docteur Rivard avait oubliée dans la chambre du père Meunier. Après avoir longtemps délibéré ensemble sur ce qu’ils feraient le lendemain, ils se quittèrent pour aller se coucher, sans en être venu à aucune conclusion satisfaisante.

Avant le jour Trim était sur le pont, impatient de commencer ses recherches. Il alla éveiller Tom qui, de son côté, nu se fit pas prier, et tous les deux se mirent en route.

— Je crois, dit Tom, que nous devrions commencer par chercher M. Pluchon.

— Oh ! non, pas si bête ; y été trop fin coquin, y découvri tout !

— Si nous cherchions la mère Coco-Letard ?

— C’est ça, moué y pensé ; mais sê pas où li demeure, n’i sé pas non plus où l’y est son l’habitation des champs.

— La vieille Marie ne t’a-t-elle pas dit où c’était ?

— Non, li sé pas elle-même, li ma dit que croyé la mère Coco-Létard été une vendeuse de les légumes.

— Eh bien, allons sur le marché aux légumes.

— C’est ça, moué y pensé.

Ils se rendirent donc au marché aux légumes. Le temps était devenu frais et serein ; l’orage de la nuit avait purifié l’atmosphère et, à l’exception de la boue dans les rues, on n’aurait pas dit que la ville avait été visitée, quelques heures auparavant, par une aussi violente tempête. Les premières lueurs d’un beau jour commençaient à colorer l’horizon, quand ils arrivèrent. Le marché était désert et les stalles vides. Trim et Tom s’assirent sur un banc en attendant l’arrivée des revendeurs et des revendeuses. Bientôt ils arrivèrent, les uns chargés d’énormes paniers, les autres conduisant des mulets par la bride ; ceux-ci apportant de grands pots de café tout chaud, ceux-là traînant de petites charettes à bras chargées de tous les fruits de la saison. Le marché avait l’air d’une foire, ou chacun étalait avec ordre et symétrie ses denrées sur sa stalle.

— Allons prendre une tasse de café, dit Tom, et manger un gâteau ; nous ferons parler la revendeuse.

— Allons.

Ils accostèrent une négresse qui n’avait pas de stalle, et qui débitait modestement ses tasses de café, assise sur un petit banc de bois portatif.

— Beau temps ce matin, dit Tom en s’adressant à la négresse d’un air dégagé.

— Oui mossié, beau temps.

— Donne-nous deux tasses de café et des gâteaux.

— Oui, mossié.

— C’é toué conné madame Coco-Létard, lui demanda Trim ?

— La mère Coco ?

— Oui, la mère Coco Létard.

— C’ti là qui a tout piti fille, pour vendre à son la stalle ?

— Je peux pas dire, c’est la mère Coco-Létard, vendeuse de légumes.

— Ô ben oui, y a pas d’autres. Son la stalle est à l’aute boute du marché. Tu vas conné par son la peti filie, et un granud pavillon planté devant son la stalle ; tiens, vois-ti là bas ?

Quand ils eurent pris leur café, ils se dirigèrent vers la stalle que leur avait désigné la négresse. Clémence était occupée à disposer avec goût les légumes, qu’un esclave lui avait apportées dans une petite charrette à bras.

— Me diriez-vous où nous pourrions voir madame Coco-Létard, dit Tom à Clémence.

— C’est ici sa stalle, Monsieur, répondit modestement celle-ci, en jetant un coup d’œil timide sur la figure de Tom.

— Va-t-elle venir bientôt ?

— Je ne crois pas qu’elle vienne aujourd’hui ; elle s’est blessée hier matin en tombant ; elle a gardé le lit toute la journée, et si elle n’avait pas eu quelqu’affaire pressé à l’habitation des champs, elle ne se serait pas levée ce matin.

Trim se rapprocha de la jeune fille et fit signe à Tom de continuer.

— C’est malheureux vraiment, j’aurais voulu lui parler pour affaires pressantes.

— Qu’est-ce que c’est, monsieur, dit-elle en regardant Tom d’un air curieux ; ne pourriez-vous pas me le dire ?

Trim, qui vit que Tom paraissait embarrassé, ajouta négligemment : nous voulé acheter deux cents barils d’oranges pour expédier li à St. Louis.

— Revenez à midi et maman sera ici, j’irai la chercher.

— Nous pas pouvé attendre, continua Trim, c’est dommage, car on nous l’avait dit que madame Coco Létard gardait toujours les meilleures oranges. C’est égal, nous pouvé aller acheter ailleurs.

Clémence, qui craignait de manquer une si belle occasion, et qui bien plus craignait que sa mère ne la battît pour l’avoir laissé échapper, offrit d’aller de suite chercher sa mère, s’ils voulaient attendre.

Trim fit un signe à Tom, qui reprit :

— Oh non, ce n’est pas la peine, dites-nous où nous pourrions trouver madame Létard et nous allons y aller de suite.

— Vous ne pourrez pas trouver la place, car elle est allée à son habitation des champs.

— Et où l’est son l’habitation des champs, s’écria Trim un peu vivement.

Clémence ne remarqua pas l’expression d’impatience que manifesta Trim et répondit innocemment :

— C’est bien loin, derrière le couvent des Ursulines, au milieu de la plaine ; une maison à deux étages entourée d’un jardin. Mais vraiment c’est trop de trouble et je ne crois pas que vous puissiez la trouver.

— Nous la trouverons bien, répondirent à la fois Tom et Trim ; mais Tom, se reprenant aussitôt, ajouta : nous pourrions bien en effet ne pas la trouver, d’ailleurs peut-être n’aurons-nous pas le temps d’y aller ; dans ce cas nous reviendrons cette après midi.

— C’est bien mieux, répondit Clémence, qui quoiqu’elle ne soupçonnât même pas qu’il y eut le moindre danger pour sa mère d’envoyer ces deux hommes à l’habitation des champs, sentit que la mère Coco pourrait bien la gronder et peut-être la battre, pour avoir pris sur elle de les y avoir envoyées.

Trim et Tom, au lieu de prendre la direction de l’habitation des champs, se dirigèrent du côte opposé d’un pas lent. Mais aussitôt qu’ils eurent tourné le coin de la première rue, Tom appela une voiture de remise dans laquelle il monta, Trim se plaçant à côté du cocher. Quand ils furent arrivés près du couvent des Ursulines, Tom, après avoir donné ordre au cocher d’attendre là son retour, partit avec Trim, suivant la direction que leur avait donné Clémence.

Il pouvait être alors sept heures du matin. Le temps était calme et chaud. Le soleil brillait avec éclat. Le chant du moqueur, cet oiseau des latitudes méridionales, dont le gosier si flexible lui permet d’imiter à la perfection le chant de tous les autres oiseaux, se faisait entendre de plus en plus mélodieux, à mesure que Trim et Tom avançaient dans la campagne, et sortaient du dédale de petites rues boueuses et malpropres du faubourg Trémé ; Trim était impatient d’arriver ; Tom était rêveur, il craignait encore une déception et une infructueuse recherche.

— Et si nous ne trouvions rien, dit-il tout à coup, que ferons-nous ?

— Nous cherché toute la maison, la cave, le grenier, les armoires ! répondit Trim.

— Et si nous ne trouvions rien ?

Trim tressaillit au doute de Tom, mais d’après ce que lui avait dit sa tante Marie, il était tellement persuadé que les Coco étaient les personnes qui avaient enlevé son maître, qu’il répondit avec chaleur :

— Pas possible ! moué sûr, moué senti en mon tête qué chose qui dit mon maître y été là ; moué gage mon le cou !

Tom hocha la tête et continua à marcher, réfléchissant aux moyens d’aborder la question quand ils arriveraient à la maison, que déjà ils commençaient à apercevoir au milieu de la plaine.

— Moué croyé v’là l’habitation des champs, s’écria Trim.

— Ça m’en a l’air ; comment allons-nous faire pour entrer ?

— Nous cogné à la porte.

— S’ils ne veulent pas ouvrir ?

— Nous cogné pli fort !

— S’ils refusent absolument ?

— Nous enfoncé li !

— Halte là ! et si le capitaine n’y était pas ?

— Moué sûr y l’été, et pis, si l’été pas, moué sûr les Cocos ouvri tout suite la porte.

— Et s’ils ouvrent la porte, que ferons-nous ?

— Nous parlé, nous demandé, nous cherché ; dans tout cas toué faisé comme moué, moué faisé comme toué ; moué tapé, toué tapé ; moué couri, toué itou.

— Oh ! quand à ça compte sur moi, car nous pouvons tous les deux nous attendre à une partie de coup de poings ; mais ça, ça me chausse !

À travers la plaine, la vieille Coco avait vu venir ces deux hommes, dont un nègre. À mesure qu’ils approchaient de sa demeure, elle sentait de vagues craintes à l’endroit de son prisonnier, dont elle ignorait la situation en ce moment. Une visite à l’habitation des champs était chose si inusitée ! Ce qui la consolait pourtant, c’était d’abord que le prisonnier ne criait jamais, si ce n’avait été un peu la veille, et que d’ailleurs ses cris pouvaient à peine se faire entendre ; ensuite ils n’étaient que deux contre trois !

Quand les deux visiteurs ne furent plus qu’à une couple d’arpents, elle appela Léon et François, deux puissants auxiliaires au besoin, auxquels elle fit part de ses inquiétudes. Après avoir délibéré quelque temps, ils convinrent d’ouvrir la porte sans difficulté si ces hommes venaient à la maison, malgré l’avis de François, qui était d’opinion de ne point ouvrir et de ne point répondre. Mais la crainte que ces étrangers ne découvrissent le soupirail du cachot, ou n’attirassent l’attention du prisonnier s’ils frappaient trop fort à la porte, leur fit prendre une résolution différente de l’avis de François. La vieille Coco courut jeter le tapis par dessus la trappe, et Léon descendit ouvrir au premier coup que frappa Trim. Il fit un salut à Tom et ne fit pas attention à Trim ; car un nègre à la Louisiane, on ne s’occupe pas de ça !…

— Bonjour, monsieur, lui dit-il, en prenant son ton le plus aimable, y a-t-il quelque chose à votre service ?

Trim et Tom furent un peu déconcertés, eux qui s’ètaient attendus à de la résistance.

— Nous voudrions voir madame Coco-Létard, on nous a dit que c’était ici qu’elle demeurait.

— Qui vous a dit ça ?

— Quelqu’un.

— Ah ! bien, on vous a trompés ; elle ne demeure pas ici.

— C’est égal qui demeure ici ?

— Mon ami, ça ne vous fait rien ; si vous avez besoin de quelque chose, je suis prêt à vous rendre service. La vieille Coco et François écoutaient au haut de l’escalier.

Trim fit un clin d’œil à Tom qui continua :

— Je cherche quelqu’un qui s’est sauvé, et que nous croyons caché dans cette maison.

— Caché dans cette maison ! répéta Léon, avec un étonnement si bien joué, que Trim et Tom commencèrent à croire qu’ils s’étaient trompés.

— Peut-être ai-je été mal informé, mais pourtant on nous avait bien assurés qu’on l’avait vu venir dans cette direction ; dans tous les cas nous aimerions à visiter la maison.

François, en voyant la tournure que prenait la conversation, descendit à son tour ; la vieille Coco se tenait prête à toute éventualité.

— Qu’est-ce qu’il veut donc, ce monsieur ? demanda François à Léon.

— Il cherche quelqu’un qu’il croit caché ici.

— Monsieur est donc un homme de police ? c’est bien, monsieur, cherchez, continua François en s’adressant à Tom ; vous êtes bien sûr de ne trouver personne, car nous avons été ici tout le temps, et je ne crois pas qu’il put y entrer un homme, sans que nous l’ussions vu ou entendu.

Tom regarda Trim dont la figure annonçait le désappointement. Tom ne savait que penser, Léon et François remarquèrent l’hésitation de Tom et ils s’enhardirent de toute l’irrésolution des autres.

— Allons, monsieur, reprit Léon d’un ton un peu plus sec, si vous voulez chercher, cherchez ; mais dépêchez-vous, car nous avons des affaires.

Trim était confondu dans ses idées et ne savait que faire ; Tom crut qu’ils avaient fait un faux pas et cherchait les moyens de s’en retirer. Déjà il se préparait à faire des excuses et à sortir, quand Trim qui était derrière lui appuyé au cadre de la porte, fit un bond en avant et d’un coup de poing porté au milieu du front, culbuta François. Tom sauta sur Léon, quoiqu’il ne comprit rien à ce que faisait Trim, et le renversa sous lui, comme s’il eut été un enfant.

Tom regardait Trim, qui renversait les tables, les miroirs, culbutait les lits, les chaises, les coffres et tout ce qui se trouvait dans l’appartement. Il ne pouvait s’imaginer ce que tout cela voulait dire.

— Qu’as-tu donc Trim ?

— Mon maître ! mon maître ! cria Trim, il été ici ; moué entendi li, moué reconnu son la voix ! mon maître, maître !

Trim avait en effet parfaitement distingué la voix de son maître, quoique Tom n’eut absolument rien entendu.

Voici ce qui venait de se passer dans le cachot. Le serpent n’avait pas mordu Pierre de St. Luc, grâce à l’état de complet anéantissement dans lequel l’avait plongé sa défaillance. Le soleil, qui en ce moment entrait par le soupirail du cachot, frappait sur le plancher ; l’instinct du serpent qui lui fait chercher la chaleur, lui fit quitter sa position sur la poitrine de Pierre, et il était aller se baigner dans les flots de lumière et de chaleur que le soleil répandait sur le plancher. Pierre de St. Luc, en sentant disparaître ce poids qui lui pesait sur la poitrine, revint à lui peu à peu et reprit ses sens. En apercevant le serpent qui roulait avec complaisance ses anneaux bleus et gris, aux rayons du soleil, il jeta un cri. C’était ce cri que Trim avait entendu.

Trim ne découvrant rien dans l’appartement d’en bas, s’élança dans l’escalier. La mère Coco venait au secours de ses enfants armée d’une hache, dont elle dirigea un coup sur la tête de Trim. Vif comme un poisson, Trim para le coup, arracha la hache des mains de la mère Coco, et, saisissant la vieille par les épaules, la lança aux pieds de Tom, en lui criant :

— Prendé soin de c’ti-là encore !

La hache à la main, Trim frappe, brise, défonce tout ce qui peut cacher son maître, qu’il appelle de toute la force de ses poumons. Pierre de St. Luc reconnaît la puissante voix de son Trim, son fidèle Trim ! Il n’ose croire à son bonheur, et cependant il se mit à crier de toute sa voix pour guider Trim.

Celui-ci écoute et il entend son maître qui lui crie « de prendre garde à la trappe ! » Cette fois Trim est sûr et certain ; il lâche un indicible cri de joie, tous ses membres tremblent d’émotion. Il a reconnu que la voix vient de dessous le plancher, et il a bientôt découvert la trappe qu’il ouvre. Son maître lui crie de prendre garde au serpent, mais l’œil de Trim avait déjà découvert le reptile ; il n’hésite pas un seul instant, saisit l’échelle, descend et marche droit au serpent qu’il coupe en deux d’un coup de sa hache. Puis il court à son maître, le saisit dans ses bras, couvre ses mains de baisers. Pierre de St. Luc ne trouve pas un mot à dire, ses paroles semblent s’arrêter sur sa langue. Les membres de ce pauvre Trim frissonnent de bonheur, il pleure et rit en même temps ! Dans un instant il eut coupé les liens et les courroies qui garrottaient son maître. Nous renonçons à exprimer les sentiments qui agitaient ces deux hommes en ce moment. Il est de ces sensations de l’âme pour lesquelles le langage de l’homme ne trouve pas d’expressions. Pierre de St Luc prend la grosse main calleuse de son fidèle serviteur entre les siennes, et la presse avec une profonde reconnaissance. Trim se croit mille fois trop payé pour ce qu’il a fait, et il tombe à genoux devant son maître, qui le relève avec affection.

Au premier pas que fit Pierre il sentit ses genoux sous lui, ses yeux se voilèrent et il lui sembla que tous les objets tourbillonnaient dans le cachot. Il fut contraint de se coucher un instant pour laisser passer cette faiblesse. Après avoir bu un coup d’eau et s’en être baigné le visage, il se sentit assez de force pour sortir du cachot, où il avait enduré tant de douleur morale et supporté tant d’outrages. Trim, qui supportait son maître, fut obligé de le porter pour monter l’échelle. L’air plus pur que Pierre respira, en sortant du cachot, lui donna de nouvelles forces et il s’assit sur une chaise. À mesure qu’il reprenait sa vigueur, il put se rappeler plus clairement les différentes circonstances de son emprisonnement et de sa délivrance ; de nouvelles craintes vinrent l’assaillir, en songeant aux brigands qui l’avaient tenu emprisonné, et quoique Trim lui eut assuré que Tom était à l’étage inférieur, gardant la mère Coco et ses deux fils, Pierre sentit un frisson parcourir ses membres, à l’idée que les Cocos pourraient avoir préparé quelqu’embûche dans lequel pouvaient tomber Tom et Trim.

En ce moment il entendit Tom qui appelait au secours, il fit un mouvement pour se lever, mais les forces lui manquèrent et il tomba sur sa chaise.

— Cours à son secours, Trim, ils vont l’assassiner, cria Pierre ; ne t’occupe pas de moi, je serai mieux dans quelques minutes.

Trim regardait son maître avec inquiétude et semblait cloué à sa place. Un nouveau cri faible et étouffé se fit entendre, et cette fois Trim fit un bond comme une panthère qui s’élance sur sa proie ; en deux sauts il fut au pied de l’escalier ; ses yeux injectés de sang flambaient, ses lèvres contractées frémissaient, ses narines dilatées respiraient la vengeance, une vengeance terrible, féroce. La nature du nègre si extrême, son tempérament si ardent, ses appétits si animaux, ses passions si brutales, quand elles sont aiguillonnées ou agitées par la torche brûlante de la haine ou de la vengeance, bouleversaient en ce moment l’âme de Trim dont la figure reflétait la convulsive agitation.

Il était temps qu’il arrivât, car François, en reprenant connaissance, était sauté à l’improviste sur Tom, tandis que ce dernier retenait Léon, qui faisait tous ses efforts pour se débarrasser. François, de ses grandes mains osseuses, tenait Tom à la gorge et cherchait à l’étrangler. Tom avait été obligé de détacher une des mains de Léon, pour saisir François par les cheveux, qu’il réussit à amener sous lui. Malgré la force supérieure de Tom, il était évident qu’il ne pouvait soutenir longtemps ! Léon le mordait cruellement au bras et lui donnait des coups de pied dans le ventre ; François le serrait de plus en plus à la gorge. La figure de Tom bleunissait ; il sentait sa main perdre peu à peu sa force pour contenir Léon, qui redoublait ses efforts ; c’est alors qu’il lâcha le premier cri. À ce moment la mère Coco se relevait, encore à moitié étourdie ; elle chercha d’abord sa hache, mais ne la trouvant pas, elle courut à l’armoire prendre une de ces longues fourchettes à deux fourchons dont se servent les cuisiniers, et accourait pour en frapper Tom. Celui-ci en la voyant lâcha le second cri, qui amenait Trim à son secours.

Il ne fallut qu’un clin d’œil à Trim pour lui faire comprendre la position relative des combattants. Il se jeta à corps perdu sur la mère Coco, qui le frappa au bras gauche de sa longue fourchette ; Trim lui porta un coup de poing dans la figure et l’étendit raide sur le plancher. Sans prendre le temps de lui oter sa fourchette, il s’élance sur François, lui saisit les deux mains au poignet et les écarte comme il aurait fait de celles d’un enfant. François, en voyant sa proie lui échapper et se sentant au pouvoir du nègre, lâcha un cri de fureur et saisit entre ses dents l’oreille de Trim qu’il coupe en deux. Trim rugit, non pas de douleur mais de rage, mais de fureur ; ce n’est plus un homme, c’est une bête féroce ; il terrasse François sous ses pieds ; du talon de ses bottes il le frappe au visage, sur la tête, sur la poitrine, dans le corps. Le sang coule du nez, de la bouche, des yeux de François ! affreux spectacle !… La vue du sang redouble la fureur du nègre ; sa bouche écume ; ce ne sont plus des cris humains qu’il fait entendre, ce sont des hurlements !… Il saisit François par les jambes et, l’enlevant au-dessus de sa tête, fait tournoyer au bout de ses bras le corps maigre et mutilé du malheureux Coco, dont il se préparait à écraser impitoyablement le crâne sur le mur.

Tom, qui n’a plus de difficulté à contenir Léon, demeure un instant spectateur épouvanté de la scène qui menaçait de se terminer si tragiquement pour François, et lâche un cri à Trim pour tacher de l’arrêter. Trim est sourd à tout sentiment d’humanité. Tom lui crie d’une voix impérieuse :

— Arrête, Trim, ne le tue pas !

Trim n’entend rien ; le corps de François tournoie rapidement dans les puissantes mains du nègre, qui de l’œil cherche un endroit pour lui briser la tête… Tom veut se jeter sur Trim pour prévenir un meurtre, mais il craint de laisser échapper Léon qui tremble de tous ses membres. Déjà le nègre, la bouche écumante, les yeux à moitié sortis de la tête, a choisi et remarqué une pierre saillante sur le mur… c’en est fait de François… quand tout à coup un cri strident part de l’étage supérieur ! c’était Pierre qui ne pouvant se rendre à l’escalier et comprenant à l’exclamation de Tom, que son nègre, dans un de ses paroxismes de fureur et de vengeance, allait commettre un meurtre inutile, avait eu recours à ce moyen. Pierre savait que Trim n’aurait pas obéi à un ordre, il ne l’aurait pas entendu, mais qu’il ne pourrait résister à un cri de douleur de la part de son maître. Aussi Trim, en entendant ce cri de détresse s’arrêta instantanément, frappé comme par un choc électrique ; il jeta à terre le corps presqu’inanimé de François, s’élança vers l’escalier et, en un instant fut aux pieds de Pierre.

Par un de ces incompréhensibles phénomènes de la constitution humaine, un instant avait suffit pour transformer le nègre en un tout autre homme. Une sueur abondante coulait de son visage, mais ses traits tout à l’heure bouleversés, n’exprimaient plus maintenant que le plus tendre intérêt pour son maître ; ses yeux, tout à l’heure injectés de sang, n’exprimaient plus maintenant qu’une inquiète sollicitude pour la santé du capitaine Pierre. Une si soudaine et si complète transformation étonna le capitaine, quoiqu’une fois déjà il en avait eu un semblable exemple de la part de son esclave. Cependant comme pour la seconde fois il venait de faire l’expérience de la puissance sans borne qu’il pouvait exercer sur son nègre, au plus violent paroxisme de son vertige et de sa fureur, il crut prudent de lui cacher la raison qui l’avait porté à en agir ainsi, de crainte qu’une autre fois il ne put réussir par le même moyen ; aussi lui dit-il :

— Trim, je viens d’avoir une faiblesse, mais je me sens assez fort pour partir, je veux être transporté hors d’ici.

— Vous senté-ti vote tête mieux ? lui demanda Trim d’une voix encore tremblante.

— Bien mieux, bien mieux. Donne-moi le bras pour m’aider à marcher.

— Vous pas capable pour marcher, mon maître ; moué couri cherché voiture ; voiture pas loin, là bas, tout l’auprès couvent des Ursulines.

— Eh bien, va vite ; tu feras attendre la voiture en dehors de la barrière du jardin.

— Oui, mon maître.

Pendant que Trim était allé chercher la voiture de louage, qui était restée près du couvent des Ursulines, Tom attacha les pieds de Léon et de François avec des cordes qu’il trouva sur une chaise, et leurs mains derrière leur dos ; il en fit autant à la mère Coco, après quoi il leur passa à chacun une corde par le milieu du corps et les attacha au pied de l’escalier. Quand il les eut bien garrottés tous les trois, il monta alors voir son capitaine. En le voyant pâle et faible, assis sur une mauvaise chaise, enveloppé dans un drap pour tout vêtement, deux grosses larmes vinrent mouiller ses paupières.

— Comment vous trouvez-vous, mon capitaine ? lui dit-il en adoucissant sa rude voix.

— Bien mieux, mon brave ami, bien ; donne-moi ta main que je la serre dans les miennes. Je te dois et à Trim une reconnaissance éternelle. Tu m’as sauvé la vie ; je ne l’oublierai jamais.

— Ce n’est pas moi, mon capitaine, c’est Trim ! je vous conterai ça plus tard, aujourd’hui ça vous fatiguerait.

— Et mon Zéphyr, où est-il ? Qu’a-t-on fait à bord ?

— Il est au port amarré au pied de la rue Conti ; tout est bien à bord, mais ne vous occupez pas de ça maintenant, mon capitaine, vous êtes trop faible.

— Tu as raison, je me sens faible, aide-moi à me jeter sur ce sofa, en attendant que Trim m’amène la voiture.

— Tom aida son capitaine à se transporter sur le sofa, après quoi il lui apporta une paire de pantalons et une blouse dont Pierre se revêtit.

Pendant que Pierre reposait sur le sofa que les Cocos avaient transporté dans cette salle, il réfléchit aux mesures qu’il devait prendre, en sortant de cette maison ; Tom avait ouvert la porte de la chambre où la mère Coco tenait renfermé ce qu’elle avait de plus précieux. Il prit un verre sur la table et y vida un peu d’eau-de-vie, qu’il mêla d’eau, pour le porter au capitaine qui le but avec avidité. L’eau-de-vie lui fit un grand bien et ranima assez ses forces pour qu’il pût se transporter dans le magasin de la mère Coco ; c’est ainsi qu’elle appelait la salle où, au commencement de cette histoire, nous avons introduit au lecteur la famille Coco jouant au poker.

Pierre de St. Luc, en voyant ces objets de toutes sortes et de toutes valeurs déposés dans ce magasin, bazar universel, comprit que la famille Coco était une famille de voleurs ou de receleurs : il ne douta pas que plus d’un forfait pesait sur cette famille. Il n’eut pas de doutes non plus, que les Cocos n’eussent été à son égard que les instruments de quelque main cachée qui les avait fait agir, et il se promit bien de n’épargner rien pour saisir les fils secrets de cette odieuse trame, dont il avait failli devenir la victime.

Quand il eut appris de la bouche de Tom qu’il n’avait trouvé, en entrant dans la maison, qu’une femme et deux hommes dont Trim en avait presque massacré un dans sa fureur, il laissa échapper un soupir, et éprouva un mouvement de crainte à l’idée qu’il y avait encore un de ces brigands de libre, et qu’il pourrait bien se soustraire à la juste punition qu’il méritait. Il craignit aussi que, s’il découvrait ce qui s’était passé à l’habitation des champs avant qu’on pût l’arrêter, il ne donna l’alarme à ceux qui les avaient dirigés secrètement dans leur attentat sur sa personne ; il résolut de laisser Tom à l’habitation des champs, d’abord pour garder la mère Coco et ses fils, et ensuite pour arrêter toute personne qui y viendrait.

Après avoir tout arrangé avec Tom, auquel il promit d’envoyer du renfort, Pierre de St. Luc se rendit appuyé sur son nègre, à la voiture qui l’attendait à la porte du jardin.

— Où va-ti mené li, mon maître ?

— À la maison chez monsieur Meunier.

— Il été parti pour la campagne et son la maison fermée, dit Trim avec une grande présence d’esprit, ayant senti que, dans l’état de faiblesse de son maître, la nouvelle de la mort de monsieur Meunier eut pu lui être fatale.

— Eh bien ! chez madame Regnaud, No 7, rue St. Charles.