Une de perdue, deux de trouvées/Tome II/31

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Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (IIp. 70-78).

CHAPITRE XXXI.

plan d’émancipation.


Pierre de St. Luc crut que les circonstances étaient favorables pour mettre à exécution un plan d’émancipation, qu’il avait conçu depuis plusieurs années.

Quelques jours après les événements dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, il invita plusieurs des planteurs les plus influents de la paroisse St. Charles à se réunir chez lui, pour discuter avec eux l’opportunité et les avantages de ce plan.

Les idées de liberté, qui peu à peu s’étaient réveillées dans l’esprit des esclaves, faisaient craindre de nouvelles tentatives de révolte, sinon prochaines, du moins pour l’avenir. Il était donc important pour les propriétaires d’adopter un système qui, tout en leur assurant une aussi grande somme de travail de la part de leurs esclaves, pourrait les mettre à l’abri de ces coups de mains qui, par leur fréquence, leur causaient beaucoup d’inquiétude, et pouvaient mettre leur vie sérieusement en danger.

Le plan du capitaine visait à produire ce résultat. Il fallait pour cela présenter à l’esclave une perspective de liberté, résultant du travail et de la bonne conduite. C’est ce que Pierre de St. Luc avait eu en vue.

Lorsque tous les planteurs furent réunis, le capitaine leur exposa ainsi son plan :

— Je vous ai prié de vous réunir ici, messieurs, non pas tant dans l’espoir que vous adopteriez le système d’émancipation que je vais vous soumettre, qu’afin d’obtenir de vous votre consentement à ce que je le mette en opération sur mon habitation. Quoique je sois persuadé individuellement que ce système serait avantageux sous le point de vue pécuniaire, et encore bien plus au point de vue de la tranquillité et de la sécurité personnelle, je ne voudrais pas même en faire l’essai chez moi, si vous pensiez qu’il pourrait vous causer quelqu’inconvénient, au cas où vous ne seriez pas d’opinion de l’adopter pour vous-mêmes.

« L’émancipation générale des noirs dans les colonies anglaises, que vient de proclamer l’Angleterre, doit nous faire réfléchir. Nous ne pouvons nous cacher que l’esprit public en Europe est hostile à l’esclavage ; des sociétés nôgrophiles se forment partout, ils envoient des émissaires jusque chez nous ; nous devons être sur nos gardes contre ces agents du désordre et du massacre. Mais ce que nous devons craindre par dessus toute chose, ce n’est pas seulement ces révoltes partielles, comme celle que nous venons d’étouffer, c’est cet esprit de fanatisme abolilioniste qui commence à souffler dans les États du Nord de l’Union. J’y vois des tempêtes. L’état de l’opinion n’est point encore bien déssin" rn ce pays ; mais vous savez, comme moi, combien est rapide chez nous toute idée de liberté. Les abolitionistes du Nord sauront exploiter, avec une astucieuse adresse, les préjugés populaires ; ils représenteront sous les couleurs les plus fausses la situation des esclaves ; ils s’adresseront à la sensualité des uns, à la générosité des autres ; à la piété de ceux-ci, aux mauvais sentiments de ceux-là ; tout cela sera employé pour parvenir à leur but. Ah ! qui peut mesurer l’étendue des malheurs que ces fanatiques préparent à notre pays si heureux, si prospère.

« Je me fais illusion peut-être. Ces temps sont éloignés sans doute ; nous ne les verrons point de nos jours. Lentement mais sûrement ils viendront. Il ne faudra qu’une étincelle pour allumer un vaste incendie, qui ne s’éteindra que dans une mer de sang. Ce sera le Sud qui en souffrira le plus.

« S’il était possible de prévenir de tels malheurs, en commençant dès aujourd’hui, nous aurons fait une bonne œuvre, sous tous les rapports ; et je crois que nous pouvons y parvenir sans que nous en souffrions, même pécuniairement,

« En effet que faut-il ?

« Obtenir de ses esclaves la plus grande somme de travail possible.

« Obtenir pour chaque esclave sa valeur entière.

« Obtenir l’assurance d’une bonne conduite de la part de chaque esclave.

« Voilà les trois choses que nous devons tous désirer. Si nous pouvons l’obtenir, nous avons résolu le problème le plus difficile du système de l’esclavage des nègres.

« Dans l’ordre ordinaire des choses, les derniers événements confirment ce que déjà vous avez plus d’une fois compris, qu’il est presqu’impossible de vivre dans la sécurité tant que nous serons entourés par une population noire, si hostile et si ennemie des blancs. Il faut agir avec la plus grande sévérité pour les contenir, et cette sévérité même, si impolitiquement nécessaire, est la cause première de la haine invétérée que nous porte l’esclave. La perspective d’une captivité perpétuelle, que le nègre redoute quelquefois autant que la mort, le pousse sans cesse vers le désir de s’émanciper. Et l’émancipation, dans l’esprit du nègre, c’est l’anéantissement des blancs ; ces deux idées dans sa tête n’en font qu’une. Peut-être n’aurons-nous pas toujours la chance de supprimer si aisément une autre révolte.

« Offrons-leur donc une perspective de liberté, tout en nous assurant une rémunération équivalente à la valeur de chaque esclave.

« Chaque esclave est la propriété de son maître, et est une valeur réelle, estimable à prix d’argent.

« Le travail de l’esclave appartient à son maître.

« La valeur de l’esclave est en général en proportion de la somme de travail qu’il peut donner.

« Les heures de travail, que l’on peut raisonnablement exiger d’un esclave, sont de douze heures par jour. Ces douze heures de travail, répétées tous les jours, offrent la valeur de l’esclave. Ainsi en supposant pour un instant que l’esclave vaille six cents dollars, cette somme représente les douze heures de travail de l’esclave durant sa vie. Si l’on divise ces cents dollars en douze parties égales, on aura la somme de cinquante dollars pour la valeur de chaque heure de travail de cet esclave.

« Maintenant si l’on offre à l’esclave de lui vendre une heure de son travail par jour, pour cinquante dollars, il ne sera pas effrayé par la somme. Car il n’y a pas un nègre qui ne puisse facilement mettre de côté cinquante dollars tous les ans. D’abord, tous les dimanches lui appartiennent, ce qui lui permet de gagner un dollar par chaque dimanche ;[1] ensuite il en est peu qui ne puissent économiser sur le produit de leur petit jardin, et sur la vente de leurs volailles. Les premières heures seront le plus difficiles à acheter ; à mesure qu’ils auront plus d’heures libres, ils pourront bien plus vite réaliser les cinquante dollars nécessaires à la libération de chacune des heures restantes.

“ Quand une fois on aura fait comprendre aux nègres qu’aussitôt qu’ils auront racheté leurs douze heures de travail, ils seront libres ; je n’ai aucun doute qu’ils ne se mettent tous à l’œuvre, et de bon cœur, pour commencer le rachat graduel de leur liberté.

— Quand un nègre aura acheté une heure, demanda quelqu’un de l’assemblée, devra-t-il néanmoins continuer à travailler les douze heures par jour, jusqu’à ce qu’il ait accompli le rachat de ses douze heures de travail ?

— Non, répondit Pierre de St. Luc, cette heure libre appartiendra à l’esclave qui l’employera à travailler comme bon lui semblera, en donnant néanmoins la préférence à son maître, qui le paiera. Le maître ne saurait s’en plaindre ayant en ses mains les $50, qui représentent la valeur de cette heure de travail.

“ Et, afin de ne créer aucune confusion, je serais d’opinion que la dernière heure de la journée fut la 11 ) A. la Louisiane les dimanches comme les autres jours de la semaine, sont considérés jours ouvrables. Les magasins, les boutiques, les théâtres sont ouverts ces jours-là. Ce jour-là comme les autres, les ouvriers et les cultivateurs travaillent. Les esclaves néanmoins sont exempts, par la loi, de travailler pour leurs maîtres.

G. B.

première libérée ; ainsi de suite en commençant à retrancher les dernières.

— Ne pensez-vous pas, M. de St. Luc, reprit le premier interlocuteur, que les nègres ne craignent, qu’après avoir payé leur $50, le maître leur refuse leur heure libre ; et que cette crainte ne les empêche de travailler à leur rachat ?

— Cette crainte, répondit le capitaine, pourrait en effet empêcher les nègres d’avoir confiance en leur émancipation future, s’ils la voyaient laissée entièrement à la promesse du maître ; c’est pourquoi je suggérerais, pour la satisfaction du maître et de l’esclave, que le payement fût fait entre les mains du régistrateur de la paroisse, qui serait autorisé à l’enrégistrer et à en donner certificat à l’esclave.

— Mais si le maître, après avoir touché l’argent, refusait ensuite la libération ?

— Quant à cela, il n’y a pas de doute que le maître pourrait refuser la libération, à moins qu’il n’y eut une loi de passée à cet effet. Si le plan que je vous ai soumis rencontre la faveur du public, il faudra demander à la législature une loi qui règle les dispositions et les formalités du rachat graduel des heures de travail.

— Je vois une autre objection, dit un second planteur ; le nègre, qui est naturellement indolent et paresseux, se dira à lui-même — « À quoi me servira de racheter une heure, deux, trois ou quatre heures, si je meurs je perdrai tout et j’aurai donné mon argent pour rien ? » — Cela seul l’empêchera de travailler à son rachat.

— Le nègre, continua Pierre de St. Luc, ne sera pas arrêté par cette crainte, car chaque certificat que lui

aura donné le régistrateur sera la représentation d’une valeur de $30, et ce certificat étant une véritable valeur de $30 sera la propriété privée de l’esclave qui pourra le léguer à qui bon lui semblera. Bien plus, je serais d’opinion que ces certificats pourraient être donnés ou négociés ; pourvu qu’ils ne pussent être donnés qu’à un parent de l’esclave, ou négociés qu’entre les esclaves et au pair, et ce du consentement des maîtres.

« Vous sentez bien que lorsque j’ai dit que chaque certificat représenterait une valeur de $30, c’était dans la supposition que la valeur du nègre, qui l’aurait obtenu, aurait été estimée à $600. Si la valeur était plus grande, le certificat serait en proportion ; ce qui serait facile à déterminer, en l’exprimant sur le certificat. »

— Si je comprends bien, dit le premier interlocuteur, chaque certificat représente la valeur d’une heure de travail, mais comment ce certificat pourrait-il représenter la valeur d’une heure de travail pour un nègre qui vaudrait une plus grande somme, s’il lui était transporté ?

— Dans ce cas, le certificat, représentant aussi une somme fixe qui est sa valeur absolue, servirait à déterminer sa proportion à la valeur du nouvel acquéreur du certificat. Par exemple, en supposant que le certificat fut de $50, il représenterait une heure de travail pour un nègre dont le prix serait de $600 ; comme ce certificat ne représenterait qu’une demi-heure de travail pour un nègre valant $1200 ; comme il représenterait deux heures de travail pour celui qui ne vaudrait que $300.

— Mais comment reconnaîtrait-on que le certificat a été transporté en due forme ?

Ceci, répondit le capitaine, est une affaire de pur détail. Il suffirait que le transport en fut fait pardevant le régistrateur qui, sur son régistre ainsi que sur le dos du certificat, certifierait la transaction, la date et les noms des parties contractantes, ainsi que le consentement des maîtres.

— Je trouve le plan assez raisonnable en théorie, reprit le second interlocuteur, mais en pratique je suis presque certain qu’il ne réussira pas. Il y a une chose néanmoins que je ne trouve pas juste pour le propriétaire. C’est que le nègre qui meurt ait le droit de transmettre ses certificats à un autre esclave, qui par là se trouverait avoir racheté une grande partie de son temps par le travail d’un autre. N’est-ce pas déjà assez que le maître fasse une grande perte, par la mort de son esclave, sans que cet esclave lui en fasse subir encore une autre après sa mort, en libérant un autre esclave de tant d’heures de travail ?

Le capitaine ne put s’empêcher de sourire à l’objection un peu spécieuse du planteur, qui semblait avoir fait une forte impression sur les auditeurs.

« Il paraîtrait en effet qu’il n’est pas juste, mes amis, que le maître doive souffrir et par la mort de son esclave et par son legs ; mais si nous examinons un peu nous verrons qu’il ne souffrira rien de plus.

« D’abord, d’après notre système actuel, quand un nègre meurt, nous perdons bien son travail et nous n’avons pas à nous en plaindre ; de plus, s’il ne lègue pas de certificat, il ne, nous en a pas payé la valeur en bon argent dont nous avons joui et qui nous reste.

— C’est vrai, c’est vrai, répondirent plusieurs voix.

— Oui, mais je suis certain que le système ne fonctionnera pas. Quant à moi je l’aimerais assez bien, mais je suis sûr que les nègres ne s’en occuperont pas.

— Eh ! bien, mes amis, continua Pierre de St. Luc, je suis décidé à essayer ce plan ; si les nègres n’en font pas de cas, je serai tout aussi avancé que je le suis maintenant ; s’il réussit, j’espère que j’aurai occasion d’en être satisfait. Mais comme je vous l’ai dit, avez-vous aucune objection à ce que j’en fasse l’essai parmi mes nègres ?

— Pas du-tout, pas du tout, M. de St. Luc ; au contraire, nous serons fort aises de voir comment votre plan fonctionnera.

La conversation prit alors un caractère général ; et, quelques instants après, l’assemblée se sépara, les uns blâmant, les autres approuvant le plan du capitaine, mais tous consentant à le laisser essayer avant d’en venir à une opinion définitive.

Le capitaine, de son côté, retourna à la Nouvelle-Orléans, décidé plus que jamais à mettre à exécution son plan d’émancipation et de rachat graduel.

  1. À la Louisiane les dimanches comme les autres jours de la semaine, sont considérés jours ouvrables. Les magasins, les boutiques, les théâtres sont ouverts ces jours-là. Ce jour-là comme les autres, les ouvriers et les cultivateurs travaillent. Les esclaves néanmoins sont exempts, par la loi, de travailler pour leurs maîtres.
    G.B.