Une de perdue, deux de trouvées/Tome II/34

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Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (IIp. 108-118).

CHAPITRE XXXIV.

du sud au nord.


Neuf mois se sont écoulés, depuis les événements racontés dans les chapitres précédents. Malgré le désir de Pierre de St. Luc d’aller au Canada, ce ne fut que vers la fin d’août qu’il put terminer et régler ses affaires et réaliser ses fonds pour les placer en actions de banques.

Son immense fortune lui donnait un revenu de plus de quatre cent mille piastre par année.

Trim, qui était impatient d’accompagner son maître, s’était habillé tout de neuf, et avait acheté force vêtements de laine, bien chauds, pour ne pas geler au Canada, comme il disait. Il se faisait une fête d’aller en mer ; aussi son désappointement fut-il grand, quand son maître s’embarqua à bord d’un steamboat, qui devait remonter le Mississippi et l’Ohio jusqu’à Pittsburg. Il fut aussi fort surpris quand il arriva à St. Jean, de trouver qu’en Canada il put faire un beau temps au mois de Septembre. Il s’était tellement accoutumé à considérer le Canada comme un pays où tout gèle, en été comme en hiver, qu’il éprouva comme une espèce de désappointement de voir ainsi détruites toutes ses idées sur la température du Nord.

À bord du bateau à vapeur qui fait le trajet de Whitehall à St. Jean sur le lac Champlain, St. Luc fit la connaissance d’un jeune canadien, du nom de Rodolphe DesRivières, qui retournait à Montréal. Le caractère franc et ouvert de ce jeune homme, qui était à peu près de son âge, son humeur gaie et complaisante, ses manières sans prétentions, plurent infiniment à St. Luc. Il était bien aise de cette rencontre ; il avait besoin de quelqu’un qui put le guider dans ses recherches, de quelqu’un qui put être en même temps son compagnon et son ami dans un pays où il était parfaitement étranger. Il ne pouvait mieux rencontrer.

Rodolphe DesRivières était un peu plus grand que St. Luc, mais pas aussi carré des épaules, ni aussi robustement taillé. Il y avait même quelque chose d’efféminé dans son visage un peu trop blanc, et dans ses grands yeux bleus empreints d’une certaine teinte de mélancolie. Mais celui qui l’aurait jugé sur ces apparences se serait trompé ; il était d’une force et d’une activité peu communes ; sa force consistait, surtout, dans la vigueur des bras.

Bon et généreux, mais vif en même temps, il ne se laissait pas impunément, comme on dit au Canada, piler sur les orteils. Il aimait à se mêler à tous les jeux de force et de gymnastique ; souvent il provoquait des adversaires à se mesurer avec lui, non pas par fanfaronnade mais par amusement. Il connaissait sa forçe mais n’en abusait jamais ; plus d’une fois elle lui servit à se tirer d’un mauvais pas, et aussi souvent à protéger le faible. Il était trop connaisseur pour être longtemps à reconnaître, à la symétrie des formes et au développement des muscles de St. Luc, à la souplesse et l’activité de ses mouvements, que ce dernier devait être un dur à cuire ; aussi ne l’apprécia-t-il que d’avantage. D’ailleurs il y avait trop de ressemblance dans leur caractère et leurs idées, pour qu’ils ne sympathisassent pas ensemble, et ne devinssent pas bientôt amis.

Rendus à Montréal, St. Luc et son nouvel ami descendirent à l’hôtel Rasco, dans la rue St. Paul. C’était le meilleur hôtel de la ville, et le rendez-vous de tous les étrangers de distinction.

St. Luc était fort en peine de retrouver sa mère, dont il n’avait pas la moindre souvenance, en ayant été séparé à l’âge de quatre ans. Il ne savait pas si elle vivait ; pas même son nom, son père ne l’ayant désignée dans ses mémoires, que par le nom d’Éléonore de M… ; ce qu’il savait de plus positif, c’est qu’elle était de Sorel ; ce qu’il savait encore, c’était que Mr. Meunier, son père, était de la paroisse St. Ours. Mais il y avait déjà si longtemps de cela ! Qui sait si aucune des personnes, qui les avaient connus vivaient encore ! Cependant il se résolut à partir dès le lendemain pour Sorel.

Le jour suivant, au déjeûner, il communiqua son dessein à son ami DesRivières, qu’il décida à l’accompagner.

— Comment allons-nous voyager ? demanda St. Luc.

— Nous descendrons en bateau à vapeur jusqu’à Sorel, où nous arriverons vers dix à onze heures de la nuit. Nous coucherons à Sorel ; demain, nous prendrons des informations sur les lieux ; puis, dans l’après-midi, nous nous ferons mener à St. Ours, par un charretier, en calèche.

— En calèche ! des calèches comme les charretiers en ont ici, à deux roues !

— Il n’y a pas d’autres espèces de voitures à Sorel.

Mais nous allons nous faire éreinter ! et où mettrons-nous Trim, et tout notre bagage ? N’y aurait-il pas moyen de se procurer des chevaux de selle à Sorel ?

— Je ne crois pas ; les chevaux des campagnes sont bien bons à la voiture, mais pas à la selle ; ils trottent dru, mais galopent dur.

— Ca ne me va pas du tout. N’y aurait-il pas moyen de se procurer ici une voiture à quatres roues et rouverte, à deux chevaux, et de plus un bon cheval de selle.

— Nous pourrons avoir tout cela chez Sharps, qui tient la meilleure écurie de louage de Montréal. Je me charge d’y voir ; en effet, pourquoi pas prendre nos aises, puisque nous en avons les moyens ? vous dites que vous ne tenez pas aux dépenses ?

— Bien moins qu’à notre comfort ; prenons cela pour règle de notre conduite. À propos de comfort pensez-vous que nous puissions nous procurer de bons vins à Sorel et à St. Ours ?

— À Sorel, j’en doute ; à St. Ours, bien sûr que non !

— J’y avais pensé ; j’ai fait remplir ma canevette. Trim doit voir aussi à faire mettre un demi panier de champagne.

— C’est bien heureux que vous m’ayez donné ces informations, sans cela, nous eussions fait un voyage de misère par notre propre faute. Je vois qu’en ce pays vous êtes encore à l’état primitif ; vous n’avez pas encore inventé le luxe des voyages par terre, Donnez-moi une voiture à quatre roues, et couverte, surtout, pour ne pas brûler au soleil, quand il fait chaud comme aujourd’hui ; ni être trempé quand il pleut.

Dans le cours de l’après-midi, St. Luc et DesRivières allèrent choisir les chevaux chez Sharps, qui promit de les faire conduire à bord du Charlevoix, un peu avant sept heures.

Il y avait un grand nombre de passagers qui descendaient à Québec ce soir-là.

Parmi les dames à bord, St. Luc avait remarqué deux jeunes personnes, qui paraissaient être de même âge, et dont les traits étaient tellement ressemblants qu’il n’y avait pas à se méprendre sur leur étroite parenté. Elles étaient accompagnées d’une dame, d’un certain âge, encore belle malgré son embonpoint, et qui paraissait être leur mère. Ce qui l’avait surtout frappé dans les jeunes filles, c’était une certaine ressemblance assez remarquable avec quelque personne qu’il avait dû connaître, mais dont il ne pouvait nullement se rappeler le souvenir. Plusieurs fois, dans le cours de la soirée, cette ressemblance lui revint à l’esprit, sans qu’il put néanmoins parvenir à fixer ses souvenances. Cette idée le préoccupa une partie de la soirée.

Il était près de onze heures quand le Charlevoix accosta au quai de Sorel.

— Où allons-nous loger ? dit St. Luc à DesRivières en débarquant.

— Chez le père Toin. Il tient la meilleure auberge du village ; d’ailleurs c’est un ancien citoyen de l’endroit, je pense qu’il pourra nous donner quelques renseignements. Venez avec moi, c’est à dix pas d’ici ; Trim restera pour avoir soin des chevaux et du bagage. Dans deux minutes nous l’enverrons chercher.

Le père Toin était bien la personne qui pouvait le mieux, à Sorel, donner à St. Luc les renseignements qu’il cherchait.

En effet, répondant aux questions que lui fit ce dernier, il lui dit : “ qu’il se rappelait bien d’une madame Deguise, qui était morte depuis longtemps ; qu’elle avait une nièce, mariée d’abord à un nommé Meunier, qui était mort matelot. Que cette madame Meunier, dont il ne pouvait se rappeler au juste le nom de famille, mais qu’il croyait s’appeler Éléonore de Montour ou Montreuil, s’était, disait-on, mariée à Montréal ou à Québec, à un M. Rivan, quelques temps après la mort d’un docteur Guérin auquel son père l’avait destinée d’abord. Qu’il n’avait pas entendu parler d’elle depuis. Qu’il croyait que M. Rivan et sa femme étaient morts du choléra en 1832 ; du moins il lui semblait l’avoir lu sur la Minerve. Qu’il avait aussi connu un nommé Pierriche Meunier, petit cousin de Meunier le matelot. Mais que depuis bien longtemps il n’en avait pas entendu parler.”

Ces renseignements n’étaient pas fort satisfaisants : répondant ils étaient importants, puisqu’ils lui donnaient le nom que portaient sa mère. Il lui devenait beaucoup plus facile maintenant de faire ses recherches avec une chance de succès.

Le lendemain, ils partirent pour St. Ours, recommandant au père Toin de prendre des renseignements pendant leur absence.

À St. Ours, ils apprirent que les enfants de M. de Grandpré s’étaient dispersés, après la mort du père et de la mère, et étaient allé s’établir on ne savait où. Ils ne furent pas beaucoup plus heureux dans leurs recherches pour trouver des membres de la famille de feu Alphonse Meunier. Il y avait bien dans la paroisse plusieurs personnes du nom de Meunier, mais personne ne se rappelait d’Alphonse Meunier. On se rappelait bien d’un nommé Pierre Meunier, qui avait quitté la paroisse, depuis plus de vingt ans, pour s’engager sur les cages ; on l’avait souvent entendu parler d’un cousin qui avait fait fortune, mais qui s’était noyé en allant à la pêche à la baleine. Pierre Meunier, s’il vivait encore, devait demeurer à Montréal ou à Québec, étant trop vieux pour aller maintenant sur les cages.

Ce furent là tous les renseignements qu’ils purent obtenir à St. Ours, après trois jours de recherches.

— Eh ! bien, que pensez-vous de nos succès, M. de St. Luc ?

— Ma foi ! je ne puis pas dire qu’ils aient été énormément heureux ; mais je n’en suis pas moins content.

— Si nous pouvons trouver ce Pierre Meunier, et je sais à qui m’adresser à Montréal pour en avoir des nouvelles, je crois que nous en apprendrons quelque chose. Il doit être le cousin de votre père.

— Je le pense aussi ; mais à qui vous adresserez-vous à Montréal pour en apprendre quelque chose ?

— Je connais un nommé Jos. Montferrand, qui est un fameux guide de cages ; il nous dira probablement ce qu’est devenu Pierre Meunier. Je crois que nous trouverons Montferrand à Québec, où il doit être descendu sur une des cages de l’Ottawa.

— Tant mieux ; nous irons à Québec. Je voudrais aller à Québec pour une autre raison ; en descendant de Montréal, l’autre jour, j’ai remarqué deux jeunes demoiselles dont la physionomie m’intrigue. J’y ai déjà pensé plusieurs fois. Je dois les avoir vues quelque part ou quelqu’un qui leur ressemble beaucoup. D’ailleurs je désirerais remettre au gouverneur, Lord Gosford, une lettre que m’a donnée pour lui son cousin Sir Arthur Gosford ; j’aimerais à en avoir des nouvelles, il a du être venu ici l’hiver dernier.

— De quelles jeunes filles voulez-vous parler, dit DesRivières en riant, est-ce que l’une d’elles vous serait tombée dans l’œil ? Prenez garde M. de St. Luc, vous pourriez bien vous laisser prendre à l’hameçon ; les appâts sont attrayants en Canada.

— Ah ! mon cher ami, ce n’est pas un requin comme moi, un vrai loup de mer, qui se laisse prendre si facilement. Non, ce n’est pas cela ; j’ai ressenti une singulière impression en les voyant ; plus je les regardais, plus elles m’intéressaient, sans que je pusse deviner pourquoi ; mais bien sûr que ce n’était pas de l’amour.

— Étaient-ce ces deux demoiselles, en robes blanches, chapeaux de paille attachés sous le menton avec des rubans bleus.

— Précisément.

— Cheveux bruns, lissés en bandeaux sur le front ?

— Oui.

— Grands yeux, d’un bleu clair, fendus en amande.

— Ce sont elles ! les connaissez-vous ?

— Oui, ce sont les demoiselles St. Dizier qui descendaient avec leur mère. Diable ! vous n’avez pas mauvais goût. Ce sont les belles de Québec ; on* appelle la plus grande, l’Étoile du Nord.

— St. Dizier, répéta St. Luc, en se rejetant, en arrière dans le fond de la voiture, je ne connais pas ce nom-là ; et il tomba dans une rêverie dont il ne sortit qu’en arrivant à Sorel.

Le père Toin fumait sa pipe sur la galerie, au devant de sa maison, quand ils arrivèrent.

— Eh bien ! le voyage ? dit le père Toin, en secouant les cendres de sa pipe et venant au-devant d’eux.

— Pas trop bon, dit DesRivières : et de votre côté ?

— Moué, j’en ai ; pas su M. Rivan, personne ne sait ce qu’il est devenu ; mais su Munier j’en ai.

— Qu’avez-vous appris ? dit St. Luc, en avançant, vivement.

— Ah ! dame ! C’est par une pure chance du bon Dieu que j’ai appris ça. Figurez-vous que depuis que je vous ai vu, j’ai fait l’tour du village, je n’sais comben de fois, pour voir tous les vieux. Pas un ne se rappelait M. Rivan ni Munier. Je désespérais de rien trouver, quand, par hasard, c’matin, j’vais à la grève, pour voir s’il y avait du poisson à vendre ; et qu’est-ce que j’vois au quai ? Un tas de faignants qui regardaient deux hommes de cage qui s’battaient. Mais qu’est qu’c’est qu’ces deux polissons-là que je dis ? — Mais n’connais-tu pas Bill Collins qu’on m’répond. — Quoi, le métif ? — Oui, c’est lui-même. — Et l’autre ? que j’demande. — C’est Munier, le garçon à Pierriche, tu sais ; qu’é d’meuré à St. Ours. — Oh ! oh ! que je me dis, c’est mon homme ; et sans faire ni une, ni deux, j’crie. « Aidez moué, faut les séparer ! » et on les sépare. J’tenais Munier au collet. Tu n’as pas honte, que j’lui dis, de te battre comme ça en pleine rue ; t’es ben joli comme t’es là, avec un œil poché et l’autre qui n’en vaut pas mieux. — Quoi, c’est vous m’sieu Toin, qu’y m’dit. — Oui, c’est moué, que j’lui réponds ; et tu va m’suivre tout de suite ; ya deux m’sieux qui te cherchent. Je l’ai emmené ici ; et après lui avoir fait laver le visage avec du whisky, j’lui dis : À c’t’heure, tu vas rester ici ; et quand ces m’sieux viendront y le verront. — Ah ! pour ça, j’peux pas, qu’y m’répond — Et, pourquoi pas ? que j’dis. — Mais parce qu’y faut que j’rejoigne ma cage qui descend ; Montferrand, qu’est d’sus, m’a dit de le rejoindre à la tête du lac ; à moins qu’j’n’aime mieux aller sauter l’Abord à Plouffe, avec la cage à m’sieux Aumond. — Bien, c’est bon, que j’lui dis, tu iras sauter l’Abord à Plouffe ; ça te donnera le temps d’attendre ici que’quetemps. — Non pas, me répondit-il ; faut que je remonte dans le Varennes, qui va démarrer tout à l’heure. J’eus beau faire pour l’r’tenir ; il a fallu qu’y partit dans le Varennes.

— Est-ce bien le cousin de M. Meunier qui était mort en mer ? demanda St. Luc, fort intéressé dans la découverte du père Toin.

— Non pas le cousin ; le p’tit cousin ; c’est le père qu’était le cousin du matelot. C’lui-cit c’est l’fils.

— C’est bien, c’est bien ; mais où allons-nous le retrouver maintenant. C’est dommage que je n’ai pu le voir.

— Ah ! pour ça, écoutez : j’sais où y d’meure ; y d’meure à Montréal, dans le faubourg St. Laurent, qu’y m’a dit, conte le Coin Flambant.

— Est-ce tout ce que vous avez pu obtenir, M. Toin ?

— Oui, m’sicux ; c’est-à-dire non, arrêtez un peu… ah ! y m’a dit que l’petit Pierriche à Mame Riva… attendez, j’ai pas trop ben compris… oui, j’crois qu’c’est ça, l’p’tit Pierriche à Mame Rivan, qu’elle avait mis chez son père, avait été enlevé, tout p’tit.

— Chez qui avait-il été mis ?

— Chez Pierriche Munier, l’père à celui qu’était ici à matin.

— Est-ce tout ce que vous avez appris ?

— Oui, m’sieu, c’est tout.