Une demi douzaine de lettres inédites adressées par des hommes célèbres au maréchal de Gramont/5

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V


Monsieur,

J’ay sceu la bonté que vous avés eue d’écouter les raisons qui m’ont obligé d’envoyer à la cour sur le sujet de ma charge[1] et que vous y avés trouvé de la justice, de quoy je vous rends grâces très humbles. Mais je ne puis que je ne vous fasse scavoir que madame la duchesse d’Aiguillon[2] ne se contentant pas de vous avoir escrit de moy comme elle a fait s’est encore vantée ici publiquement qu’elle vous avoit obligé de publier à la cour que je ruinois ma maison par la vente de mes terres et que j’envoyois faire à S. E. des propositions pour achever entièrement ma ruine. Et bien que je sois assuré que vous n’avés pas parlé de la sorte, qu’elle se vante que vous avés fait, je désire tant me conserver en l’honneur de vos bonnes grâces et de votre estime que vous aurez s’il vous plaist agréable que je vous esclaircisse sur tout ce qu’elle avance, pensant tirer ses avantages en me décriant partout autant qu’il lui est possible. Pour la ruine de ma maison, il ne faut que me connoistre un peu pour me croire incapable d’avoir une telle pensée et il ne faut pas connoistre la nature de mon bien pour scavoir que je ne puis en disposer quand je le voudrois, puisqu’il est substitué comme il se void par le testament de feu Monsieur le cardinal qui est asses public. Mais madame d’Aiguillon se sent capable de si grandes choses qu’elle croit pouvoir oster la memoire et persuader facilement ce qui n’est pas. Toutefois, je pense ne la devoir pas craindre auprès d’une personne aussi juste que vous, car si vous avés la bonté de faire réflexion sur le procédé de madame d’Aiguillon depuis dix-huit ans, vous jugerés qu’au lieu de me prouver beaucoup de bien comme elle veut faire croire, elle a abondé à me faire tous les maux imaginables sur l’honneur, sur la réputation et sur le bien. Et après qu’elle n’a voulu liquider aucune affaire comme elle le pouvoit facilement dans les commencemens, elle se plaint de ce que je vends quelque terre, lorsque je suis condamné par des arrest à payer les debtes qu’elle n’a pas voulu accomoder. Vous scavés, Monsieur, qu’il n’y a point d’homme qui voulut rien acheter de moy que pour le payement des créanciers de feu Monsieur le cardinal, au droit duquel il faut que l’on soit substitué pour aquérir sceurement, mesme avec omologation au parlement. Pour ce qui est des propositions qu’elle dit que j’ay voulu faire, je vous asseure que je n’en ay pas eu la pensée parce qu’ayant toujours considéré S. E. comme le protecteur de la maison, je le dois laisser agir en tout et je feray tousjours gloire de luy obeir s’il m’ordonne quoyque ce soit. Je scay bien que si je n’avois point trouvé d’obstacle dans ma famille par le decry continuel que l’on a fait de moy, il m’auroit mis en estat de soustenir avec plus d’eclat le nom que je porte, mais à cette heure que je suis dans une santé aussi forte que je puis souhaiter à toute autre que l’on ne le veut faire croire pour faire tout ce que je dois, j’espère tant de sa bonté que j’en puis attendre toute sorte de justice et de grâce. Considerés aussi, Monsieur, que madame la duchesse d’Aiguillon veut persuader qu’elle ne me fait point de tort, ny à la maison quand elle me demande deux millions, quand au sortir de son heureuse tutelle elle me laisse quatre-vingts procès[3] où il y en a dont les intérêts sont plus grands que le principal pour ne les avoir pas amortis, quand elle me retient mon gouvernement contre tout droit et raison ; quand elle me veut dépouiller de ma charge pour se faire payer de ce qu’elle ne peut me demander en justice, puisque devant leur juge équitable elle m’est plus redevable que je ne luy suis, et quand elle veut me priver de la liberté d’en tirer quelque avantage, pouvant me contraindre par là à un accomodement forcé avec elle ; à quoy je ne consentiray de ma vie par autre voye que par celle de la douceur. C’est de quoy je souhaitterois que vous voulussiés estre le juge, vous sçachant équitable comme vous l’estes. J’ay creu que je devois vous informer du procédé et des sentimens de madame d’Aiguillon et des miens pour me conserver vostre estime et vostre approbation que je ne voudrois pas avoir injustement. Vous y avés intérêt après tous les biens que vous avés eu la bonté de dire de moy et l’opinion avantageuse que vous avés tesmoigné en avoir. Je tascheray de ne vous donner jamais sujet de vous en repentir, voulant tousjours estre plus que personne du monde,

Monsieur,
Vostre tres humble serviteur,
Le Duc De Richelieu.

À Paris, ce 19 de may 1660.

  1. La charge de général des galères en laquelle le duc de Richelieu avait succédé à son père et dont il se démit en 1661.
  2. Le document que l’on va lire, qui est un véritable acte d’accusation dressé par le petit neveu du cardinal de Richelieu contre la nièce de ce grand homme, est à rapprocher de l’histoire ou plutôt du panégyrique que nous devons à M. A. Bonneau-Avenant, sous ce titre : La duchesse d’Aiguillon, nièce du cardinal de Richelieu, sa vie et ses œuvres charitable 1604-1675. (Paris, Didier, 1881, in-8o). J’avais déjà publié, il y a longtemps (Revue d’Aquitaine, t. xi, 1867. p. 137), une très piquante lettre du duc de Richelieu à la duchesse d’Aiguillon, document tiré de la collection Godefroy, de la bibliothèque de l’Institut, et relatif au mariage du jeune duc avec l’habile veuve de François-Alexandre d’Albret, seigneur de Pons, Anne du Vigean, mariage conclu (décembre 1649) malgré la différence des âges, des fortunes et des positions, malgré le courroux de la tante du naïf époux et le mécontement de la reine de France.
  3. Quatre-vingts procès, juste ciel ! N’y avait-il pas là de quoi épouvanter Chicaneau lui-même, ce héros de la délicieuse comédie des Plaideurs qui allait être représentée quelques années plus tard (1668) ?