Une descente au monde sous-terrien/10

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Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 123-138).


Il le laissa glisser à l’eau. (page 123)

CHAPITRE x

FAITS ET GESTES DE CORNÉLIUS VAN DE BOOT


Nous avons laissé Cornélius Van de Boot sur une roche, au rivage d’une île située au sud du cap Horn, en compagnie de deux Anglaises, et gardé par une escouade de singes géants qui lui faisaient horreur parce qu’ils étaient singes et peur parce qu’ils étaient hommes.

Il trouva moyen de couler son manuscrit dans un bocal, de le boucher avec vigueur, et de le laisser glisser à l’eau sans attirer l’attention des geôliers de sa singulière prison. Puis il surveilla, sans avoir l’air de rien, l’appareil, car le jour commençait à poindre, et le vit avec bonheur chevaucher de vaguelette en vaguelette, et finalement franchir le cercle des monstres sans avoir été péché ou examiné.

— Flotte ! lui disait tout bas l’excellent zoologue ; flotte, et que la Providence te conduise sur le chemin d’un navire !

Nous avons vu que ce vœu devait être exaucé, par suite du passage du capitaine Kerbiquet au sud de l’Australie.

Mais ceci n’était une précaution qu’en ce qui concernait l’avenir, et même un avenir dont l’éloignement restait douloureusement indéterminé ; le présent demeurait baigné dans toutes les incertitudes et dans toutes les angoisses.

Il se compliqua bientôt, ce présent, d’une scène inattendue, et dont le calme Cornélius Van de Boot n’avait certainement pas rêvé. Les deux Anglaises, que la lassitude avait terrassées, s’éveillèrent. La jeune, car il y en avait une jeune, ne dit trop rien ; mais l’autre, car il y en avait une autre, traversa le rocher, vint droit au savant, et lui dit :

— Parlez-vous anglais ?

— Oui, répondit-il imprudemment.

Et, s’il avait su ce qui devait fondre sur lui à la suite de cette confidence, l’académicien de Saardam aurait soigneusement dissimulé sa connaissance de la langue de Shakespeare et de Charles Dickens.

Mais c’était un esprit tant soit peu candide, que le professeur Van de Boot, et il ne soupçonnait pas le mal. Il répondit donc « oui » en toute confiance. Et la vieille insulaire, brandissant une mâchoire qui aurait du servir d’enseigne à une fabrique de pianos, déclara d’un ton aussi peu aimable que possible :

— J’ai faim.

Van de Boot leva vers elle des yeux doux, des yeux de gazelle.

— Moi aussi, Madame, dit-il

Et ces trois mots, ou il n’avait cependant pas placé la moindre intention agressive, eurent pour effet de mettra la mégère en fureur.

— Que vous ayez faim ou non, cela m’importe peu, s’écria t-elle. Et elle agitait ses mains d’inquiétante façon. Mais moi, moi, vous entendez bien, je n’ai rien mangé depuis hier après-midi, et j’ai l’estomac dans mes bottines. Trouvez-moi quelque chose pour déjeuner.

Le zoologue jeta autour de lui un œil éloquent. Les naufragés se trouvaient sur un rocher aussi nu qu’une boule de rampe, les quelques signes qui se balançaient autour n’avaient rien de comestible, et les bocaux de viande non dévorés par les Kra-las, gisaient épars dans les rochers de l’île, en dehors du cercle des gardiens.

— Si j’avais quelque chose, je vous le donnerais, Madame, dit Cornélius Van de Boot, mais vous voyez vous-même que je n’ai rien.

— Ça m’est égal, Monsieur, il faut inventer quelque chose. Je suis une femme ; je suis même plus qu’une femme ; je suis une « lady », et la courtoisie vous fait un devoir de ne pas me laisser mourir d’inanition. Arrangez-vous.

Van de Boot eut un geste de désespoir. Cependant, il essaya d’entrer en pourparlers télégraphiques avec les gorilles, et de se faire apporter, si c’était dans les choses possibles les bocaux de viande abandonnés.

Il s’approcha du bord du rocher, choisit le moins hideux des quadrumanes, et l’appela.

— Hé ! là-bas !… Hep !… là !…

Le Kra-la leva la tête.

Alors le zoologue, qui n’avait cependant jamais joué la pantomime de sa vie, se mit à en exécuter une des plus expressives, agitant les mâchoires, faisant le geste d’enfoncer quelque chose dans sa bouche du bout de ses doigts joints, et désignant de l’autre main les flacons restés dans les rochers.

Le monstre parut faire des efforts pour comprendre. Mais il ne comprenait pas ; puisqu’il ne mangeait pas de chair, il ne lui venait pas à l’esprit que d’autres en pussent manger.

Et l’Anglaise continuait à gesticuler. Elle gesticulait même si près du visage de Van de Boot qu’il en sentait le vent et avait des reculs involontaires.

Le malheureux homme voulut changer d’alphabet télégraphique ; il lança un caillou dans la direction des bocaux. Les singes commencèrent à le regarder de travers. Il voulut descendre de son roc et se diriger, en sautant d’une pierre à l’autre, jusqu’à l’objet de ses convoitises. Ses geôliers lui sautèrent dessus tous ensemble, et le ramenèrent rudement à sa place.

— Vous voyez bien, dit-il à l’Anglaise, qu’il n’y a rien à faire.

Cependant, l’un des monstres avait fini par comprendre. Il s’en fut chercher un bocal et l’apporta. La vieille fille d’Albion s’en empara d’autorité, et l’aurait certainement vidé à elle seule, si Cornélius Van de Boot, indigné et songeant à sa jeune compagne qui souffrait en silence, ne se fût interposé. Il arracha le flacon des mains osseuses, mais reçut des calottes. Il partagea cependant le repas en trois, et fut payé de ses peines par un sourire touchant, venu des lèvres de sa seconde co-naufragée.

Et quand les appétits furent calmés, ce qui ne se produisit pas sans provoquer chez les Kra-las quelques grimaces de dégoût, l’Anglaise recommença les hostilités sous une autre forme. Elle se mit en tête que Van de Boot devait la tirer des pattes des gorilles géants, et le lui intima durement.

— Toutes les fois, dit-elle, que j’ai lu des livres où il était question de femmes enlevées ou séquestrées, il se trouvait à point des « gentlemen » pour les tirer d’affaire. C’est le moment ou jamais de les imiter, si vous n’êtes pas le dernier des lâches.

— Et comment voulez-vous que je m’y prenne ?

— Comme il vous plaira, ce n’est pas mon affaire. Mais il faut qu’avant une heure nous soyons hors des griffes de ces gens-là. Pourquoi me regardez-vous de cet air ahuri ? Allons, remuez-vous, Monsieur ; entrez en pourparlers ; combattez s’il le faut ; ne restez pas là planté comme un bœuf devant un train qui passe…

Et, tout en partant, la vieille dame avait saisi Cornélius Van de Boot par un bras, et le secouait avec violence. Le naturaliste se laissa faire d’abord sans rien dire, mais la persistance de l’exercice l’irrita peu à peu, puis finit par l’exaspérer, malgré son calme ordinaire. Et il s’écria :

— Mais laissez-moi donc tranquille, vieille folle !

L’Anglaise se mit à pousser des cris aigus. Et, comme elle ne s’en sentait pas suffisamment soulagée, elle tomba sur le bonhomme à poings raccourcis et le boxa dans toutes les règles de l’art. Ce fut le tour de Cornélius Van de Boot à hurler ; la jeune Anglaise voulut s’interposer et reçut sa part de horions. En quelques secondes, le rocher devint le théâtre d’un combat acharné.

Les Kra-las s’émurent, enfin. Ils séparèrent les belligérants, les ligottèrent dans des cordes confectionnées avec de l’algue marine, de façon qu’il leur devint impossible de bouger un doigt, et reprirent leur faction tout en continuant à surveiller la grève et à aller voir de temps à autre si ce qu’ils attendaient ne paraissait pas.

Enfin, une dizaine de nouveaux singes se montra dans les roches, et tous se réunirent pour un conciliabule aussi mystérieux qu’animé. Van de Boot, immobilisé dans ses liens, put constater une fois de plus que ses ravisseurs paraissaient avoir une mentalité voisine de celle de l’homme. Son appréciation était probablement exacte, car les Kra-las, sans montrer aucun des signes qui distinguent l’homme civilisé, agissaient certainement sous l’impulsion de la raison, et non sous celle de l’instinct.

Lorsque leur conférence fut terminée, ils se mirent à grimper les vagues rocheuses qui menaient au massif principal de l’île. Trois d’entre eux étaient revenus prendre les prisonniers ligotés et inertes. Ils les avaient soulevés dans leurs mains puissantes et chargés sur leurs épaules ni plus ni moins que des paquets de linge et avec aussi peu de précautions.

La jeune Anglaise, résignée à son sort, et qui croyait sa fin prochaine, n’avait rien dit ; elle se contentait de pleurer doucement. Mais l’autre s’était lancée dans un discours véhément, au cours duquel elle menaçait son porteur du consul d’Angleterre, de la Chambre des Lords, et même du roi de la Grande-Bretagne et empereur des Indes. Le Kra-la l’écoutait avec d’autant plus de patience qu’il ne comprenait pas un mot des imprécations de la dame, et qu’elle était ficelée de partout. Il continua son bonhomme de chemin, comme on dit, sans s’émouvoir une seconde.

Pour Cornélius Van de Boot, qui pouvait être un esprit naïf, mais qui était aussi une intelligence éclairée, il notait avec soin dans sa mémoire les particularités du chemin qu’on lui faisait suivre, de manière à pouvoir le retrouver s’il avait jamais la chance d’échapper à ses ravisseurs.

Bientôt, la bande entière fut rassemblée à l’entrée d’une grotte ouverte dans la muraille verticale de l’île. L’un des quadrumanes, qui paraissait commander aux autres, jeta un ordre guttural, et tous s’engagèrent dans le souterrain, que la phosphorescence de leurs yeux éclairait.

Van de Boot remarqua que le sol, après avoir été horizontal pendant une centaine de mètres, descendait tout à coup par une pente assez rapide. En outre, ce n’était pas dans une grotte fermée par le fond, qu’on se trouvait, mais dans une galerie de vingt mètres de hauteur, de dix mètres de largeur environ, ménagée dans la terre par un caprice du bouleversement des couches géologiques. Le sol en était rugueux et semé d’obstacles, mais les Kra-las y manœuvraient avec dextérité, leurs pieds et leurs mains leur servant également à se cramponner aux aspérités.

Quant aux naufragés, serrés dans leurs cordes et immobiles, inutile de dire qu’ils souffraient beaucoup du cahotement violent auquel ils étaient soumis. Tous trois espéraient que la promenade serait de courte durée, que leurs porteurs les déposeraient bientôt dans la caverne où ils habitaient sans doute.

Mais ils n’étaient qu’au début de leur supplice. Après avoir suivi pendant deux kilomètres à peu près le tunnel en pente, les gorilles géants arrivèrent au bord d’un puits de cinq à six mètres de diamètre, et qui paraissait s’enfoncer verticalement dans le sol. Ils s’y engagèrent résolument, et alors commença une gymnastique effroyable, au cours de laquelle Van de Boot et ses compagnes pensèrent avoir cent fois les membres rompus.

Les monstres ne se servaient ni de cordes ni d’accessoires quelconques pouvant les aider dans leur périlleuse descente. Ils sautaient d’une aspérité à l’autre, dans le puits, toujours en descendant, et leurs pattes s’y accrochaient. Ils marchaient naturellement en file indienne, et ce n’est que quand l’un d’eux avait quitté une corniche que l’autre pouvait s’y élancer. Celui qui marchait le premier était le chef. Il éclairait d’un rayon de ses yeux l’endroit où il voulait sauter ; cet endroit était parfois à dix mètres plus bas, et il fallait pour l’atteindre franchir toute la largeur du tube. Il s’y élançait, cependant, d’un bond puissant, et tombait toujours exactement où il voulait tomber ; c’était heureux, d’ailleurs, car la moindre erreur ou le moindre faux mouvement auraient signifié la chute irréparable, l’écrasement définitif dans cet abîme qui paraissait sans fond.

Le Kra-la, qui le suivait, répétait geste pour geste st manœuvre, et les autres les imitaient. C’était un spectacle fantastique et quelque peu terrifiant, dans la nuit du gouffre, que celui des trente corps des quadrumanes énormes, dont les yeux émettaient une lueur violette, se suivant en silence dans cette cheminée colossale et tourmentée, et descendant, descendant toujours.

Les trois naufragés, au cours de cet extraordinaire voyage, souffraient le martyre. Les Kra-las qui les portaient les avaient assujettis sur leurs épaules pour avoir la libre disposition de leurs bras, mais les malheureux vivaient dans une angoisse qu’il est facile d’imaginer, se demandant jusqu’à quel point de l’épaisseur terrestre on les emportait, perdant tout espoir de revoir jamais le jour, et rudement meurtris contre les parois du puits chaque fois que le saut les mettait en contact avec la roche dure. Ils avaient, en outre, la peur continuelle d’une chute qui les aurait massacrés, eux et leurs Kra-las, dans le fond du gouffre.

La vieille Anglaise ne vociférait plus depuis longtemps ; elle était anéantie ; son intelligence se troublait sous l’empire de la terreur, et elle s’imaginait que des démons l’emportaient en enfer. La plus jeune s’était évanouie de nouveau, ce n’était plus qu’un paquet inerte que transportait son ravisseur. Pour Cornélius Van de Boot, il attendait la mort, qui devait inévitablement clore cette aventure, avec la résignation qui faisait le fond de son caractère de vieux savant.

Et c’est à ce moment-là que tous trois faillirent être noyés.

La descente que nous décrivons durait depuis huit heures environ, et la jeune Anglaise venait de reprendre connaissance sous l’excès même de la douleur, lorsque le Kra-la qui conduisait les autres, disparut tout à coup dans le noir, comme s’il y eût piqué la tête. Les autres le suivirent avec rapidité, et bientôt tout le monde se trouva entre deux eaux, sous la surface d’un lac souterrain et glacé.

Pour les Sous-Terriens, c’était un répit, un soulagement, et un repos ; mais pour les Terriens ordinaires, qui n’étaient pas amphibies, et qui, en outre, ne pouvaient faire un seul mouvement, c’était la mort à brève échéance.

Ils suffoquaient déjà, que les Kra-las prenaient leurs ébats, et se disposaient à goûter un repos durement gagné, Ces êtres organisés pour vivre dans l’eau, et qui n’avaient jamais vu de créatures purement aériennes, ne pouvaient pas deviner que leur élément fût fatal à qui que ce soit. Et ils avaient plongé avec joie, avec reconnaissance, pourrait-on dire, sans se douter le moins du monde qu’ils emportaient vers une fin certaine leurs colis humains.

Cependant, ils s’aperçurent rapidement que quelque chose ne marchait pas dans les profondeurs liquides où ils se trouvaient pour le moment. Et ils remontèrent à la surface. Ils avaient assurément des raisons pour conserver vivants leurs prisonniers. Ils les portèrent jusqu’à la rive du lac, où ils les déposèrent à demi-asphyxiés, leurs vêtements naturellement ruisselants, glacés et dans un état lamentable. Pendant quelques instants, les trois malheureux, quoiqu’ils eussent été déliés, demeurèrent sur la berge, incapables d’un mouvement. Puis ils purent s’aider un peu. Cornélius Van de Boot ramassa dans les roches avoisinantes de hauts lichens desséchés dont il fit un tas volumineux. Puis, il s’ingénia à produire du feu au moyen d’un morceau de silex et d’un trousseau de clefs qu’il avait gardé dans ses poches. Une partie du lichen, qu’il avait ramassé, possédait heureusement l’apparence et la structure de l’amadou. Il put arriver à l’allumer. Et bientôt une haute flamme jaillit, que les Kra-las considéraient avec surprise, car ils n’en avaient probablement jamais vu. Les naufragés s’y réchauffaient et s’y séchaient avec délices. Ils agissaient à présent librement ; leurs ravisseurs paraissaient avoir compris qu’il leur était désormais impossible de regagner la surface de la terre, et qu’en outre il leur fallait autre chose pour vivre que ce qui leur suffisait à eux-mêmes. Ils ne se montraient ni brutaux ni violents ; ils surveillaient, seulement, et faisaient de longues réflexions chaque fois que les humains exécutaient devant eux des actes qu’ils ne connaissaient pas.

Quelques-uns d’entre eux étaient restés dans les eaux du lac ; ils en sortirent portant des brassées de plantes sous-marines qu’ils se mirent à manger telles quelles. Ils en posèrent un fagot devant leurs prisonniers, qui restèrent longtemps avant de se décider à y toucher. Enfin, Van de Boot reconnut une espèce d’algue comestible, et en fit cuire quelques tiges. Les deux femmes en mangèrent un peu, non sans répugnance. La vieille Anglaise ne songeait plus à protester ; l’excès de son malheur l’avait pour ainsi dire guérie de ses ridicules ; elle était plus pitoyable que les autres, simplement.

— Où ces monstres nous conduisent-ils ? demandait-elle. Où sommes-nous à présent ?

— Je ne le sais pas exactement, répondait Van de Boot, mais nous avons certainement enfoncé de beaucoup dans l’épaisseur de la croûte terrestre.

— Peut-être n’irons-nous pas plus loin, suggérait la jeune fille. Peut-être ces animaux vivent-ils sur le bord du lac.

— Je voudrais l’espérer, répondait le savant, mais s’ils habitaient ici nous y aurions retrouvé des êtres semblables à eux, car ils ne peuvent pas être les seuls représentants de leur race, et, en outre, nous verrions des traces de leur existence habituelle. Non, je crois qu’il faut nous résigner à aller plus bas, ou plus loin, et que nous sommes ici qu’au repos.

— Mais que veulent-ils faire de nous ? gémissait la vieille dame, maintenant sage. Si ce voyage doit continuer longtemps dans les mêmes conditions, je mourrai. Je suis déjà brisée et bien malade.

— Je ne puis pas deviner ce qu’ils veulent de nous, répondit le zoologue, mais une chose est certaine déjà pour moi, c’est qu’ils ne prétendent pas nous faire de mal. Ils nous traitent grossièrement et rudement, parce que ce sont des êtres primitifs, mais vous voyez qu’ils ne se sont livrés contre nous à aucune violence. Ils nous ont déliés, nous laissent une liberté relative, et se sont préoccupés de nous nourrir. Tout ceci n’indiquerait pas, de leur part, de mauvaises intentions.

— Nous n’avons qu’une chose à faire en ce moment, je crois : nous armer de courage et les laisser agir comme ils l’entendront Il nous serait d’ailleurs impossible de leur résister, plus tard, s’ils nous emmènent ailleurs, nous trouverons peut-être le moyen de tromper leur surveillance et de remonter vers les hommes.

En parlant ainsi, Cornélius Van de Boot cherchait à faire entrer dans le cœur de ses compagnes un espoir qu’il ne ressentait déjà plus. S’ils parvenaient à s’échapper, ce qui déjà paraissait plus que problématique, comment un vieillard et deux femmes parviendraient-ils jamais à faire l’ascension de la cheminée où les Kra-las n’avaient pu descendre qu’en exécutant sans relâche des bonds prodigieux ? Non, c’était bien fini ; le savant le comprenait à la façon dont le regardaient les deux Anglaises ; il devinait bien qu’elles ne le croyaient pas, et que toutes deux s’attendaient à finir leurs jours sous terre.

Bientôt leur feu baissa, et les quadrumanes ayant fermé leurs yeux phosphorescents pour s’endormir, l’obscurité complète régna dans l’immense grotte où s’étendait le lac souterrain.

Quelque huit heures après, le voyage recommença. Van de Boot et les deux Anglaises furent reficelés et amarrés sur les épaules de nouveaux porteurs. Les grands singes quittèrent le bord de l’eau noire, s’engagèrent dans des failles de roches, sautèrent dans des trous, grimpèrent des pics, descendirent aux flancs de gouffres insondables, par des routes fantastiques sur lesquelles ils ne paraissaient pas hésiter, cependant.

Ils s’arrêtaient toutes les huit ou dix heures, déliaient leurs prisonniers, les nourrissaient d’une réserve d’herbes aquatiques, se reposaient et les laissaient reposer.

Cette épouvantable existence dura encore trois jours. Et le quatrième, Van de Boot remarqua qu’il se passait des choses bizarres, et en évidente contradiction avec ce qu’il savait des lois de la physique naturelle.

Les Kra-las, qui jusqu’alors n’avaient pas dépassé dix mètres dans leurs bonds déjà énormes, en franchissaient au moins vingt avec la même facilité. Ils retombaient beaucoup plus légèrement et faisaient de moins grands efforts pour s’enlever du sol. Le professeur lui-même se sentait peser moins fort aux épaules du quadrumane qui le portait. Quand celui-ci sautait, l’arrivée au but ne lui était pas aussi pénible qu’au commencement du voyage.

— Que se passe-t-il donc ? se demandait le savant. Nous ne sommes certainement pas près du centre de la terre, où notre poids devrait normalement devenir nul. Nous ne pouvons être à peu près qu’au milieu de ce qu’on nous a habitués à considérer comme l’écorce terrestre.

Le soir même il eut l’explication. Le soir, ou du moins ce qui lui semblait être le soir parce qu’on s’arrêta pour le repos à peu près quotidien.

Il y avait dix heures à peu près qu’on descendait, et les Kra-las, qui, jusqu’alors s’étaient montrés d’une agilité prodigieuse, étaient devenus d’une légèreté telle qu’ils faisaient aisément des sauts de cinquante mètres, et qu’ils retombaient presque avec grâce, si une telle expression peut être employée en parlant de monstres aussi hideux. Vers la fin de l’étape, c’était mieux, ils paraissaient devoir faire un effort pour rallier le sol ; si ce n’eût été aussi invraisemblable, on aurait cru qu’il leur fallait dépenser quelque énergie pour ne pas rester en l’air.

Et bientôt, malgré leurs efforts, ils restèrent en l’air ! Celui qui les guidait voulut sauter, dans le sens vertical, de haut en bas, d’une roche à une autre, et il ne put pas atteindre cette dernière. Après avoir descendu, très lentement, pendant une vingtaine de mètres, il demeura complètement immobile, planant. Au-dessous de lui, le gouffre continuait, ouvrant sa terrible gueule noire, mais il n’y tomba pas.

D’ailleurs, ce n’était probablement pas la première fois qu’il passait à ce point fantastique où la pesanteur n’existait plus, car le phénomène qui confondait l’entendement de Cornélius Van de Boot ne parut pas le surprendre le moins du monde. Il demeura tranquillement en l’air, dans l’axe du tube où l’on descendait depuis la dernière halte, et jeta un appel à ses compagnons, qui lâchèrent instantanément la paroi pour se laisser tomber à ses côtés, tout doucement.

Cornélius Van de Boot fut libéré de ses liens, et simplement déposé dans le vide, où il resta. Son poids n’existait plus. Debout sur une aspérité de la paroi rocheuse, il lui suffisait d’un très léger effort pour traverser le gouffre, qui avait à cet endroit plus de vingt mètres de largeur. Et s’il ne donnait qu’un effort beaucoup moins grand encore, de manière à n’arriver qu’au centre du puits, il y restait suspendu, sans aucune tendance à tomber nulle part

En outre, il remarqua bientôt qu’il n’y avait plus pour lui ni haut ni bas, suivant les idées conventionnelles que nous nous sommes faites de ces deux directions.

Il pouvait se tourner dans l’air avec une facilité extrême, et avec plus de légèreté, certes, que ses soixante années ne lui en laissaient d’ordinaire. Et que sa tête fût tournée vers la surface de la terre, ou vers le centre de la terre, il se sentait également à son aise, et debout.

Par dessus le marché, quand il voulait quitter le point du tube où flottaient les Kra-las, que ce fût dans un sens ou dans l’autre, vers le soleil ou vers l’intérieur du globe, il lui fallait toujours monter et changer sa tête de direction.

Van de Boot en conclut qu’il était arrivé au centre de gravité de notre planète. Et son esprit de savant se mit à travailler, comme c’était assez naturel.

Mais il ne travailla pas longtemps. Un cri de douleur rappela le digne zoologue aux choses de ce monde, et il aperçut la jeune Anglaise flottant désespérée, autour de l’autre.

— Monsieur ! Monsieur ! criait-elle, venez vite ? Elle est morte !

Van de Boot s’élança. Il franchit avec la rapidité de l’hirondelle la distance qui le séparait des deux femmes, et constata qu’en effet la vieille dame avait rendu le dernier soupir. Les Kra-las, suspendus en l’air autour du groupe, les uns la tête en bas et les autres la tête en haut, la considéraient avec toutes les apparences de la consternation.

Le zoologue s’assura que la vie avait bien définitivement quitté le corps étendu dans le vide. Puis il l’emporta, le tira derrière lui, plutôt jusqu’à une saillie de roche où il le coucha respectueusement.

La jeune Anglaise dit une prière, et, ces obsèques réduites à leurs plus simples expressions terminées, les deux captifs des Sous-Terriens revinrent auprès de leurs ravisseurs, où ils mangèrent un peu d’herbe, et se préparèrent au repos.