Une descente au monde sous-terrien/15

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Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 207-214).


Congo ! à moi Congo ! (page 212)

CHAPITRE xv

EXPÉDITION CONTRE LES KRA-LAS


Trente jours se sont passés depuis les événements que nous venons de relater. Nous sommes donc maintenant à la fin du mois de mars. Ces trente jours ont été employés avec activité, presque avec fièvre. Le président des Sous-Terriens a fait savoir à ses concitoyens qu’il préparait une expédition contre les Kra-las, dans le but de leur enlever trois humains supérieurs qu’ils ont capturés, si du moins il est encore temps de leur sauver la vie. Il a annoncé que cette expédition se composerait de deux cents hommes de bonne volonté, le soir même il y en avait deux mille sur la liste, il a fallu choisir.

Les Sous-Terriens gardent contre les Kra-las une vieille rancune, qui ne manque jamais une occasion de se manifester ; les monstres les ont tant fait souffrir, et les derniers souvenirs douloureux datent encore de si peu d’années ! En outre, depuis qu’ils possèdent des armes à feu, les sujets de Phocas de Haute-Lignée se sentant les plus forts, et ils ne sont pas fâchés d’expérimenter leur puissance, en attaquant, au lieu de se tenir simplement sur la défensive. Des provisions de toutes natures ont été faites et des munitions de guerre ont été amassées, qui seront placées ainsi que les caisses d’armes et les canons sur le dos de mastodontes apprivoisés. Pour traverser l’Océan, ces mastodontes seront placés sur de grands radeaux à voile. En atteignant le désert, ils porteront l’expédition et son bagage. Quand on arrivera au cercle polaire antarctique, là où, de nouveau, règne la mer et où vit l’ennemi, les énormes bêtes seront replacées sur l’assemblage des poutres qu’elles auront transportées elles-mêmes, car leur force musculaire est à peu près incommensurable.

À partir de cet instant, il faudra s’inspirer des circonstances pour essayer de retrouver Van de Boot et ses deux compagnes. Les Sous-Terriens ignorent naturellement la mort d’une des deux Anglaises. Tel est le plan des opérations dans son extrême simplicité.

Le 31 mars au matin, les mastodontes étaient chargés et montés sur leurs radeaux, que les Sous-Terriens devaient accompagner à la nage, et André-Phocas de Haute-Lignée remettait le commandement en chef de l’expédition à Jean Kerbiquet, qui, au milieu de cette activité, s’était retrouvé dans son élément. C’était lui qui avait à peu près tout dirigé, pendant la période préparatoire, et l’on peut imaginer que tout était paré, comme disait à bord du Pétrel l’excellent Plougonnec.

Il avait été fait, auprès de Wilhelmine, plusieurs tentatives pour l’engager à attendre les résultats au lieu de prendre personnellement part au voyage. Elles étaient restées totalement infructueuses. Tranquillement, mais avec fermeté, la jeune fille avait déclaré à Kerbiquet et au Président qu’elle voulait être la première à embrasser son parrain Van de Boot. Et quand Francken avait joint ses instances à celles des deux hommes, elle l’avait envoyé se promener sans cérémonie, affirmant que puisqu’il partait, lui qui n’avait absolument rien de guerrier, elle pouvait bien partir aussi. Le petit docteur, froissé dans sa dignité, n’avait pas insisté. Donc, Lhelma serait du voyage. Inutile d’ajouter que Congo la suivait, prêt à la protéger en cas de besoin, et à faire un massacre en règle des Kra-las, malgré leur taille gigantesque et leur force extraordinaire.

À midi, la colonne se mettait en mouvement. C’est-à-dire que les voiles furent hissées, et que les Sous-Terriens s’attelèrent à leurs radeaux. Et ce fut un spectacle peu banal, en vérité, que celui de cette caravane sur l’eau, filant vers le Sud, et composée de vingt radeaux sur lesquels se balançaient vingt éléphants antédiluviens. Les humains occupaient une plate-forme spéciale, où une hutte en bois avait été érigée, et, sous l’impulsion d’un assez fort vent du nord, l’ensemble s’en allait rapidement sur la mer houleuse, vers le cercle qui correspond sous terre à notre tropique du Capricorne, et où elle devait retrouver la terre ferme.

La route serait très longue, cependant. Il n’y avait à compter que sur une voilure très sommaire, et sur la traction opérée par les Sous-Terriens. Il faudrait au moins quinze jours de traversée pour atteindre la partie désertique du sous-sol du monde.

Ces quinze jours se passèrent sans incidents bien notables, et même d’assez monotone façon. Dans les mers de la face inférieure, le beau temps est la règle générale, et la tempête, la très rare exception. Les radeaux filaient l’un derrière l’autre dans la direction du Sud, que leur donnait Kerbiquet naviguant en tête. Le capitaine se consacrait tout entier à ses fonctionsde chef d’expédition, et c’est à peine si ses compagnons le voyaient maintenant aux repas.

Wilhelmine et le président de la République Centrale, assis sous l’auvent de leur cabane et forcément oisifs, passaient les journées en interminables conversations sur le monde nouvellement découvert, sur sa géographie, sur ses divisions politiques, sur les différentes races d’hommes qu’il renferme et sur leurs mœurs, absolument nouvelles et étranges pour la jeune fille.

André de Haute-Lignée et Lhelma avaient senti la sympathie naître entre eux dès qu’ils avaient été rapprochés par les curieux hasards de leur existence. Tous deux étaient sérieux et de caractère résolu, très simples et très droits ; ils se plaisaient ensemble, et personne ne songeait à s’en étonner.

Francken péchait et chassait les oiseaux de mer pour varier le menu. Il avait auprès de lui des carabines chargées et des lignes qu’il amorçait de viande de conserve pour les laisser traîner derrière son radeau. Il avait aussi son dictionnaire de langue sous-terrienne en la personne du jeune Satrama, qu’il avait été impossible de laisser en arrière, et qui s’était pris d’une soudaine amitié pour le petit docteur ventripotent. Ils faisaient ensemble excellent ménage ; on les entendait causer et rire aux éclats tant qu’ils étaient éveillés. Ils parlaient une sorte de jargon mi-sous-terrien, mi-hollandais, mi-français, qui ne manquait pas d’originalité. C’était, d’ailleurs, l’enfant qui profitait le mieux de la leçon en partie double : au bout de quelques jours il se faisait comprendre, bien qu’il lui fût impossible de prononcer autre chose que des A, et notre langue ainsi parlée prenait dans sa bouche une allure singulière.

Lhelma l’aimait beaucoup aussi ; c’est à elle qu’il venait quand il voulait une caresse ou une friandise.

Congo, lui, en attendant de massacrer les Kra-las, avait assumé les délicates et pacifiques fonctions de cuisinier. On le voyait toujours en train de plumer un volatile ou d’écailler un gros poisson. Il s’était improvisé des fourneaux à l’arriére du radeau habité par les Terriens, et s’ingéniait à composer des menus extraordinaires, qu’il fricotait toute la journée.

Quand nous disons qu’il n’y eut pas pendant cette traversée d’incidents remarquables, c’est une erreur ou une exagération : le docteur Francken, un matin, faillit être électrocuté. Il venait de lancer sa première ligne, et elle traînait à l’arrière du radeau, munie d’un gros hameçon et d’un appât sérieux, lorsque la canne à laquelle elle était attachée se mit à vibrer violemment :

— Une grosse pièce, s’écria-t-il.

Et Satrama battait des mains.

Tous deux commencèrent à tirer sur le filin, Francken devant, Satrama derrière, et bientôt apparut un énorme poisson de la forme générale d’une raie, mais beaucoup plus gros et qui se débattait avec fureur.

— Congo ! à moi, Congo ! criait le petit docteur, qui craignait fort d’être vaincu dans sa lutte avec l’animal.

Congo accourut, mais il était déjà trop tard. Le captif, tout près du radeau, avait envoyé à Francken un formidable coup de queue, qui ne l’avait qu’à demi atteint, heureusement, car il lui aurait cassé un membre. Mais le savant avait reçu en même temps un si terrible choc électrique, qu’il avait tout lâché et était tombé sur le dos, en criant :

— Une torpille ! Méfiez-vous !

Congo lâcha de la ligne au poisson, qui s’en fut se débattre et électrocuter un peu plus loin. On le laissa se noyer doucement, et on le mangea le soir ; il était excellent, après avoir perdu sa redoutable électricité.

Quant à Francken, il sera boiteux d’une jambe pendant vingt-quatre heures et suffisamment penaud. Il sentait comme une paralysie, qui ne se dissipa que lentement. Et comme incidents, c’est tout ce qu’enregistra le journal du bord.

Un jour, Kerbiquet signala lui-même : « Terre ! » Chacun saisit sa lunette, et une bande rougeâtre apparut au Sud, qui modifiait les brumes de l’horizon pour les transformer en quelque chose de solide et d’immuable.

Le capitaine choisit un point d’atterrissement, une sorte de plage basse et absolument déserte, et y échoua son radeau. Il dirigea ensuite la manœuvre des autres, et les mastodontes furent débarqués, non sans difficultés. Puis, un camp fut organisé, car on passerait là quelques jours avant de s’engager dans le désert, cette halte étant nécessitée par l’opération du démontage des radeaux.

La grève était morne et désolée ; elle présentait parfaitement l’aspect des terres qui n’ont jamais été habitées, et qui ne le seront sans doute jamais. Derrière, régnait une succession de dunes absolument nues, et qui s’éloignaient jusqu’à l’infini comme un énorme moutonnement fauve. La partie lugubre de l’aventure allait commencer. Le désert, dans lequel on pénétrait maintenant, méritait son nom mieux qu’aucun autre ; il était bien certain, dès le premier coup d’œil, qu’on n’y trouverait ni un brin d’herbe, ni une goutte d’eau, ni une créature vivante. C’était l’empire de la solitude et de la mort ; c’était un espace incommensurable où la nature avait été vaincue, où il lui avait été impossible de mettre de la vie, malgré sa merveilleuse facilité de création.

Les dangers allaient se montrer aussi ; jusqu’à présent, les difficultés à vaincre n’avaient pas été bien grandes, et les périls avaient été nuls. Mais il allait falloir compter avec la faim, avec la soif, avec les sables mouvants, avec l’inconnu et avec la tempête. Et ceci non pas pendant un jour, non pas pendant quelques jours, mais pendant le temps qu’il faudrait, sur la terre, pour aller par étapes de Tombouctou en Laponie.

C’est pour y arriver qu’on avait emmené vingt mastodontes. Les énormes bêtes, seules, étaient capables de transporter les radeaux démontés, les provisions, les armes, les munitions, l’eau et les hommes par-dessus le marché.

Nos éléphants, quelque puissants qu’ils soient, ne seraient jamais venus vivants au bout d’un pareil voyage. Il y fallait la taille des monstres antédiluviens, et leur force prodigieuse.

Le démontage des radeaux terminé, on s’aperçut qu’ils formaient un volume de bois énorme, et qu’il serait impossible de tout emporter. On n’en chargea que dix, et les poutres des dix autres furent empilées sur la grève.