Une descente au monde sous-terrien/17

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Librairie nationale d’éducation et de récréation (p. 234-243).


Ils mirent leur barque à la mer. (page 243)

CHAPITRE xvii

LES HUMAINS MYSTÉRIEUX


Les humains mystérieux qui avaient découvert la route du Monde sous-terrien, qui avaient traversé la mer équatoriale et entrepris de franchir la zone désertique sur une voiture à voile, projet d’une témérité absolument insensée, n’étaient autres, nos lecteurs l’ont déjà compris, que le Chinois hollandais Van Ah Fung et le singulier serviteur qu’il s’était donné en la personne du mécanicien Johann Wurtzler. Le capitaine Kerbiquet se trompait, en pensant que la haine et la volonté du Chinois étaient moins fortes que sa poltronnerie.

Or, Van Ah Fung avait résolu d’être académicien de Saardam et de se venger de Kerbiquet, par conséquent d’empêcher le retour de Van de Boot par tous les moyens possibles.

Les deux hommes avaient attaché une corde au pied d’un arbre, près de l’orifice de la cheminée traversant toute l’écorce terrestre, et une torche à la main, avaient gagné la plate-forme d’où partaient les descenseurs installés par André-Phocas de Haute-Lignée. Ils en avaient rapidement découvert la nature et le maniement et s’étaient résolument jetés à la poursuite de l’expédition organisée pour retrouver Van de Boot et les deux Anglaises.

Nous ne décrirons pas heure par heure leur voyage. Ce serait inutilement répéter ce que nous avons déjà dit sur la traversée de l’écorce terrestre. Sachons seulement que deux incidents en troublèrent la monotonie, et que tous deux tournèrent à la confusion du Chinois Van Ah Fung, dont la ruse orientale n’était pas de force avec la défiance motivée de son associé.

Une première fois, les deux hommes durent arrêter brusquement leur descente. Ils avaient été plus vite que la caravane engagée au-dessous d’eux, et cela se conçoit si l’on veut considérer que le transbordement, à chaque étape, allait plus vite pour deux personnes que pour une trentaine. En outre, le Président de la République Centrale, désireux d’éviter à Lhelma toute fatigue inutile, allongeait le plus possible les périodes d’immobilité et de repos, tandis que le convoi supérieur s’en allait sans rien considérer que le vide et le silence se perpétuant autour de lui. Tant qu’ils n’entendaient et ne voyaient rien, Van Ah Fung et Wurtzler savaient qu’ils pouvaient aller de l’avant, s’il est permis d’employer cette expression en parlant de gens qui s’enfoncent. Ils avaient donc gagné sur ceux qu’ils suivaient, au point de les rattraper, presque, et de se jeter dans leurs équipages, ce qui aurait été malencontreux pour les deux aventuriers, il en faut convenir.

La lueur phosphorescente, partie des yeux des Sous-Terriens, les avertit du péril, et ils serrèrent leurs freins à temps pour n’être ni aperçus ni soupçonnés. Van Ah Fung décida, dès l’alerte passée, une halte de vingt-quatre heures à l’endroit même où se trouvait leur nacelle d’osier, suspendue dans le gouffre, et les deux voyageurs s’arrangèrent pour mettre à profit ce répit et ce repos, dont ils commençaient à sentir grandement le besoin. Wurtzler, s’étant assuré que le frein ne bougerait pas, s’enveloppa d’une grande couverture, rabattit sa casquette sur ses yeux, et s’accota dans un angle du panier, où il ne bougea plus. Van Ah Fung releva le collet de l’ulster à carreaux que nous lui avons vu à Dunkerque, et s’immobilisa dans l’angle opposé. Mais il eut grand soin de ne pas s’endormir, malgré la fatigue, et de tenir ses yeux grands ouverts sous la visière de son couvre-chef. Le petit Chinois, qui subissait depuis de trop longues heures déjà les exigences de son serviteur, pour cette seule raison qu’il avait eu la maladresse de lui laisser posséder toutes les armes de l’entreprise, s’était bien juré de reprendre ses revolvers. On verrait alors qui des deux voyageurs ferait marcher l’autre, et si les Asiatiques savent se prévaloir aussi bien que les Européens de « la raison du plus fort ».

Or, cette occasion, qu’il guettait avec une patience de sauvage, lui paraissait arrivée. Le mécanicien, depuis le départ, avait assuré presque seul la manœuvre du panier si heureusement laissé à l’orifice du gouffre par la grande expédition. Il devait être exténué. S’il lui venait à la pensée, de résister au sommeil par crainte d’une trahison quelconque, il ne le pourrait que pendant quelques minutes, et finirait, le silence et l’obscurité aidant, par s’endormir. Le petit Chinois laissa passer une grande heure. Il ne fallait rien compromettre par trop de hâte, et il avait tout son temps pour faire ce qu’il voulait faire. Il observait Wurtzler à la lueur d’une lanterne sourde accrochée à la paroi de la nacelle, la seule lumière qu’ils osassent employer maintenant, et s’inquiétait de ne rien pouvoir distinguer dans le paquet de lainages qui lui faisait face. Le mécanicien était enveloppé de la tête aux pieds. Cependant, Van Ah Fung put se convaincre de son immobilité complète, et remarquer que sa respiration était calme et régulière.

— Il dort profondément pensa-t-il.

Et, sans hésiter davantage, il se leva doucement et se mit en devoir d’exécuter ce qu’il avait projeté. Deux pas le séparaient de son complice ; il les franchit sans avoir fait le moindre bruit, sans avoir provoqué le plus léger balancement du panier suspendu dans l’abîme, et sans que Johann Wurtzler eût bougé. Et doucement, avec d’infinies précautions, osant d’adresse merveilleuse et que n’aurait pas désavouée un pickpocket professionnel, il glissa sa main sous la couverture dont Johann Wurtzler était enveloppé.

Mais il poussa un cri de terreur. Son poignet avait été saisi comme dans un étau, et dans la même seconde un canon de revolver s’était érigé et lui menaçait le visage. Le mécanicien disait, de sa voix glaciale :

— Je ne dors jamais. Toutes les tentatives que vous ferez pour me surprendre échoueront. Remerciez votre étoile, qui fait que celle-ci se produit à proximité de gens dont je ne veux pas plus que vous attirer l’attention, car je vous supprimerais comme un mauvais chien que vous êtes. Cependant, ne vous y fiez pas, j’ai sur moi des armes qui ne font pas de bruit, et il est très heureux pour vous qu’une de celles-ci ne me soit pas tombée sous la main, quand je vous ai vu vous lever pour me voler.

Quand le Chinois tenta pour la seconde fois de surprendre Johann Wurtzler, la descente avait repris, et on avait dépassé la zone neutre où disparaît la pesanteur, et les deux hommes montaient la pente où une sorte de funiculaire avait été installé par les soins de Phocas de Haute-Lignée. Ils approchaient de la surface intérieure de ta terre, et sentaient rudement, à présent, la fatigue que leur causaient, et le voyage interminable qu’ils venaient d’accomplir, et les privations qu’ils avaient dû s’imposer, les vivres emportés du Pétrel n’étant naturellement qu’en petite quantité, et les complices ayant dû se rationner dès le début d’une expédition dont ils ne connaissaient pas la durée. La privation d’eau les avait surtout fait souffrir. Les quelques récipients, dont ils disposaient, ne leur avaient permis d’en emporter que très peu, et ils n’avaient trouvé qu’une fois ou deux l’occasion de la renouveler aux sources qui sourdaient aux parois du tube transterrestre.

Des deux voyageurs, cependant, c’était Johann Wurtzler qui avait le plus souffert. Son compagnon le surveillait sans relâche, guettant l’instant où le mécanicien aurait perdu suffisamment de sa force de résistance pour qu’un coup de violence pût réussir contre lui.

Et il crut l’instant arrivé, lorsque le funiculaire les eut amenés à un kilomètre environ de l’orifice intérieur du tube. La caravane, commandée par Phocas de Haute-Lignée, avait déjà pris terre, les hommes employés à la manœuvre des wagonnets avaient disparu à leur tour ; la voie était libre.

Wurtzler, saisi d’un assez violent accès de fièvre froide, avait déclaré qu’il lui était impossible d’aller plus loin sans un assez long repos. Van Ah Fung avait acquiescé sans difficulté, et les deux voyageurs s’étaient étendus chacun d’un côté du tunnel qui les menait vers la lumière centrale.

Le mécanicien, enveloppé dans sa couverture, était presque instantanément tombé dans un sommeil agité, douloureux, peuplé de visions et de cauchemars. Le Chinois n’avait eu garde de s’endormir. Il surveillait son complice, devenu son ennemi, et se disait que le moment était venu, sans doute, de renouveler l’expérience une fois manquée. Et dans le silence des profondeurs, à la lueur de la lanterne allumée entre lui et Wurtzler, il songeait au moyen le plus pratique d’arriver à ses fins. Il se leva, et traversa doucement le tunnel à faible pente où s’était produit la halte. Son intention était de s’abattre sur son acolyte, de le saisir à la gorge et de l’étrangler à moitié, de lui retirer les munitions et les armes, et de le laisser ensuite reprendre ses esprits comme il l’entendrait. Là chose était certainement faisable ; le mécanicien grelottait en dormant et se trouvait dans un état d’agitation voisin du délire.

Malheureusement pour la réussite des projets de Van Ah Fung, au moment de se laisser tomber sur son ennemi, il buta sur une grosse pierre qu’il n’avait pas aperçue dans la demi-obscurité du tunnel, et s’écroula en travers du corps abandonné, sa tête portant rudement contre la paroi rocheuse, et ses mains trop loin du col pour pouvoir le saisir.

Wurtzler, sentant tomber sur lui le Chinois, eut dans l’état de demi-conscience où il se trouvait une hallucination subite : il s’imagina qu’on en voulait à sa vie et que ses agresseurs étaient nombreux. Il saisit deux revolvers à sa ceinture, et se mit à tirailler dans le noir, au hasard, devant lui, se dressant en même temps et poussant de grands cris de colère ; il comprit instantanément ce qui venait de se passer, et cessa de brûler sa poudre, d’abord parce que ses revolvers étaient vides, et ensuite parce que son ennemi était immobile à ses pieds.

Mais il ne l’avait pas tué. Van Ah Fung, dans la pistoletade qui aurait pu l’anéantir, n’avait attrapé qu’un projectile dans le biceps gauche, et presque à fleur de peau. Il s’était toutefois évanoui en sentant couler son sang, et se croyait certainement mort, après avoir entendu siffler à ses oreilles une douzaine de balles.

Wurtzler prit la lanterne, se pencha sur lui, et constata qu’il n’avait pour ainsi dire qu’une égratignure.

— Il n’y a de chance que pour ces gens-là, grogna-t-il. Un brave homme aurait été tué dix fois.

Cependant il dévêtit le Chinois, lava sa plaie, et l’entoura d’une bande de toile qu’il se procura en déchirant la manche de chemise. Puis il attendit, après avoir accoté Van Ah Fung contre la paroi du tunnel. Le Chinois ouvrit les yeux cinq minutes plus tard. Ce fut pour avoir devant lui Johann Wurtzler, sombre et froid, comme à l’ordinaire, et qui lui dit :

— Vous êtes un traître abominable. Vous valez moins que moi, qui ne vaux cependant pas grand’chose. Mais je vous engage à cesser vos entreprises. La première fois, je n’ai fait que vous avertir, la seconde, vous vous tirez d’affaire avec une écornidure ; la troisième, vous y resterez. Et ne croyez pas à une menace vaine : Johann Wurtzler tient toujours ce qu’il promet.

Van Ah Fung ne recommença pas ; silencieux, parce qu’il ne lui serait monté aux lèvres que des paroles de haine, il reprit quelques heures plus tard l’ascension qui devait le conduire à la République Centrale, et Johann Wurtzler le suivit, non moins sombre et renfermé.

En arrivant à l’orifice du tube, c’est-à-dire à la surface de l’île où se trouvait la capitale de la République Centrale, Wurtzler commanda la halte, et se dissimula dans les roches pour observer ce qui se passait aux alentours, et délibérer sur ce que lui permettaient les circonstances.

Il eut vite fait de remarquer qu’à l’encontre du Soleil supérieur, qui donne aux humains le jour et la nuit par suite du mouvement de rotation de la Terre, le Soleil central était fixe et immuable, et qu’il n’y avait par conséquent à compter sur aucune obscurité pour agir.

Il quitta le gouffre, accompagné de Van Ah Fung, et tous deux rampant, produisant le moins de mouvement possible, gagnèrent une forêt de fougères arborescentes couvrant le flanc de la colline du côté opposé à la résidence capitale.

La façon de vivre des Sous-Terriens, beaucoup dans l’eau et très peu à terre, les aida dans cette entreprise, ils ne furent pas rencontrés.

Aussitôt à l’abri dans une sorte de forêt vierge où les hommes inférieurs ne pénétraient que rarement, pour ainsi dire jamais, puisqu’ils n’avaient à y chasser aucune nourriture animale, le mécanicien la traversa pour se rendre à une très courte distance du bord de la mer.

Durant ce voyage, ou plutôt pendant cette promenade, il remarqua que des animaux, assez nombreux et pour la plupart inconnus de lui, mais de grande taille, ne fuyaient en aucune façon à son approche, et ne songeaient pas non plus à l’attaquer. Il en conclut à la facilité de se procurer des vivres pour la partie de l’expédition qui restait à accomplir.

Aussitôt arrivés à la lisière de la forêt, et certains que leur débarquement n’avait pas été observé, les deux hommes se mirent à la construction d’une barque qui pût les transporter aux rivages de la région déserte. Ils ne cherchèrent pas, bien entendu, à établir quelque chose de parfait, mais un esquif rapide à confectionner, et solide. Et ils auraient quelque mérite à arriver même à ce résultat, car si le bois ne manquait pas autour d’eux, leur outillage était rudimentaire ; il se composait d’un marteau et d’un sac de clous, le tout enlevé, bien entendu, au charpentier du Pétrel.

Pour se reposer, Wurtzler et Van Ah Fung faisaient des excursions dans la forêt déserte, et le premier abattait à coups de revolver de pauvres bêtes sans défiance, que l’on dépouillait tout de suite, et dont la chair, taillée en lanières minces, séchait dans une clairière aux rayons éternels du Soleil central.

Quand la barque fut prête à danser sur les flots, quand elle eut reçu son mât et une voile faite en tressant l’écorce de certaines lianes Wurtzler envoya Van Ah Fung espionner aux abords de la partie habitée de l’île, pour savoir à quel moment les gens se livraient au repos, sous ce ciel invariablement lumineux, et choisir l’instant propice pour le départ.

Le Chinois fut assez long à se renseigner. Ignorant tout des mœurs du pays, observant des hommes qui ne faisaient rien de ce qu’il avait coutume de voir faire, puisqu’ils étaient amphibies et passaient les trois quarts de leur existence dans l’eau, il lui était difficile de déterminer à quelle heure ils y entraient pour se nourrir, et à quelle heure ils s’y cachaient pour se reposer.

Johann Wurtzler ne le pressait pas, d’ailleurs. La barque prête, il s’était mis à la construction d’une sorte de plateforme montée sur quatre roues grossières, dont il ne voulait pas expliquer l’usage.

Enfin, Van Ah Fung finit par découvrir qu’à un certain signal tous les Sous-Terriens s’en allaient à la mer pour y rester de longues heures, et que les humains supérieurs, descendus auprès d’eux, s’enfermaient dans leurs cabanes pour n’en sortir également que très longtemps après.

Évidemment, et bien qu’aucun changement ne se produisît dans la lumière atmosphérique, ce signal était celui du repos, et ce temps était celui dont on avait conventionnellement fait la nuit.

Ils mirent leur barque à la mer, après l’avoir chargée de provisions et d’eau enfermée dans des peaux de bêtes, et, au moment où tout reposait dans la capitale Sous-Terrienne, ils s’éloignèrent du rivage sans être remarqués.

Quelques heures plus tard, ils étaient perdus dans les brumes de l’horizon concave, et prenaient, sous une assez forte brise, la direction du plein Sud.

Ils étaient alors en avance de quinze jours sur l’expédition en préparation pour le sauvetage de Van de Boot et de Margaret Flower.