Une enquête sur l’Égypte

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Une enquête sur l’Égypte
Revue des Deux Mondes3e période, tome 118 (p. 448-463).


UNE


ENQUÊTE SUR L’ÉGYPTE




L’Égypte et les Égyptiens, par le duc d’Harcourt. Paris, 1893 ; Plon, Nourrit et Cie.


M. le duc d’Harcourt nous avait donné en 1887 un premier livre, Quelques réflexions sur les lois sociales. Ceux qui eurent la bravoure de passer par-dessus ce titre rébarbatif n’ont certainement pas oublié l’ouvrage, où se manifestait un esprit indépendant et original ; ni la surprise toujours délicieuse qu’ils éprouvèrent en trouvant un homme au lieu d’un auteur. L’homme n’invoquait que sa propre expérience, il regardait les choses par-dessous les mots, il brisait résolument les clichés qui déforment les images des faits réels dans toutes les représentations de notre vie politique et sociale : c’était une joie de suivre cette intelligence qui cherchait avec tant de bonne foi, avec tant de mépris du convenu, les vérités encrassées par une épaisse couche d’encre d’imprimerie.

Le voyageur nous rapporte aujourd’hui d’Égypte de nouvelles réflexions. Je viens de lire l’Égypte et les Égyptiens avec une double curiosité. Le sujet est des plus intéressans parmi ceux qui peuvent occuper un Français de nos jours ; et j’attendais de l’homme qui le traite les vues personnelles dont il est coutumier. Mon attente n’a pas été déçue : c’est bien le même procédé d’investigation directe qu’il appliquait aux lois sociales, la même crainte d’être dupe des préjugés, des apparences ; avec un grain de scepticisme et d’ironie, un je ne sais quoi de fantasque dans une sagesse très réfléchie, trait de physionomie où se décèle un petit-fils de Montaigne. J’ai pu contrôler son livre avec les souvenirs qu’il ravivait dans ma mémoire, avec les notes recueillies durant deux séjours dans la vallée du Nil. Ah ! ces pauvres paperasses, vieilles aujourd’hui de dix-sept ans ! Comme elles éclairent les origines de la longue erreur qui fut toute notre politique égyptienne ! J’ai été souvent tenté d’en faire usage : mais elles retracent une laborieuse négociation sur les affaires publiques ; dussé-je faire sourire les diplomates d’une autre école, je crois qu’en pareille matière la mort seule délie de l’obligation du silence.

Je ne puis donner raison sur tous les points à l’écrivain. Sa vision d’ensemble m’apparaît un peu trop noire, je crains qu’il ne pousse aux extrêmes le pessimisme et le mépris pour la malheureuse race de Mizraïm. L’impression que l’observateur a gardée et nous communique est d’autant plus assombrie qu’il nous entretient uniquement des institutions et des hommes. Serait-il insensible à cette incomparable nature, dont la douceur tempère ce que la condition humaine aurait ailleurs de trop rigoureux ? Être, c’est déjà du bonheur, en Égypte. Comme la plante ou l’animal, l’homme y peut supporter beaucoup, ranimé qu’il est sans cesse par la sève qui monte de ce limon nourricier, par la joie paisible qui tombe de ce ciel indulgent. Le fellah de l’Ancien Empire l’attestait, il y a cinquante siècles et plus, quand il psalmodiait l’hymne au soleil d’Égypte : « Tu t’éveilles bienfaisant, Ammon-Râ, tu t’éveilles véridique… Avance, Seigneur de l’éternité. Ceux qui sont goûtent les souffles de la vie… Par son action dans l’abîme ont été créées les délices de la lumière. » — Ce fellah de la première histoire, qui avait la même existence et souffrait les mêmes misères que son descendant actuel, sous des maîtres aussi durs que ceux dont le voyageur contemporain nous raconte les exactions, il faisait pourtant graver sur sa tombe une épitaphe où l’on voit pourquoi la vie lui était malgré tout aimable : « Je pleure après la brise, au bord du courant du Nil, qui rafraîchissait mon chagrin. »

M. d’Harcourt ne s’abandonne pas à cette poésie du sol, de la lumière, et du fleuve divin qui est à lui seul toute l’Égypte. Il demeure indifférent, ce semble, au pittoresque du Caire, aux enchantemens de l’art sarrasin dans la cité reine du monde oriental ; et il n’a pas subi, devant les monumens pharaoniques, ce vertige de l’intelligence qui s’engouffre dans le plus ancien passé de l’humanité. Vous tous qui avez aimé l’Égypte, et qui savez de science certaine que le jardin d’Adam ne pouvait être ailleurs, ne cherchez pas dans ce livre l’image et le cher regret du paradis terrestre, — du paradis perdu pour nous, hélas ! En Égypte, M. d’Harcourt n’a voulu voir que les Égyptiens et leurs maîtres divers. Le grand souci de cet esprit appliqué, c’est l’homme et les lois historiques qui déterminent la destinée d’un peuple. Suivons-le donc sur le large terrain où il nous appelle.

Dès la première ligne, au sommaire du premier chapitre, j’admire et reconnais le philosophe qui m’était apparu dans les Réflexions sur les lois sociales, avec son regard sagace, son habileté à discerner le point central d’un sujet, son tour de plume gravement humoristique. Retenons-la bien, cette première ligne : « Les Égyptiens. — Leur aptitude à recevoir des coups. » Cela n’a l’air de rien, vous diriez une simple boutade ; c’est tout l’argument du livre, le clou auquel l’auteur va suspendre, la chaîne de ses déductions, et autour duquel on peut construire toute l’histoire de l’Égypte. Cette idiosyncrasie explique seule une histoire si particulière. Si le peuple égyptien a exécuté les plus grands travaux que le génie humain ait conçus, depuis les pyramides jusqu’au canal de Suez, c’est grâce à son « aptitude à recevoir des coups ; » grâce à elle, il a supporté sans une révolte et enrichi successivement tous ses maîtres. Hyksos, Pharaons de Nubie, Perses, Grecs, Romains, Arabes, Turcs, Albanais se sont passé la même trique, comme le flambeau des coureurs dans la métaphore classique. De tout temps, la bastonnade a été pour les agens du fisc un moyen de perception aussi régulier que l’est chez nous la signification de la cote personnelle. M. d’Harcourt relève dans Ammien Marcellin un passage où l’auteur latin dit des Égyptiens : « On rougit parmi eux, quand on n’a pas à montrer de nombreuses cicatrices de coups de fouet, conséquence du refus de payer l’impôt. » Faute d’avoir connu ce peuple et son aptitude à recevoir les coups, nos politiques ont, pris au sérieux la rébellion d’Arabi ; ils n’ont pas su et d’autres leur ont enseigné que l’on comprime vite les plus violens mouvemens de l’Égypte, avec quelques hommes et quelques livres sterling.

Inattaquable dans cette démonstration, notre informateur la pousse trop loin, à mon sens, quand il refuse aux Égyptiens toute valeur militaire. Ils ne sont jamais bons soldats pour leur propre compte et sur leur propre sol ; au dehors, encadrés et commandés par des maîtres étrangers, on en peut tirer parti. Les troupes d’Ibrahim, qui firent trembler Constantinople après la victoire de Nézib, n’étaient pas uniquement composées d’Albanais. Plus près de nous et sous nos yeux, dans la dernière guerre russo-turque, les deux régimens envoyés, par le khédive à son suzerain n’ont pas mal fait. M. d’Harcourt cite à l’appui de sa thèse le désastre de la colonne dirigée contre les Abyssins, en 1875. J’étais alors au Caire, j’ai recueilli de la bouche des rares survivans européens les détails de cette boucherie ; écrasés par les masses du Négus dans un défilé de montagne, les Égyptiens avaient bien vendu leur vie. Cela n’est pas inconciliable avec le trait sur lequel nous sommes d’accord, l’éternelle passivité dans la servitude.

L’écrivain rattache à ce trait caractéristique tous les autres indices qui attestent la persistance d’une même race sur les bords du Nil, durant la plus longue période de siècles qu’il nous soit donné de connaître. Pour s’en convaincre, il suffit d’entrer au musée et de regarder en sortant l’ânier qui attend à la porte : c’est la réplique vivante des anciens visages que l’on vient de voir, sculptés dans le basalte ou peints sur les tombeaux. Ce phénomène unique d’inaltérabilité dans une famille humaine, Bossuet en avait deviné la cause, quand il disait de l’Égypte : « La température toujours uniforme du pays y faisait les esprits solides et constans. » M. d’Harcourt n’approuverait point ces beaux mots, lui qui refuse aux Égyptiens toutes les qualités morales ; il se borne à leur accorder l’invariabilité physique de l’espèce. Et qu’on ne parle point ici de ces substitutions étrangères qui altèrent à la longue les races les plus homogènes. Par un curieux contraste, cette terre si conservatrice des élémens autochtones est implacable pour les élémens étrangers ; elle les élimine ou les absorbe rapidement ; à la troisième génération, le peu qui en survit est complètement réduit à l’immuable type national. C’est la revanche de l’aptitude à recevoir les coups de ces étrangers. Ainsi s’explique une singularité sans seconde dans l’histoire, le gouvernement des mamelouks ; ces maîtres toujours nouveaux pendant cinq cents ans, qui ne réussirent jamais à se perpétuer par la filiation naturelle, qui devaient se recruter incessamment parmi les enfans razziés sur tous les rivages de la Méditerranée. Aujourd’hui, la loi se prouve par l’extinction ou la dégénérescence des Turcs à la troisième génération, et les Européens établis en Égypte pour leurs affaires y perdent presque tous leurs enfans, quand ils ne peuvent les préserver par de fréquentes et longues absences. Comme le remarque justement le voyageur, cet air, d’où semble émaner pour l’indigène un baume comparable à celui qui conserve incorruptibles les momies, distille pour l’étranger un poison subtil ; lors même qu’il n’est pas mortel, il désorganise promptement les corps et les âmes, il les énerve et les assimile au peuple ambiant.

M. d’Harcourt établit fortement ces données essentielles dans l’histoire passée et présente des Égyptiens ; il examine ensuite comment l’état social qui en dérive a été modifié, aggravé selon lui, par l’islamisme et par l’influence arabe, longtemps prépondérante sur le Nil. Ici, je suis bien forcé de relever une pointe de paradoxe dans l’argumentation de l’écrivain contre la civilisation arabe ; elle est spécieuse, elle entraîne d’abord, mais l’intelligence ébranlée se ressaisit vite, avec un sentiment d’insécurité. Plus d’une fois, en lisant M. d’Harcourt, j’ai pensé à un esprit de même nature, à cet érudit et spirituel comte de Gobineau, qui avait entrepris de refaire à sa façon l’histoire du vieil Orient. Il se plaçait au point de vue des Perses ; avec les rares documens de source iranienne, il s’efforçait de prouver que la Grèce fut une petite peuplade, écrasée, comme tant d’autres, par le Grand Roi, et que l’épisode insignifiant des guerres médiques nous est arrivé grossi et dénaturé par les hâbleries des historiens helléniques. Je me souviens du temps où les théories de Gobineau avaient plus ou moins séduit tous ceux qui s’occupaient de ces questions sur place ; tant il tirait un merveilleux parti de sa connaissance de l’Orient contemporain et des analogies qu’il excellait à grouper.

Nous avions tous cru jusqu’à présent qu’il fallait accorder au moins deux supériorités aux Arabes : l’invention d’une architecture originale et charmante, la création de foyers scientifiques dont le moyen âge occidental aurait largement bénéficié. Erreur, dit M. d’Harcourt ; et il n’épargne rien pour nous détromper. L’art élégant des architectes du Caire, de Perse et d’Espagne, il n’en fait pas grand cas ; à peine s’il consent à reconnaître une certaine noblesse dans la mosquée type de Sultan-Hassan, tout en la déclarant très inférieure aux édifices gothiques ; et il restreint au minimum la part d’invention du génie arabe dans les formes auxquelles le nom de cette race resté attaché. Je ne veux pas entamer des controverses archéologiques et esthétiques qui nous mèneraient trop loin ; mais si je vois bien dans une mosquée turque la lourde imitation des Byzantins, je ne puis retrouver des élémens grecs dans les dispositions générales et dans le détail ornemental de ces bijoux de pierre ou de stuc qui font la gloire du Caire ; du moins je les retrouve tellement transformés qu’ils en sont méconnaissables. Comme à tous les voyageurs sans parti-pris, les tombeaux dits des khalifes me représentent les plus gracieuses fantaisies qui soient jamais écloses de l’imagination des brodeurs de pierres ; et Sultan-Hassan, avec la tranquille hardiesse de ses lignes sévères, me paraît être l’une des plus magnifiques expressions de la pensée religieuse. Rien ne sort de rien, sans doute ; mais si l’on refuse aux Arabes le mérite d’avoir construit ces chefs-d’œuvre, je cherche vainement, dans tout ce que nous savons d’histoire, quels ouvriers auraient travaillé pour eux, et la source étrangère où ces artistes inconnus auraient puisé leurs inspirations.

En ce qui touche la renaissance scientifique, sous les grands khalifes, la thèse de M. d’Harcourt est celle-ci : les Arabes ne furent que les prête-noms des Grecs, qui ravivaient à ce moment les étincelles de l’ancien savoir ; les cavaliers du Hedjaz étaient incapables d’y rien ajouter ; la meilleure preuve de leur incapacité est le misérable état des écoles actuelles, certainement semblables à celles d’il y a dix siècles. Tous ces raisonnemens me paraissent fort aventureux. Je ne sache pas qu’il y eût beaucoup de Grecs à Bagdad et surtout à Samarcande ; les noms des savans musulmans qui s’illustrèrent dans ces universités n’ont pas péri ; et la décadence actuelle des grandes écoles asiatiques ne prouve point que leur splendeur de jadis ait été une pure fable. Mais revenons au Caire. Notre auteur est bien obligé de constater que les mahométans ont eu avant nous le souci de l’instruction primaire pour tous ; des fondations charitables, ces médressés qui entourent chaque mosquée, y pourvoient abondamment. Instruction très courte, sans doute ; il n’en est pas moins vrai que l’illettré complet n’est guère connu dans le monde musulman. Depuis combien de temps pouvons-nous en dire autant, et le pouvons-nous aujourd’hui ?

L’enseignement supérieur, tel qu’on le distribue à la mosquée d’El-Azar, n’inspire que de la pitié à M. d’Harcourt ; il nous parle fort irrévérencieusement de cette Sorbonne de l’Islam, où les prêtres et les juges de tout l’Orient musulman viennent chercher le prestige qu’un étudiant d’El-Azar rapporte aux confins de l’Afrique et de l’Asie. Je crains que l’écrivain français, contrairement à ses libres habitudes, n’ait regardé cette fois des choses lointaines en se plaçant dans le Paris de 1893 ; elles s’éclairent et se rapprochent, si l’on se reporte au Paris du XIIIe siècle. Arrêtons-nous un instant sur le parvis d’El-Azar, entre ces colonnes autour desquelles les groupes de disciples, accroupis en rond, écoutent les professeurs également accroupis, qui enseignent d’une voix nasillarde en dodelinant de la tête. J’ai passé de longues heures dans ce lieu et aux alentours, parce qu’il évoquait à mes yeux la fidèle image de la montagne Sainte-Geneviève et de la rue du Fouarre, à l’époque où l’on fabriquait nos vieux clercs par des procédés tout semblables ; avec cette seule différence que le droit canon et civil découlait chez nous de la Bible ; qu’il découle ici du Coran. Je résume brièvement les renseignemens que les professeurs m’ont fournis.

La Gâma El-Azar, fondée par Gower-el-Kaïd en 359 de l’hégire (969 de notre ère), donnait à l’origine un enseignement qui embrassait l’encyclopédie musulmane, théologie, droit canon et civil, grammaire, mathématiques. Aujourd’hui, le Coran, la tradition, le droit sont les seules matières de cet enseignement ; chaque professeur explique un livre du Coran, toujours le même. Quand il juge un de ses élèves assez docte sur ce livre, le maître certifie son opinion en apposant son cachet sur l’exemplaire manuscrit dudit élève et l’envoie au cours suivant. Les chaires possèdent un revenu variant de 30 à 300 piastres par mois (8 à 80 francs). L’élection d’un certain nombre de professeurs est remise au suffrage commun. Un étudiant se fait remarquer par ses condisciples, dans les groupes du parvis ; il s’attache quelques admirateurs ; un jour, quand il se sent assez sûr de lui, il entre dans la mosquée, s’accroupit au milieu de ses fidèles et enseigne. On le laisse faire. Si le cercle se disperse, c’est que le professeur n’est pas pris au sérieux ; sa tentative avorte, il retourne dans la cour. Si les auditeurs augmentent, les cheiks s’approchent peu à peu, écoutent, interrogent, collent le débutant ; se tire-t-il de l’épreuve à son honneur, les cheiks de première classe, qui forment le conseil universitaire, le reçoivent professeur. Quelques maîtres sont nommés aux chaires fondamentales par le ministre, sur la présentation du conseil.

Le chiffre des étudians inscrits était, il y a quinze ans, de 11,300. Leur âge variait entre cinq et soixante-dix ans. Des vieillards restent là jusqu’à leur mort, pour toucher la distribution de vivres. Les étudians se divisent en trente-deux rikât ou langues, selon leur nationalité. Langues des Algériens, des Moghrebins, des Abyssins, des gens du Darfour et de l’Afrique centrale, des Hindous, des Bokhariotes, des Javanais d’Atchin… Chaque rikât a sa dotation spéciale, qui subvient aux distributions de pain, de lentilles, de vêtemens. Le rikât des Barabrâ, qui habitent vers les cataractes du Nil, a droit aux miettes des autres ; on réunit pour lui dans la cour tous les rogatons qui traînent. Il y a aussi la chapelle des aveugles, Zawiet el Omiân, une des plus anciennes parties de l’édifice, fréquentée par 322 étudians privés de la vue. Des logettes sur le pourtour de la mosquée sont affectées aux divers rikât, aux coffres qui renferment les manuscrits et les hardes. Sur les 11,000 étudians, plus de 4,000 n’ont d’autre logis et d’autre couche que les nattes d’El-Azar ; le reste gîte dans les taudis de l’enceinte privilégiée, sous la surveillance du cheik qui a la police de la mosquée. Pour les grandes chaires, le titulaire actuel peut se rattacher, par une tradition ininterrompue, aux Ansar, compagnons du Prophète. Il faudrait intercaler dans une de ces listes le nom de Bonaparte, qui lut le Coran à El-Azar, le 20 août 1798. Après l’achèvement des études, c’est-à-dire quand l’exemplaire manuscrit de l’élève est estampillé jusqu’à la fin, le jeune homme quitte l’université avec ce livre qui lui tient lieu de diplôme ; il va chercher une place de cadi ou de mollah, de juge ou de prêtre, parfois jusqu’aux extrémités de la terre des croyans. Où qu’il aille, l’arrivant d’El-Azar sera reçu avec vénération, et la meilleure prébende écherra à ce savant homme.

Vous représentez-vous autrement l’existence et le dressage d’un clerc de la rue du Fouarre ? Pensez-vous que l’étendue du savoir, chez ce dernier, et l’ensemble d’idées qu’il attachait à ce mot, la science, différassent sensiblement des conceptions qui se forment aujourd’hui dans le cerveau d’un étudiant d’El-Azar ? Je parle, bien entendu, de notre haut moyen âge et de son premier éveil scientifique. Les docteurs musulmans nous ont devancés sur le chemin des clartés rationnelles ; ils ont fait halte à un certain point ; nous les y avons dépassés, nous avançons constamment depuis lors. L’Orient en est encore à l’aurore du moyen âge ; lorsque M. d’Harcourt se montre sévère pour cette stérilité intellectuelle, il condamne du même coup un état mental et social par lequel nous avons passé, et qui ne fut pas sans grandeur. L’excellent observateur développe avec finesse la différence qui existe entre notre esprit scientifique, fait d’une inquiétude perpétuelle de la vérité recherchée pour elle-même, et celui des Égyptiens, qui estiment seulement dans nos connaissances l’utilité immédiate qu’on en peut retirer. Nos arts et nos découvertes représentent pour eux de meilleurs canons, de meilleurs vaisseaux, des moyens de locomotion perfectionnés, des instrumens de force et de jouissance ; jamais une pure satisfaction de l’intelligence. Les blâmer de sentir ainsi, cela revient à plaider la cause de l’esprit moderne contre l’esprit du moyen âge. Notre inquiétude de la vérité est un grand stimulant, nous avons droit d’en prendre de l’orgueil ; mais on aurait tort de trop mépriser le sommeil paisible où nous fûmes longtemps, où est encore l’Orient, avec son indifférence aux spéculations de la raison, sa confiance absolue dans une parole qu’il tient pour divine. Si cette autre disposition de l’âme n’aide en rien ce que nous appelons le progrès, elle comporte certaines vertus, certaines conditions stabilité qui ont bien leur prix pour une société.

M. d’Harcourt estime que l’islamisme a encore renforcé les défauts naturels de la race égyptienne ; il motive1 vigoureusement son réquisitoire contre ce culte. S’il ne veut que prouver l’immense supériorité sociale, du christianisme, nous sommes d’accord ; je crains toutefois qu’il n’impute à la religion de Mahomet plusieurs effets fâcheux dont elle est innocente. Par exemple, quand il insiste sur la confusion d’une société où les noms de famille n’existent point encore, où l’individu n’est désigné que par un prénom, suivi tout au plus d’un rappel du nom paternel. L’observation est juste ; mais elle s’applique également à tout l’Orient chrétien, à la majorité des classes intérieures en Russie et en Grèce. Les peuples enfans, encore inorganiques, ne sentent pas le besoin des distinctions nettes et durables que nos organisations compliquées nécessitent. — Mais je n’aurai garde de me perdre dans une discussion sur les mérites très relatifs de l’islamisme. Les lecteurs de l’Égypte et les Égyptiens corrigeront d’eux-mêmes ce qu’il y a d’excessif dans le réquisitoire ; ils en approuveront sans réserve les parties solides autant qu’ingénieuses.

D’abord le chapitre des femmes et des harems. L’écrivain dépeint avec verve ces animaux de paresse et déplaisir ; il s’étonne à juste titre que l’on puisse trouver quelque chose de bon chez les enfans élevés par ces créatures ignorantes. Quand elles ne sont plus tout à fait ignorantes, c’est encore pis. Notre voyageur a entrevu le singulier « état d’âme » de quelques princesses de harem, façonnées par des institutrices anglaises ou françaises. Si je disais que j’en ai vu de curieux exemples, on ne me croirait pas ; et si l’on m’en croyait, ce serait fort pénible. Mais les récits des dames européennes qui fréquentent ces victimes de l’instruction nous renseignent suffisamment. Telle femme de pacha, à Constantinople ou au Caire, passe ses journées à dévorer les romans de Dumas père et de George Sand ; elle n’imagine pas la vie normale de ses sœurs d’Occident autrement faite que celle d’Indiana ou de Lélia ; elle raisonne inversement comme un bon bourgeois qui croirait avoir lu une description exacte de la Perse en achevant les Mille et une Nuits. Qu’on juge après cela du désespoir de la malheureuse, enfermée derrière les barreaux de sa cage, et rêvant du pays où toutes les femmes mènent une existence si remplie d’agrément ! Il y a d’ailleurs au Caire, si j’en crois ce livre, des symptômes d’émancipation féminine ; au dire de l’auteur, « les Européens assez qualifiés pour être admis, dans les circonstances solennelles, à présenter leurs devoirs à la femme du khédive, vont au palais d’Abdin remettre leur carte ; le chef eunuque se présente, la reçoit, la porte immédiatement dans l’intérieur des appartemens, et revient au bout de peu d’instans vous dire que Son Altesse a été fort sensible… » Voilà de grandes nouveautés pour nous autres vieux Orientaux !

Lorsqu’il passe à une autre plaie sociale, l’esclavage, M. d’Harcourt est moins affirmatif dans la réprobation ; sa naturelle liberté de jugement regimbe et lui fait voir combien cette question de l’esclavage est complexe, combien les mots y ont un sens relatif. Si l’on amenait un esclave dans notre Paris, il s’estimerait bientôt par comparaison le plus infortuné des êtres ; en Égypte et dans toute l’Afrique, cette même comparaison l’attache souvent à son état. Tous les citoyens étant plus ou moins esclaves, la condition qualifiée ainsi n’est qu’une différence de degré ; et le dernier en apparence n’est pas toujours le pire. L’individu soi-disant libre doit suer de l’or pour le fisc, parfois sous le bâton, acquitter la corvée, et il se voit à chaque instant menacé d’être dépouillé de son bien ; à côté de lui, l’esclave bien traité est un homme heureux. Aussi les bonnes et aveugles intentions des libérateurs sont-elles souvent très mal comprises par les libérés. Gordon était arrivé à Khartoum plein d’un beau feu pour l’abolition de l’esclavage : « Quand le Mahdi prit les armes, en se déclarant ouvertement partisan de la traite, presque toute la population esclave passa de son côté. Le fait est constaté dans une note du ministère anglais, publiée depuis à l’occasion de la troisième et fatale mission de Gordon dans ce pays ; aussi celui-ci, qui avait conscience de l’état des esprits, crut-il nécessaire de s’appuyer provisoirement sur les traitans, et il demanda l’autorisation de permettre de nouveau le commerce des esclaves, ce à quoi le gouvernement anglais ne voulut pas consentir. On connaît sa fin lamentable ; sans doute, s’il eût voulu abolir, au lieu de l’esclavage, une liberté de longtemps chère aux populations, les choses n’auraient pas dû se passer autrement. » Les philanthropes qui ont lu M. de Mandat-Grancey et qui lisent M. d’Harcourt sont jetés en de terribles perplexités ; à moins qu’ils n’aient cette heureuse inconscience qui permet d’abstraire un fait, de le transporter dans un autre état de civilisation et de le juger isolément, sans tenir compte des faits connexes qui lui donnaient une signification différente, à la place où on l’a pris.

Je ne prétends pas suivre notre guide dans toutes ses investigations, et j’ai hâte d’arriver aux conclusions qu’il en tire. Pour lui, l’Europe a été dupe d’un grossier mirage, lorsqu’elle a cru à une transformation de l’Égypte et des Égyptiens depuis Méhémet-Ali. Écoles et institutions à la franque, théâtres et palais neufs, réforme judiciaire et contrôles financiers, tout cela n’est qu’un trompe-l’œil, une façade pompeuse derrière laquelle on retrouve le peuple des Pharaons, abâtardi par les mamelouks et achevé par les Turcs. Je ne contredirai certes pas à cette opinion, — sauf pour les effets de la réforme judiciaire, qui ont été sensibles, car ce n’est jamais en vain, que l’on donne aux hommes une meilleure justice. Je diffère d’avis avec M. d’Harcourt, quand il condamne sans appel les mœurs et les coutumes de l’Orient, qui ont leur raison d’être ; mais je lui concède volontiers qu’un état social discutable en principe devient exécrable, lorsqu’on veut le plier brusquement à des services pour lesquels il n’est, point fait. L’Égypte a été mise en mal de mort par les furieux besoins d’argent des derniers vice-rois ; toute la fantasmagorie dont on nous a éblouis n’avait qu’une seule fin : capter la confiance des banquiers européens. On est arrivé ainsi au curieux état économique défini en ces termes dans l’Égypte et les Égyptiens : « Un Bédouin du désert, transformé en fellah, est devenu par le fait le simple fermier d’un financier de Londres ; car le vice-roi a abandonné ses domaines à M. de Rothschild, comme gage d’un emprunt, et ce sont les agens de ce dernier qui exercent tous les droits de propriétaire. » Or, l’exacteur égyptien de jadis était dur, mais par saccades, avec des répits, sans esprit de suite ; on lui échappait. Les organisations financières d’Europe sont plus régulièrement, plus lourdement exigeantes, mais elles exercent leurs droits chez nous par des intermédiaires équitables et policés. La combinaison de ces exigences méthodiques et des procédés brutaux qui les servent dans l’administration égyptienne a fait peser sur ce malheureux pays une intolérable oppression. Et les vices de notre civilisation, greffés sur la barbarie des mœurs locales, composent un joli assortiment qui justifie toutes les critiques de M. d’Harcourt. Son livre est bien fourni : d’anecdotes piquantes ou tragiques. J’en pourrais ajouter beaucoup à la collection. Ceux qui n’ont pas vu de près le prodigieux gaspillage de l’avant-dernier règne et les ruses géniales par lesquelles on y pourvoyait, ceux-là ne sauront jamais comment on peut tondre un troupeau jusqu’au sang, vendre trois et quatre fois sa laine, la vendre pour de la soie, et faire croire aux spectateurs bénévoles que la sollicitude du berger a transformé les maigres brebis en heureux moutons d’idylle.

Méhémet-Ali avait eu du moins quelques rudes et grandes parties d’un souverain. Gobineau, l’intrépide faiseur de rapprochemens dont je parlais plus haut, n’eût pas hésité à le comparer à Alexandre ; il y a des ressemblances entre les deux aventuriers macédoniens qui firent trembler l’Asie avec une petite phalange d’Albanais, à vingt siècles de distance. Si le pacha d’Égypte n’eût pas trouvé devant lui la puissante Europe de nos jours, l’empire ottoman serait probablement tombé sous ses coups, comme l’empire perse sous ceux de son devancier et il aurait laissé aux Quinte-Curce de l’avenir les matériaux d’une légende tout aussi fabuleuse que celle de l’autre conquérant. J’ai encore vu, dans les villages du Haut-Nil, quelques-uns de ces vieux Arnautes qui firent la fortune du pacha ; il leur suffisait d’un froncement de sourcils pour tenir en respect toute une population. Leurs ancêtres, ces archers du Pin de que nous prenons si plaisamment pour des Grecs, ne devaient pas jouir d’un plus grand prestige dans les fiefs asiatiques où ils s’étaient établis. Méhémet fut cruel et sans scrupules ; mais croyez-vous très fort aux vertus et aux lumières d’Alexandre ? Méhémet eut l’intelligence de n’emprunter à l’Europe que des élémens utilisables pour une besogne turque. Uniquement soucieux de fortifier sa puissance militaire, il ne s’amusa pas à déguiser l’Égypte en Parisienne des boulevards ; il fit avec nos armes nouvelles des gestes héréditaires, compris et respectés de son peuple, de tous les peuples d’Orient. Il se servit de l’Europe pour de grands desseins d’ambition ; ses successeurs ont servi l’Europe, comme de petits commerçans servent l’usurier qu’ils appellent à leur secours.

Après Abbas, le monstre dont un Suétone pourrait seul raconter la vie et la mort, Saïd et Ismaïl firent de l’Égypte une maison d’agiotage et de plaisir. Ils épuisèrent l’inépuisable limon du Nil au profit des étrangers. Ils n’eurent qu’un but politique, s’émanciper de leur vasselage vis-à-vis du sultan. Leur courte astuce ne comprit pas que le joug nominal de la Porte était la plus sûre garantie de l’indépendance égyptienne, et qu’ils ne s’en débarrasseraient que pour tomber entre des griffes plus redoutables. Ils ne soupçonnèrent pas davantage la révolution économique qui s’accomplissait en Europe, la pesée croissante des intérêts matériels sur les calculs diplomatiques, à mesure que ces intérêts se répartissaient sur un plus grand nombre de têtes dans les pays où l’opinion gouverne. Habitués à pressurer les changeurs d’Alexandrie, qui venaient réclamer leur argent en demandant pardon de la liberté grande, les vice-rois se trottaient joyeusement les mains quand ils avaient placé un bon emprunt chez les gogos de Londres et de Paris ; ils ne prévoyaient pas que les porteurs de leur papier seraient un jour assez puissans pour remuer les chancelleries, et au besoin les flottes et les armées. Bref, par leur rébellion vaniteuse contre la Porte et par leur soif insatiable d’argent, ils appelaient fatalement l’intervention étrangère. Tristes souverains, qui ont gâché des milliards sans qu’il en reste sur le sol de l’Égypte une œuvre vraiment grande, une fondation vraiment utile, un beau monument, un souvenir de gloire militaire.

Quelle a été l’efficacité de l’intervention étrangère pour le bien du pays, et quel sera l’avenir d’un établissement que les bonnes gens appellent provisoire ? C’est la question, brûlante pour nous, où nous attendions M. d’Harcourt ; plus d’un lecteur ira droit au chapitre qui traite de l’occupation anglaise, sans s’attarder aux considérations historiques dont je viens de rendre compte. L’écrivain s’exprime sur ce sujet avec un grand désintéressement, son langage ne trahit ni chauvinisme ni jalousie ; il se place d’abord au point de vue des intérêts de l’Égypte et du soulagement que peut lui apporter le chirurgien rival auquel nous avons cédé bénévolement notre clientèle. — « Je ne mets pas en doute que le peuple égyptien, le fellah, ne soit, sous la domination anglaise, plus heureux quant aux conditions matérielles de l’existence qu’il ne l’était sous les Turcs. » Une administration économe et plus humaine, la disparition progressive de la bastonnade et de l’esclavage, c’est bien quelque chose. Mais comme les Anglais ne sont pas gens à travailler au bonheur du fellah sans réclamer leur juste salaire, comme la richesse productive du pays tient moins encore à la fertilité du sol qu’au peu de besoins de la race, qui a moissonné jusqu’à présent pour ses maîtres et pour leurs banquiers, en ne prélevant que le strict nécessaire sur les fruits qu’elle faisait pousser, M. d’Harcourt ne pense pas que l’aisance de la population s’accroisse sensiblement ; elle continuera de peiner pour payer un tribut et les arriérés des folies passées. Quant au relèvement moral et social de ce peuple, le sentiment de notre observateur était facile à prévoir d’après les opinions pessimistes qu’il s’est faites et que j’ai rapportées. À son avis, et je m’y range volontiers, la domination anglaise ne modifiera en rien des élémens trop réfractaires ; le fellah demeurera ce qu’il est depuis les Pharaons. Le climat interdit aux nouveaux maîtres, comme à tous les étrangers de toutes les époques, l’établissement individuel, permanent, héréditaire, qui pourrait seul exercer une influence sociale. Le fonctionnaire et l’officier britanniques passeront en Égypte comme ils font aux Indes, ils exploiteront la vallée du Nil comme celle du Gange, sans pénétrer dans les âmes mystérieuses de leurs sujets. « L’abaissement de la race égyptienne paraît tenir à des causes trop profondes pour qu’un changement dans les procédés administratifs puisse apporter un changement notable dans sa situation… L’Égypte, si tant est qu’on entende par ce mot un peu vague la collectivité de ses habitans, restera donc à peu de choses près ce qu’elle est depuis longtemps. »

Si l’on restreint au contraire le nom d’Égypte à la façade officielle dont l’Europe s’occupe, tout y est ou sera bientôt renouvelé. Le témoin français rend hommage à l’habileté tenace des Anglais dans leur œuvre d’élimination de l’ancien personnel, Turcs, Orientaux chrétiens, aventuriers européens, survivans du condominium. — « Les nouveaux fonctionnaires s’introduisent sans bruit, sans scandale, et prennent les places lucratives ou importantes, en laissant, jusqu’à nouvel ordre, celles dont ils ne veulent pas encore ; ce personnel est censé au service du khédive, et, en effet, celui-ci le paie, mais en réalité il est au service de l’Angleterre. Ordinairement, on attend qu’une place soit vacante pour y introduire un Anglais ; dans ces conditions, tout est parfaitement normal ; c’est le khédive qui nomme ; comment trouver mauvais qu’il prenne qui bon lui semble, fût-ce un Anglais ? Parfois cependant, à ce que je me suis laissé dire, la patience ne va pas jusqu’à attendre la vacance naturelle ; sous prétexte d’économie, on supprime d’abord la place convoitée, et le titulaire, devenu ainsi inutile, est congédié très poliment. Quelque temps après qu’il a déguerpi, on reconnaît que le service est surchargé de besogne et qu’un fonctionnaire de plus est indispensable ; on le nomme donc, Anglais bien entendu, et on lui rend peu à peu les attributions du fonctionnaire évincé. Admirez comme cette introduction de l’Angleterre se fait doucement et sans à-coups. »

Voilà qui est parfait, mais non pas pour tout le monde. Il nous reste à interroger M. d’Harcourt sur les chances que nous conservons de reprendre notre plate-bande dans le jardin que nous avions défriché, créé, mis en valeur depuis un siècle, et d’où nous nous sommes évadés un beau jour, à la suite d’une panique politique incompréhensible. Sur ce point délicat, je retrouve l’exquis ironiste qui nous faisait, dans son premier livre, de si piquans tableaux de la vie parlementaire. — « Je dois avouer, en ce qui me concerne, que mes électeurs, dans l’arrondissement de Falaise, étaient absolument indifférens au khédive, au ministère de Nubar-Pacha et au condominium. Le gouvernement, en se désintéressant de l’Égypte, a donc certainement conformé sa politique aux intentions des électeurs ; en le jugeant avec les principes nouveaux, il est irréprochable… En définitive, il faut souhaiter de voir arriver le moment où tous les électeurs de nos campagnes auront assez étudié la question d’Égypte pour la connaître à fond ; mais en attendant que ce moment arrive, puisque c’est d’eux que doit venir la direction de notre politique étrangère, prenons notre parti avec le plus de philosophie que nous pourrons du rôle peu glorieux qui est devenu celui de la France… Est-ce à dire qu’il soit absolument impossible que notre influence renaisse jamais en Égypte ? Assurément non ; il suffirait, en effet, que de l’autre côté de la Manche on eût notre gouvernement et que, de notre côté, nous prissions le leur ; or on voit dans l’histoire bien des vicissitudes pareilles, et il n’est pas improbable que, dans le cours des siècles à venir, les Anglais se laissent aller à sacrifier à leur tour leurs intérêts les plus positifs à la beauté des principes. »

Vous n’obtiendrez pas du noble écrivain d’autre réponse que ces mordantes boutades. Essayons de suppléer aux indications qu’il nous refuse. Je suis moins sceptique que M. d’Harcourt sur les illuminations instinctives du suffrage universel. Notre peuple a su deviner l’obscure et lointaine Russie, il a poussé de ce côté ses gouvernans, souvent malgré eux. Il pourra comprendre et partager la douleur de ceux qui savent ce que nous avons perdu en perdant l’Égypte ; pourvu qu’on l’instruise sur l’étendue de la perte, qu’on fasse appela sa finesse et à son bon sens. Au contraire de M. d’Harcourt, ce n’est pas de l’initiative improbable d’un cabinet que j’attends la reprise de nos traditions politiques ; je ne l’espère plus que d’un mouvement irrésistible de la conscience nationale, mieux éclairée.

Faisons d’abord justice d’une litanie agaçante ; celle des voyageurs vertueux et sensibles qui croient nous consoler, lorsqu’ils répètent que les Français sont seuls aimés en Égypte, qu’on regrette leur bonté charmante en la comparant au dur formalisme des maîtres actuels, que notre influence morale n’a diminué en rien… On a vu l’opinion de M. d’Harcourt sur les Égyptiens. Même en adoucissant beaucoup ses jugemens, se figure-t-on le fellah, qui ne s’est jamais révolté contre personne, bravant les baïonnettes britanniques pour rappeler le Français bien-aimé ? Croit-on que les événemens changeront de face pour récompenser les bons points de conduite que nous donnent quelques journalistes d’Alexandrie ? Ces illusions naïves ressemblent trop à celles d’une femme répudiée qui se flatterait d’être reprise par son époux, remarié ailleurs, parce qu’il lui témoigne certains égards de politesse et quelques regrets des bons momens passés jadis auprès d’elle.

L’ergotage perpétuel avec les Anglais sur la cessation de l’occupation provisoire n’est pas moins irritant, à la longue. On le comprenait pendant, les premiers temps ; après dix ans écoulés, et devant un dessein politique aussi manifeste, il frise le ridicule. — Quand partez-vous ? ferez-vous bientôt vos malles ? — Les négociations avec le cabinet.de Londres sur cette question ne sont pas seulement inutiles ; elles finiraient par entamer notre dignité ; elles risquent de nous arracher quelque jour une reconnaissance tacite de la position que nous contestons, une de ces sanctions diplomatiques qui se créent lentement par le seul fait de trop causer, d’un acte litigieux, ce qui équivaut à en reconnaître l’existence formelle et la valeur pratique.

Persuadons-nous que les conversations utiles ne doivent pas être échangées à Londres, mais au Caire. Par bonheur, nous n’avons jamais reconnu et personne n’a reconnu les arrangemens particuliers faits en Égypte depuis 1882 ; ils n’ont aucune sanction internationale. Oublions ces dix années, agissons du moins comme si nous les avions oubliées ; le jour où les circonstances générales s’y prêteront, reprenons là-bas l’attitude que nous avions naturellement avant notre désertion. On demande au vice-roi des emplois, des nominations de fonctionnaires, des contrôles sur tous les services ! Ayons les mêmes exigences, appuyons-les près de lui, et près de lui seul, par tous les moyens de pression légitimes qui sont en notre pouvoir. Causons avec lui comme s’il n’y avait point de régimens britanniques en Égypte, démontrons-lui péremptoirement que nous voulons ignorer ce détail. L’Angleterre marquera d’abord quelque étonnement, quelque mécontentement sans doute. Mais si l’on veut bien se rappeler tous les événemens où elle a été mêlée depuis vingt ans, de l’Asie centrale jusqu’au Bosphore, du Bosphore jusqu’en Afrique, on remarquera que cette grande nation, si sage et si pratique, ne s’obstine jamais contre les volontés raisonnables qu’elle devine très fermes, et ne s’entête pas contre un plus entêté qu’elle.

Quoi qu’il en soit, l’ouvrage de M. le duc d’Harcourt devra désormais figurer au dossier de la question d’Égypte, pour tous ceux qui voudront étudier sérieusement cette question. Il me pardonnera d’avoir exposé franchement mes réserves sur quelques-unes de ses opinions historiques : je ne pouvais mieux lui témoigner l’intérêt et l’estime qu’inspirent ses travaux, quand on a goûté une fois ce qu’il y a de force et de sincérité dans les pages trop rares où il dépose son expérience du monde.