Une excursion en Bosnie et dans l’Herzégovine pendant l’insurrection/02

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LA
BOSNIE ET L’HERZÉGOVINE
PENDANT L’INSURRECTION
SOUVENIRS DE VOYAGE.[1]


Sviniar, septembre 1875.


IV

Les nouvelles qu’on recevait à Bajnaluka depuis quelques jours étaient inquiétantes : un parti d’insurgés embusqués de l’autre côté de la Verbaz, sur les collines qui s’élèvent entre l’Ukrina et le cours de la rivière, avait eu pendant deux journées l’avantage sur les troupes turques. L’officier supérieur qui commande à Gradisca dut demander des renforts et du canon au camp de Bajnaluka ; quelques heures après, une colonne composée d’un millier d’hommes, réguliers et auxiliaires, se dirigeait vers le lieu du combat. Quoiqu’on ignore toutes les décisions prises au konah, et que le secret des moindres opérations soit bien gardé, deux circonstances ont dénoncé la gravité de la situation : les bachi-bozouks, appelés en hâte, se sont mis en marche vers les plaines qui bordent la Save, et la singulière musique dont ils sont précédés les dénonce à toutes les contrées qu’ils traversent. De plus, dans les villages catholiques, on a procédé à la distribution des armes et des munitions aux raïas restés fidèles à l’autorité musulmane. Cette particularité m’a vivement frappé, et je me suis réservé de demander aux pères franciscains ou aux trappistes qui ont un établissement aux portes de la ville, par quelle singulière contradiction les catholiques d’Herzégovine se sont unis aux raïas du rite oriental contre les Turcs, tandis qu’ici, dans cette partie de la Bosnie, les musulmans ne craignent pas d’appeler les premiers comme auxiliaires dans la répression de l’insurrection soulevée par les seconds. Le fait n’est pas nouveau, mais je n’en avais pas encore été témoin. Quoique la proportion entre le nombre des catholiques et celui des Grecs qui peuplent la Bosnie soit toute en faveur de ces derniers, cette circonstance révèle cependant de graves dissentimens qui désormais ne peuvent que s’accroître. Une telle disposition des catholiques doit déranger la combinaison de ceux qui cherchent la solution de la question des provinces slaves de la Turquie d’Europe dans l’union des populations sous le sceptre d’un prince de religion orthodoxe.

Sviniar, qui est le point vers lequel nous nous dirigeons, est célèbre dans l’histoire de l’insurrection. Au début du soulèvement, quand les Turcs, craignant de voir se propager la rébellion dans la Bosnie, prenaient leurs mesures pour lui enlever ses chefs probables, trente des plus riches raïas de cette ville ont été arrêtés au milieu de leurs familles ; on leur a fait subir une longue détention, et ils n’ont été rendus à la liberté qu’après avoir payé une rançon de 20,000 ducats. Les musulmans ont allégué pour prétexte à cette rigueur l’accueil fait par les raïas aux rebelles réfugiés chez eux. Ce fait s’est passé le 3 du mois d’août ; le 14, à la suite de nouveaux troubles du côté de Kostaïnicza, de nouvelles arrestations ont été ordonnées : le bruit s’en est répandu rapidement ; tous les villages voisins ont émigré dans la montagne, et les hommes en état de porter les armes ont organisé la résistance. Dans la nuit du 17 au 18, ils ont coupé le chemin de fer de Novi à Bajnaluka ; les musulmans ont répondu à cet acte des rebelles par de nombreux massacres qui ont été le signal du soulèvement pour toute cette partie du territoire. Pendant que les hommes valides prenaient les armes, les vieillards, les femmes et les enfans de ces contrées ont passé le fleuve et sont venus demander un asile à leurs coreligionnaires des confins militaires. Depuis cette époque jusqu’aujourd’hui les insurgés vivent dans la montagne ; la Bosnie n’a point été pacifiée, et les alertes sont fréquentes.

La colonne de renfort que je vais suivre, grâce à l’obligeante intervention des chirurgiens du camp, se compose des irréguliers, backi-bozouks à pied et à cheval au nombre de 150 à 200, d’un bataillon de nizams ou réguliers, qui compte à peine 200 hommes, de plusieurs bataillons de rédifs et de deux pièces d’artillerie, le tout commandé par un officier supérieur auquel on donne le nom de bimbasha ou commandant de 1,000 hommes. Quelques zaptiés ou gendarmes qui se rendent à Berbir se sont joints à la colonne. Partis au point du jour, il nous faut huit heures pour arriver à Tribicci, où les troupes passent la Verbaz sur un pont de bois et débouchent en plaine au pied des premiers étriers du mont Motaïca, occupé par les insurgés, d’où ils descendent inquiéter les forces turques, menacer les villes qui s’étendent entre Berbir et la montagne et tirailler jusque dans les camps de la réserve établis au pied de la forteresse.

Le pays que nous traversons est le plus riche de toute la Bosnie. Depuis Bajnaluka jusqu’à Sviniar, à part un col entre Maglai et Dervis, la contrée est aussi fertile que la plaine lombarde et peu mouvementée ; mais l’état d’abandon est complet, et la nature fait son œuvre malgré l’incurie des hommes. La route, très large, assez bien entretenue, est celle qui mène à Berbir et communique avec la Save ; une autre route traverse aussi la partie plate du pays, de Bajnaluka à Novi : c’est celle que j’ai prise pour entrer en Bosnie. Cette partie nord de la contrée forme un grand contraste avec le reste de la région, très montagneuse, très boisée, où les pics, fort nombreux, atteignent parfois une hauteur de 7,000 pieds. Ces deux routes sont les seules de toute la province où l’on puisse circuler avec des chariots ; partout ailleurs on est réduit à voyager à cheval et en caravane.

L’artillerie et les nizams suivent la route de Berbir, précédés par les bachi-bozouks à cheval qui forment l’avant-garde et sonnent leur marche sur de petits galoubets très courts, qui rendent un son aigre et discordant ; leur tambour plat, fixé en écran d’un côté de la selle, résonne sous les coups redoublés qu’ils frappent d’une seule main et à tour de bras, à l’aide d’une courte baguette tamponnée à l’extrémité. Rien de plus étrange que leurs types : autant d’hommes, autant de races et de costumes différens. Ils vont à l’aventure, sans souci du rang ni de la discipline, tantôt à la tête, tantôt à l’arrière-garde, abandonnant la route pour suivre le cours de la rivière, disparaissant pendant des heures entières et revenant, par une course effrénée, occuper le premier rang de la colonne.

Leur costume est indescriptible, car chaque homme, tenu de s’équiper lui-même, porte celui de la région qui l’a vu naître et s’accoutre à son gré, suivant ses goûts, son caractère et la mode. Il en résulte un ensemble des plus étranges : je crois voir dans ce détachement des spécimens de tous les corps d’auxiliaires et d’irréguliers qui se recrutent sur les frontières de la Russie et celles de l’Asie ; mais le chirurgien hongrois auprès duquel je chevauche m’assure que je n’ai devant les yeux que les volontaires connus sous le nom de bachi-bozouks, et qu’on appelle plus souvent ici les irréguliers. Ils se recrutent surtout dans les provinces asiatiques et africaines de la Turquie, et forment, avec les spahis et les bédouins, les trois corps francs les plus considérables composés de volontaires. Leur nombre, en cas de guerre, est toujours très élevé, l’appât du butin les attire, à défaut de la paie, devenue hasardeuse et hypothétique. Lors de la dernière guerre contre les Russes, l’ensemble de ces volontaires s’élevait à 8,000 pour l’infanterie, et à 16,000 pour la cavalerie. Les spahis sont volontaires aussi, ils forment un corps aristocratique, car il ne se recrute que parmi les anciennes familles de noblesse mahométane de la Bosnie, de la Croatie turque et de la Bulgarie. Il est juste de dire que, dans les circonstances actuelles, nombre de Bosniaques musulmans sans ressources prennent du service dans les rangs de ces volontaires, et ce ne sont pas ceux qui ont l’aspect le moins pittoresque.

Les spahis et les bachi-bozouks sont tout à fait incapables de discipline ; leurs officiers n’ont aucune des connaissances requises pour lutter dans une bataille rangée contre une armée disciplinée : aussi ne les emploie-t-on que dans la guerre de montagne, là où l’initiative individuelle a plus de prix que la subordination à la volonté d’un chef. Ils sont extrêmement fanatiques, combattent pour eux-mêmes et s’inquiètent fort peu des mouvemens d’ensemble. Je crois impossible, même pour un Ottoman, de reconnaître, dans ce ramassis d’hommes de toutes les régions, celle à laquelle appartient chacun des types qui passent devant nos yeux. Voici par exemple un grand diable bronzé, long, mince, maigre et nerveux, aux attaches fines et élégantes comme celles d’une statue antique, qui arpente la route à pied, chaussé simplement d’une babouche plate, le mollet serré dans une courte jambière en maroquin comme celle de nos zouaves, la fine culotte de toile à brayettes moulant les cuisses comme un maillot de danseur : des écharpes de toutes les couleurs partant du dessous des hanches s’enroulent autour de son corps jusqu’aux aisselles ; le vêtement principal consiste en un gilet vert à boutons de filigranes dont les manches, ouvertes comme celles d’un pourpoint moyen âge, retombent presque jusqu’aux genoux et, en se balançant dans la marche, laissent les bras complètement nus. L’arme principale, le handjar, passé à la ceinture à côté des pistolets à crosse d’argent, est si long qu’il coupe le corps en deux par une ligne oblique et dépasse les deux côtés de la poitrine. La coiffure est un haut bonnet rouge posé de côté, qui emboîte le crâne jusqu’à la nuque et ne laisse libre que le visage ; tout autour s’enroule un châle soyeux dont les longues franges retombent sur le côté. Tel qu’il est, avec son petit fusil court et carré, trabuco ou tromblon archaïque joliment incrusté de nacre, de coraux et de cabochons, et pendu en bandoulière à l’épaule, ce bachi-bozouk rappelle les Recruteurs de Smyrne, que Raffet a rendus célèbres par ses dessins. À côté de lui marche un fantassin circassien qui fait un vif contraste : pendant que son compagnon va presque nu dans ce vêtement qui moule exactement les formes, celui-ci disparaît au contraire sous le bourka, manteau de feutre chevelu surmonté d’un capuchon recouvrant le bock, le bonnet fourré des guerriers de son pays. Les cavaliers sont plus singuliers encore dans leur accoutrement ; les chevaux, maigres et nerveux, sont si petits de taille que la plupart des cavaliers, de très haute allure, semblent près de raser le sol, malgré leur façon de replier la jambe. L’étrier, large plateau à peine pourvu d’un léger rebord en ailes, est d’une dimension tout à fait insolite. Le harnachement des chevaux, leurs caparaçons, les accessoires paquetés au troussequin de la selle et à la palette, les mille objets bizarres, cartouchières, colliers, amulettes, poudrières, bourses, sabretaches de forme étrange, chaînes portant la mince hache d’armes, et autres instrumens divers qui pendent de tous côtés en rendant un bruit de ferraille, composent un ensemble d’un pittoresque achevé. Quelques-uns des cavaliers sont nègres ; ils se drapent comme les Arabes dans des étoffes blanches, laiteuses, qui forment de beaux plis nobles et harmonieux ; d’autres revêtent des pourpoints éclatans, à manches ouvertes, qui pendent jusqu’à l’étrier, et dont les couleurs vives, vert émeraude, rouge carmin, bleu sombre, ornées de soutaches d’or ou de soie tranchante d’un dessin compliqué, se détachent violemment sur la fustanelle blanche aux mille plis. L’armement est si varié que le service des munitions doit présenter une difficulté pratique considérable. Depuis l’espingarde marocaine jusqu’à la canardière et le remington, tous les systèmes sont représentés dans les mains de ces irréguliers ; chacun d’eux pourvoit à ses besoins et porte avec lui son approvisionnement, son moule à balles et son plomb, ce qui explique les nombreux paquets ficelés sur les chevaux de bât qui les suivent, ou même fixés de telle sorte à leur selle ou sur la croupe et le dos de l’animal, que le cavalier semble emboîté sur sa monture. À l’arrière-garde, des caisses rouges à fleurs peintes, semblables aux coffres de mariage des maisons arabes, représentent le bagage des officiers, porté par des ânes de petite taille de la même race que ceux du Caire.

Les quelques zaptiés qui font escorte ont une toute autre tenue ; ce sont aussi des irréguliers cependant, mais dans l’empire turc ils représentent la police de l’intérieur et font un service qui correspond à celui de nos gendarmes départementaux. Ils, comptent dans l’armée active et, en cas de guerre, forment seize régimens répandus sur toute l’étendue du territoire. Ces zaptiés se recrutent surtout parmi les Albanais, race guerrière d’une belle prestance et habile dans le maniement des armes ; ils sont volontaires, mais ils doivent avoir servi, et on les choisit avec soin parmi les hommes les plus endurcis, les plus forts, ceux qui ont donné des preuves personnelles de courage. Quelque partie du territoire qu’on traverse, on est sûr de rencontrer le zaptié faisant sa ronde, servant à la fois de courrier, de garde de police, d’agent politique. Ils passent parfois la frontière pour accomplir leur office. Au dernier automne, me rendant de l’Herzégovine à Spalato, les zaptiés qui accompagnaient notre caravane, composée de marchands qui portaient du café en Dalmatie, nous escortèrent jusqu’à la porte même de la ville, traversant le territoire dalmate dans toute sa largeur. Ces cavaliers sont vêtus d’un uniforme sombre et la fantaisie est banale de leur harnachement. Les chevaux sont laids de forme et ne paient point de mine, mais ils sont durs à la fatigue et fournissent un excellent service. En Bosnie et en Herzégovine, comme ils personnifient l’exaction et la rigueur ottomanes et représentent souvent l’exécuteur des œuvres du percepteur de l’impôt, les zaptiés sont haïs par la population. En temps de guerre, ils servent aux avant-postes et font surtout le service des patrouilles ; on peut en tirer le meilleur parti comme cavalerie légère.

Après quelques heures de marche en plaine, à un endroit nommé Sibic, nous quittons la grande route pour chercher le passage de la Verbaz. Jusqu’ici nous avons fait peu de rencontres, et le pays semble désert. De temps en temps passe quelque cavalier, officier supérieur régulier ou beg bosniaque, qui va voir ses colons, accompagné de serviteurs armés. L’étranger a peine à distinguer le civil du militaire parmi ces personnages d’un aspect martial et qui voyagent avec cet appareil guerrier. Nous croisons des files de chariots très bas à roues pleines, sortes de cages d’osier formées de claies traînées par quatre bœufs ; les paysans singulièrement accroupis dans le fond, le nez aux genoux, se rendent aux travaux des champs. Ils ne marchent qu’avec une avant et une arrière-garde de deux raïas montés sur des petits chevaux maigres à tous crins, portant le fusil en travers de la selle. Ces paysans psalmodient parfois des chœurs d’une mélodie courte, monotone et d’une tristesse particulière ; nous reconnaissons à quelle race ils appartiennent à l’attitude qu’ils prennent en croisant la colonne. S’ils sont chrétiens et raïas, leurs chants cessent dès qu’ils nous aperçoivent, et ils s’accroupissent davantage, ne laissant plus voir que le sommet de leur turban ; s’ils sont mahométans et Turcs, ils montrent une certaine curiosité, se lèvent dans le chariot et échangent parfois des lazzis avec les soldats. Toute la région que nous traversons a été visitée par les insurgés ; depuis le 18 août (jour où ils ont coupé le chemin de fer de Novi et les télégraphes des routes du nord) jusqu’aujourd’hui, ils ont été les maîtres de tout le triangle compris entre Kostaïnicza et Kosaratz. On vient seulement de les refouler de l’autre côté de la Verbaz ; aussi les villages sont déserts, et tout le pays, qui à l’époque des récoltes devrait offrir le spectacle d’une activité relative, semble tout à fait abandonné ; comme dans la partie de la Croatie turque que nous avons traversée, les moissons sèchent sur pied et l’hiver sera dur pour tous.

À Tribicci, la colonne fait halte dans la plaine ; nous nous disposons à franchir la rivière sur un pont branlant qui paraît ne pouvoir résister à un tel service. Les Turcs ne sont jamais pressés ; il est trois heures de l’après-midi, on pourrait certainement prendre position et s’emparer des hauteurs qu’on présumé être occupées par les forces des insurgés, mais on va tout à fait à l’aventure ; après avoir perdu beaucoup de temps en allées et venues, il est décidé qu’on attendra jusqu’au lendemain à Tribicci les rapports des officiers qui ont soutenu le dernier choc et dont les communications ont nécessité le départ de la colonne.

Les villages bosniaques consistent en maisons éparses, très distantes les unes des autres ; elles s’étendent parfois sur un espace de plusieurs kilomètres. On reconnaît le centre du groupe aux greniers publics formés de claies en osier isolées du sol à hauteur d’homme, portés sur des charpentes en bois non équarri afin d’éviter l’humidité du sol et le contact des bêtes fauves. Ces granges, surmontées d’un toit de planches, servent à conserver les prestations en nature faites au gouvernement par les colons ; elles sont sous la surveillance des collecteurs de l’impôt.

Pendant que les troupes bivouaquent et que les officiers se concertent, les cavaliers se débandent malgré les observations de leurs chefs et chacun cherche sa vie comme il le peut. Désireux de ne pas dormir à la belle étoile et décidé à passer inaperçu, sur le conseil du chirurgien, je me dirige avec son ordonnance vers un point du village où habitent des catholiques chez lesquels je compte rester jusqu’au lendemain. Tous ces cultivateurs dont les chaumières sont ainsi éparses s’enfuient à notre approche, ou bien, s’ils nous attendent, ils répondent négativement à toutes nos questions. J’ai beau montrer des florins, de l’argent, de l’or même, ils secouent la tête et répondent qu’ils n’ont rien, ni œufs, ni poulets, ni pain, ni fourrage pour le cheval. Le nizam, moins patient, fait sonner son sabre et parle haut ; mais ce qui complique tout, c’est que le soldat est rouméliote et ne comprend pas le serbe. Comme la femme, selon l’usage des Slaves du sud, porte un foulard en forme de poche à la ceinture, j’y jette une pièce d’argent en lui demandant à manger dans son idiome serbe ; elle ne répond ni ne fait un geste. Tourmentés par la faim, nous allons à un quart de lieue de là, mais la même scène se répète. Laissant le cheval à la porte des enclos, il nous arrive d’entrer dans des maisons complètement vides ; sur le sol battu gisent des paniers, des outils de travail, des épis de maïs, et dans un coin obscur, séparé de la pièce par un petit rempart de planches, une litière de paille de sorgho indique l’endroit où reposent les habitans du lieu. Rien de plus misérable que les cabanes des raïas de Bosnie au milieu de cette riante et douce nature ; on dirait qu’on entre dans un village pris d’assaut, et de fait depuis un mois toute cette partie a été constamment visitée par les forces chargées de poursuivre les insurgés et par les insurgés eux-mêmes.

Lassé de ces démarches inutiles, je reviens à Tribicci, où, de concert avec le chirurgien, qui craint de se compromettre et de contrarier les officiers en introduisant un étranger dans leur cercle, nous nous décidons à repasser la Verbaz et à continuer notre route vers Berbir. À moins de surprise nocturne, la colonne ne se mettra en marche qu’au matin, et nous pourrons passer la nuit dans la ville, dont nous ne sommes séparés que par une heure et demie de marche.


V

Berbir, la Gradisca des Turcs, s’étend au bord de la Save ; nous y arrivons presque au coucher du soleil, à l’heure où rentrent les troupeaux. La ville est entourée de vergers, les maisons s’éparpillent à grande distance les unes des autres, on y entre en traversant un cloaque de boue noirâtre. Un petit camp dresse ses tentes blanches à la droite de la route dans la plaine verte, et les mosquées à minarets de bois s’élèvent au-dessus des maisons, noires d’aspect et toujours surmontées de très hautes toitures qui écrasent la partie habitée. Défendue sur sa frontière par le cours de la Save, une forteresse protège la ville du côté de la plaine, mais ses murs sont en ruine ; des arbres énormes ombragent les glacis, et, au lieu d’aller chercher le passage de la poterne, on peut pénétrer dans l’enceinte par les brèches. Par une inconséquence inexplicable, cette place fortifiée, où l’on entre à volonté par des trouées assez considérables pour que des cavaliers puissent y passer, est gardée avec un luxe de précautions militaires du côté de la Save, juste au point où un fleuve d’une très grande largeur et dépourvu de ponts constitue la plus puissante des défenses naturelles. On nous laisse franchir le pont-levis sans même s’inquiéter de la route que nous avons prise pour pénétrer dans la place, et, suivant un instant le cours du fleuve, immense nappe jaunâtre dont les eaux basses, laissent à nu de grandes berges de terre brune dénudées par les eaux et sans végétations, comme les talus d’une fortification neuve, nous entrons dans un faubourg séparé de la ville où s’élève l’hôpital, dirigé par un ami de mon compagnon de route. On renvoie les chevaux je ne sais où, et un homme de police, qui porte sur la poitrine un baudrier à plaque de cuivre orné de grands caractères turcs en relief, nous introduit dans un bâtiment carré blanchi à la chaux. Nous sommes reçus dans la première pièce par un petit vieux docteur à lunettes, vêtu à l’européenne, qui parle couramment le turc, et se tournant vers moi m’adresse la parole en français.

Nous serons dispensés de chercher un gîte, car on nous offre ici l’hospitalité. Le premier soin de notre hôte est de nous montrer l’endroit qu’il nous destine pour la nuit : c’est un salon absolument vide, tout autour duquel règne un large sofa très bas ; tout le sol est tapissé, et les fenêtres, au lieu de s’élever à hauteur d’appui, s’ouvrent au niveau du parquet, de sorte que la partie supérieure de la pièce reste dans l’obscurité. L’intérieur, quoique dépourvu de meubles, est cependant décent ; un narghilé avec son long tuyau en serpent repose sur le sol à côté de quelques numéros d’un journal illustré et de livraisons de romans populaires italiens. Après quelques instans de conversation, je me rends compte du lieu où nous sommes ; ce docteur, qui est de nationalité hongroise et depuis longues années au service de la Turquie, vient du fond de l’Asie-Mineure ; il habitait Sivas et a été rappelé pour diriger l’hôpital de Berbir. Il vit ici avec sa femme et sa fille. On nous apporte quelque nourriture, et la soirée se passe dans cet intérieur cosmopolite, entre un médecin musulman de l’armée turque, mon guide, ancien étudiant du quartier latin, le docteur hongrois, marié en secondes noces à une jeune femme née à Milan, et enfin la fille de notre hôte, née à Pesth d’une mère bavaroise.

Le docteur hongrois est turcophile et assure que le raïa est le provocateur ; il prétend qu’on exagère tous les faits de guerre des insurgés, et qu’à la suite des combats qui ont eu lieu dans la plaine entre Berbir et Dubica, malgré toutes les dépêches des journaux slaves, il n’a jamais eu que trente blessés dans son hôpital, et qu’on compte à peine une douzaine de morts. Il n’a pas assez de mépris pour tous les chrétiens des provinces turques, qu’il dépeint comme des hommes grossiers, ignorans, paresseux et indignes de l’intérêt de l’Europe. J’essaie de faire des objections, et le musulman lui-même avoue les torts de ses coreligionnaires ; mais cette fois le petit vieillard s’enflamme, ses yeux pétillent, il nous montre le raïa s’abandonnant lui-même, incapable d’aucune industrie, plus cruel que ceux qu’il accuse de tant de forfaits, et donnant les preuves de cette cruauté dans la lutte qu’il soutient. On voit que notre hôte a complètement épousé la cause de ceux qu’il sert. Pendant ce temps, grave et profondément pénétrée de son sujet, la jeune fille, assise sur des piles de coussins, scande à demi-voix des vers de la Mer du Nord de Henri Heine et des Lieder de Hartmann. Dans une conversation rapide, nous passons de Paris à Milan, de Milan à Sivas, des raïas aux Turcs, et nous effleurons toute chose. Ces dames sont venues jusqu’ici voilées comme des femmes turques en voyage ; elles éveillaient trop l’attention quand elles étaient revêtues du costume européen. Depuis dix ans, elles parcourent ce grand empire ottoman du nord au midi, selon les caprices d’un gouverneur ou la volonté de celui qui dirige le service médical à Constantinople.

On me donne quelques notions sur le service de santé de l’armée turque. La plupart des praticiens qui le composent sont étrangers, Allemands, Hongrois, Tchèques, Grecs et Italiens. On compte aussi un certain nombre de Français parmi eux, mais le nombre de ces derniers diminue de jour en jour. J’ai trouvé trois hôpitaux sur ma route, celui de Novi, celui de Bajnaluka, celui de Berbir ; le premier est dirigé par un Slave de Prague, le second par un Hongrois de Pesth et le troisième est aussi confié à un Hongrois. Ce service laisse beaucoup à désirer dans toute l’armée turque, et les blessés qu’on a évacués sur l’hôpital de Bajnaluka après les deux combats qui ont eu lieu cette semaine, y sont arrivés trop longtemps après et en état désespéré. Une circonstance grave rend d’ailleurs la pratique de la chirurgie extrêmement difficile dans l’armée turque : toute amputation nécessite une autorisation qui n’est donnée qu’à la suite d’une enquête. Or, avec les formes en usage dans l’administration ottomane, on s’imagine aisément quelles conséquences résultent de cette prescription, qui nous paraît monstrueuse avec nos idées européennes, mais dont la source est dans la foi même des musulmans. C’est une croyance répandue parmi eux que, s’ils se présentent à la porte du Paradis privés d’un membre ou même défigurés, ils ne peuvent être admis qu’après une très longue attente à participer aux félicités suprêmes promises par le Prophète. Les coupeurs de tête des régions de la Narenta vivent aussi dans cette superstition, et c’est ce qui explique que, dans cette lutte féroce entre raïas et Turcs, on retrouve sur les champs de bataille tant de cadavres mutilés. Les moins fanatiques ou les plus disciplinés ne résistent point à la tentation de rapporter au moins le nez ou les oreilles de ceux qu’ils ne décapitent point. À la suite du massacre des chrétiens de Popovo, où les réguliers rejetèrent le forfait sur les bachi-bozouks, les ordres de Constantinople furent si formels, que les officiers ont dû s’opposer à la mutilation des morts sous peine du châtiment capital ; mais aujourd’hui encore les irréguliers ne regardent une victoire comme complète que s’ils ont déshonoré le cadavre de l’ennemi. Ce n’est plus un mystère pour personne que les insurgés, surtout ceux du bassin de la Narenta, usent souvent des mêmes procédés et s’en font volontiers gloire, à moins qu’ils n’aient pour chefs des hommes très énergiques et éclairés. À l’affaire d’Utovo, tout un parti qui s’était attardé sur le champ de bataille pour exécuter cette lugubre besogne de la mutilation fut enveloppé par les Turcs, qui à leur tour ne firent pas de prisonniers.

Ce sont ces procédés épouvantables qui ont donné à la lutte un caractère féroce. Le fait d’ailleurs n’est pas spécial à ces régions, nous l’avons bien éprouvé dans nos guerres d’Afrique, et dans tout le pays de l’islam les combattans en agissent ainsi. À la bataille de Los Castillejos, lors de la campagne des Espagnols contre les Marocains, un escadron de hussards de la princesse, commandé par le marquis de Fuente-Pelayo, étant tombé dans un fossé creusé par l’ennemi et soigneusement recouvert de feuillage, les cadavres des officiers et des soldats qui ne purent échapper furent mutilés sous nos yeux, et les têtes presque instantanément séparées du tronc En somme, il résulte de cette conversation avec notre hôte qu’un chirurgien mahométan qui a étudié dans les hôpitaux Français, suivi nos cliniques et écouté les leçons de nos grands praticiens, se trouve bien empêché en face d’un sujet blessé au bras ou à la jambe, qu’il sauverait certainement s’il pouvait l’amputer, mais qu’il doit traiter sans espoir, se bornant tout au plus à prévenir l’aggravation du tétanos. C’est le cas du chirurgien militaire qui nous accompagne ici ; il avoue que la lutte n’a pas été longue dans son esprit entre les convictions qu’il a acquises hors de son pays en pratiquant un art utile à l’humanité, qui sauve l’existence d’un homme voué à la mort, et la résignation du fatalisme prescrite par sa religion, qui s’en remet à Allah du soin de le guérir sans même le panser.

Au lever du jour, après avoir reposé sur les divans du docteur enveloppés dans nos couvertures de voyage, nous prenons la route qui suit la Save et nous nous dirigeons, non plus vers Tribicci, où la colonne s’est avancée la veille, mais vers Sviniar, située de l’autre côté de la Verbaz. La ville de Berbir est déserte à cette heure matinale. Après avoir franchi le faubourg, où s’élèvent quelques maisons à la franca, bariolées de paysages peints à fresque comme des cabarets italiens, nous arrivons devant le konah, construction en bois pourvue de grands balcons saillans. Le docteur, notre hôte, nous précède, vif, sautillant, alerte comme un jeune homme ; il veut se charger de toutes les démarches. Le konah lui-même semble désert, la garde est endormie ; notre guide disparaît sous le péristyle après m’avoir donné à entendre que je dois passer, pendant que nous traversons la ville, pour un chirurgien français qui arrive du camp et qui rejoint la colonne. Il revient en nous disant que depuis hier on a eu avis par télégraphe du mouvement exécuté par les troupes ; elles se sont portées en avant et ont été déjà engagées la veille assez tard, après notre départ. On compte ce matin même déloger les bandes des hauteurs qu’elles occupent. Après deux heures de route dans une plaine verte comme au printemps, suivant presque toujours le cours de la petite rivière la Bobrina, nous arrivons à la Verbaz. Sur la colline, de l’autre côté de l’eau, des petits flocons de fumée, qui se détachent des bosquets dont la hauteur est semée, indiquent les repaires des insurgés. À mesure que nous approchons, nous percevons le pétillement sec et répété de la fusillade. L’espace occupé par les troupes est assez considérable ; le gros des forces, qui la veille avait franchi la rivière, a dû rétrograder et s’est éparpillé dans la plaine ; les bachi-bozouks à pied et quelques compagnies de nizams, déployées en tirailleurs de l’autre côté, ont engagé l’action. Nous nous dirigeons vers l’ambulance, établie dans un moulin entre deux piles du pont et où l’on est forcé de descendre les blessés par la berge. Porté sur des pilotis qui branlent et reposant sur deux bateaux mal fixés, le moulin tremble chaque fois qu’on se déplace. Les meuniers turcs n’ont pas abandonné leur meule ; l’un d’eux, qui montre une face horriblement mutilée et semble avoir échappé à quelque terrible épisode de guerre, apporte dans un bassin de cuivre l’eau nécessaire au lavage des plaies. Les blessés sont d’ailleurs peu nombreux jusqu’ici ; cinq ou six, étendus entre les sacs, ne laissent pas échapper une plainte, et leur état ne se révèle que par la fixité de leur regard. Ce sont tous des réguliers aux uniformes délabrés, et qu’on prendrait pour des zouaves français mal tenus. Muni de sa pince à balle, mon compagnon extrait un projectile en forme de lingot de la cuisse d’un des blessés, qui pousse à peine un soupir pendant l’opération. Le patient sourit tristement quand on lui montre la balle encore enveloppée dans un caillot de sang. À mesure que l’affaire devient plus chaude, les blessés se multiplient ; on est obligé d’évacuer ceux à qui l’on a fait le premier pansement. Les heures s’écoulent dans ce va-et-vient, l’action semble ne pas avancer ; mais on m’assure qu’il en sera ainsi jusqu’au soir, et que tout se passe en fusillades comme dans une guerre de guérillas. Comme, on vient de mettre deux pièces en batterie sur le bord de la rivière, j’accompagne le premier convoi de blessés jusque-là, et j’observe le tir dirigé contre une cabane au sommet du premier mamelon. Ce sont les pièces de campagne de notre colonne auxiliaire ; elles sont traînées par des mulets de très haute taille, très bien servies, et le tir est remarquablement juste. On dit que l’artillerie turque est de beaucoup supérieure au reste de l’armée, et que son corps d’officiers se distingue parmi tous les autres. La tenue même des hommes est assez militaire, et la manœuvre, bien qu’exempte de cette précision spéciale aux armées européennes, est plus régulière que celle des fantassins ou des cavaliers. Parmi les sous-officiers, on compte beaucoup d’instructeurs allemands, et quelques-uns, paraît-il, sont d’anciens maréchaux-des-logis français. Un des caractères particuliers du Turc comme canonnier est une excellente appréciation des distances, ce qui le rend naturellement très propre au service de l’artillerie. J’observe que dans ce groupe d’une cinquantaine d’hommes un certain nombre des servans de pièces sont des nègres de très haute stature.

On tiraille ainsi jusqu’à la nuit sans plan, sans décision vigoureuse d’enlever les hauteurs, de s’y établir et de les garder, et toutes les montagnes entre la Verbaz et la Bosna restent au pouvoir des insurgés, qui n’ont cependant ni chefs habiles ni munitions, et comptent au plus 700 ou 800 hommes dans toute la région sous le commandement d’un certain Petzga. L’ensemble des forces dont on dispose ici pour les attaquer est de quatorze bataillons ; on devrait donc en finir avec un peu de vigueur ; mais après chaque affaire on revient en plaine pour occuper les villes où il n’y a plus que des Turcs, laissant les insurgés maîtres des hauts plateaux. C’est évidemment une guerre mal faite, je ne vois pas de mouvemens stratégiques ; la série de collines que nous avons en face de nous est absolument circonscrite par la Save dont les passages sont faciles à garder, et sur l’autre versant de cette petite chaîne les assaillans ont toujours un refuge derrière le cours de l’Ukrina, de sorte qu’ils attirent leur ennemi de mamelon en mamelon, le dominent toujours tant qu’ils sont dans la montagne, ont une ligne de retraite s’ils en sont chassés, et, par conséquent, peuvent toujours lui faire beaucoup de mal avec des forces très inférieures.

Le soleil se couche ; on voit revenir les bachi-bozouks, qui redescendent la colline et s’éparpillent dans la plaine ; ils étaient 200 au départ, on en compte 100 à peine qui repassent la rivière en traînant des moutons enlevés justement aux raïas qui ne se sont point soulevés et n’ont pas fui devant les troupes. On raconte que le gros des forces, après avoir tiraillé dans les bosquets, a fini par gravir le mamelon, occupé un enclos autour d’une église où pendant quelque temps encore la fusillade a été vive ; puis, comme l’action traînait, les irréguliers se sont jetés sur l’édifice en enfonçant les portes, l’ont saccagé, livré aux flammes, et fait quelques prisonniers qu’ils ne ramènent point. Le jour fini, chacun rentre, les troupes dans la plaine et autour des villes où s’élèvent les campemens, les insurgés réoccupant la montagne et les hauts plateaux pour redescendre le lendemain jusque sur le front de bandière des camps afin de harceler les Turcs, et recommencer la même manœuvre que la veille.

Pendant que les troupes se reforment avec peine, nous nous dirigeons vers le village de Dugovo, où l’on a établi provisoirement les blessés de la journée. C’est ici que nous passerons la nuit ; l’état-major reste à Banicka, les irréguliers vaguent par les routes : on voit qu’il n’y a nul contrôle, nul appel, nulle discipline ; chacun va où il lui plaît d’aller. Les bachi-bozouks ne forment pas de campement, ils se réunissent par groupes de 15 ou 20, allument de grands feux et se couchent dans des loques les uns contre les autres, sans se garder, sans fouiller les maisons qui pourraient donner asile à des insurgés prêts à les surprendre.


VI

Le camp de Bajnaluka, où j’ai fini par pénétrer régulièrement chaque jour, offre un certain intérêt parce que, dans sa proportion restreinte, il montre des échantillons de la plupart des troupes qui composent l’armée turque. Les tentes sont coniques et contiennent 14 hommes, elles sont aménagées comme les nôtres, mais le soldat n’a pas la précaution, une fois qu’il a creusé la petite tranchée circulaire qui doit isoler sa demeure mobile, de surélever la terre tout autour entre chaque piquet, et d’enterrer à bonne profondeur la toile à pourrir, de sorte qu’à la moindre pluie le sol est inondé. Les tentes d’officiers supérieurs sont toutes à la franca, avec tables, chaises, plians du bazar de voyage et lits en fer. On se groupe autour du brazero dont la cendre recouvre les charbons ardens et répand une douce chaleur ; on apporte le café et les pipes, et, à part le fez que portent les officiers et les sabres à lames recourbées qui pendent accrochés au palan de la tente à côté des revolvers, on pourrait se croire dans un camp français. Autour du quartier-général on a groupé, selon l’usage, les différens services de l’armée : l’intendance, le secrétariat, le service de santé et la tente du trésorier, qui, dit-on, remplit une sinécure. Le secrétariat occupe deux tentes sous lesquelles les écrivains, couchés à plat ventre sur de la paille de maïs, tracent les caractères turcs munis de leurs plumes de roseaux, la main appuyée sur de petite pupitres fort bas. Les cuisines sont installées à une extrémité du camp, sous d’énormes tentes brunes à raies jaunes, en tissu grossier de poil de chameau ; c’est la tente classique du Tell et du Maroc, celle de l’Arabe dans tout l’Orient. Les hommes de corvée se distinguent absolument des autres et semblent ne pas appartenir à l’armée : ils sont vêtus de blanc, les jambes nues, la tête rasée jusqu’au milieu du crâne, couronné d’une houppe de cheveux qui se tiennent tout droits, autour de laquelle le fer a laissé une trace bleuâtre. Le matériel consiste en une série d’énormes chaudières noires dont le transport doit être difficile dans les grandes marches ; tout un côté de la tente est ouvert au midi, et les cuisiniers, debout devant les grands récipiens posés sur le sol, qu’on a creusé pour faire un foyer, sans même laisser d’issue pour la fumée, remuent à l’aide de grandes pelles un breuvage où surnagent les grains de riz.

J’ai eu beaucoup de peine à visiter, le long de la Verbaz, les grandes casernes de cavalerie qui semblent être un dépôt permanent ; pendant les dix premiers jours, les officiers ont constamment éludé mes ouvertures à ce sujet. Les Turcs sont pleins de réticences pour tout ce qui concerne l’artillerie et la cavalerie. On m’a dit depuis que les cavaliers, lorsqu’ils voient un étranger et surtout un chrétien pénétrer dans leurs écuries, s’imaginent qu’on peut jeter un sort à leurs chevaux, et en effet un grand nombre de ceux que j’ai vus en marche laissent pendre à la bride et sur le poitrail de leurs montures de nombreuses amulettes.

Ces casernes de Bajnaluka sont énormes et peuvent constituer un des grands dépôts de la cavalerie ottomane ; c’est d’ailleurs la région dans laquelle elle peut le mieux opérer, car les autres parties de ces provinces sont très montagneuses et offrent bien peu de ressources pour l’emploi de cette arme. L’ensemble des forces de cavalerie régulière se monte à vingt-cinq régimens qui ne dépassent pas le nombre de 20,000 hommes divisés en dragons, spahis, lanciers et cosaques. Le régiment comporte six escadrons armés de la carabine à répétition du système Winchester. C’est, dit-on, la plus faible partie de l’armée ; ses services, absolument nuls en temps de paix, sont très limités en temps de guerre. Au lieu de laisser au cavalier ottoman l’ancienne selle turque avec ses larges étriers et son large siège, on a calqué le harnachement européen, et le soldat, mis au régime de la selle anglaise, roule sur sa monture et semble embarrassé de ses jambes, qui s’appuient mal sur les longs étriers. Le cavalier est mal habile, malgré le préjugé contraire, et quelques officiers seuls ont l’habitude du cheval.

Au point de vue des aptitudes, il faut cependant faire une exception en faveur des deux régimens de cosaques des frontières russes ; leur uniforme rappelle celui des cosaques du Don ; comme eux, ils sont armés de la lance, et leurs officiers sont des cavaliers consommés ; ces deux régimens comptent dans leurs rangs beaucoup de déserteurs des armées étrangères et un grand nombre de Hongrois. Les officiers, pour la plupart, sont des Slaves du nord, Polonais et Ruthènes, on compte même quelques Russes parmi eux ; presque tous les officiers ont embrassé l’islamisme, et quelques-uns ont quitté les armées à la suite de graves infractions à la discipline. Autrefois tous les étrangers, largement payés et jouissant d’une indépendance relative, recherchaient beaucoup l’admission dans ces régimens ; mais depuis qu’on a introduit les règlemens européens et que le mauvais état des finances rend la paie hypothétique, la carrière est sans avenir, et ces soldats d’aventure, dont quelques-uns sont d’une bravoure à toute, épreuve, ont abandonné les rangs. Déjà au moment de la guerre d’Amérique un très grand nombre ont quitté le service des Turcs pour s’engager dans l’armée des deux confédérations. On m’assure qu’à la suite de l’expédition du Caucase, qui s’est terminée par la capture de Schamyl, un grand nombre de montagnards qui avaient émigré en Turquie y ont formé une légion de Tcherkess.

Les chevaux que nous avons sous les yeux appartiennent aux régimens de dragons, ils sont tous de race orientale, assez petits de taille, très nerveux, à tous crins, propres au service de la montagne, mais incapables de faire masse et de défoncer un carré ; ils manquent de poids, et pas plus le cheval que l’homme, coiffé du fez, vêtu de la tunique et armé du sabre recourbé, ne semblent propres à remplir l’office de la grosse cavalerie. La remonte des chevaux se fait rarement en Turquie ; les fonds destinés à cet usage sont dilapidés, et il n’est pas rare de voir des chevaux au-dessus de l’âge de vingt ans continuer leur service.

La cavalerie irrégulière, dans une campagne comme celle-ci, est apte à rendre de meilleurs services ; elle comprend les gendarmes ou zaptiés, les bachi-bozouks, les spahis et les Bédouins. L’ensemble de ces forces, très variable à cause des nombreux engagemens qui se contractent en temps de guerre, peut monter alors à 15,000 ou 16,000 hommes.

Sans parler du parasol sous lequel on abrite chaque pièce en batterie au front de bandière, les précautions prises dans le camp pour empêcher d’approcher des canons sont presque puériles. Ces parasols, qui ne résisteraient pas à un vent d’orage, ne préservent même pas la lumière, car la pluie en fouettant passe sous le champ qu’ils recouvrent. C’est peut-être, avec les cuisines et la tente des secrétaires, un des seuls côtés par lesquels le camp turc se distingue d’un camp européen, et la ligne perspective de ces canons en batterie surmontés de leurs tentes ornées d’une grecque rouge, avec un artilleur au pied de chaque pièce, offre un coup d’œil assez caractéristique. La Porte a fait de grands sacrifices pour constituer son artillerie ; elle a formé six régimens de campagne dont l’effectif en temps de guerre est de 7,500 à 8,000 hommes, et l’ensemble des batteries comprend 540 pièces de 7, de 8 et de 9 centimètres, se chargeant par la culasse ; un très grand nombre sont du système Krupp, la plupart des autres sont de provenance anglaise. On compte aussi plusieurs batteries de mitrailleuses du système Gatling.

La supériorité des artilleurs turcs est établie, elle se révèle surtout dans la défense des forteresses, et la Porte compte dans son histoire nombre de défenses célèbres. Elle a disséminé 5,000 ou 6,000 canonniers dans ses nombreuses places qui tombent en ruine. À part les forteresses du Balkan, celles des Dardanelles et les forts des environs de Constantinople, les autres sont dans un état complet d’abandon : les pièces sont rouillées, mal tenues ou sans affût ; on les brûle ou on les vole ; il n’y a nul contrôle, nulle surveillance, et le matériel de transport fait défaut dans les arsenaux ; les routes qui communiquent d’une place à l’autre sont d’ailleurs dans un état déplorable, et aujourd’hui encore on peut voir dans les fossés de la célèbre forteresse de Belgrade une certaine quantité de pièces en parfait état, que les Turcs n’ont pu enlever lorsqu’ils ont évacué la ville par suite de la convention. Malgré des conditions aussi défavorables, il n’y a nul doute cependant que, le cas échéant, on verrait dans la défense des places se renouveler les prouesses de Silistrie, où des soldats mal nourris, mal payés, tinrent pendant des mois contre le feld-maréchal russe Paskévitch et contre l’habileté de Schidler, le premier général du génie de l’armée moscovite. S’ils recevaient l’instruction théorique qu’on donne aux troupes européennes, avec ce don particulier du coup d’œil que tout le monde leur reconnaît, les Turcs deviendraient des canonniers tout à fait exceptionnels.

J’apprends là quelques détails d’un ordre général sur l’organisation de l’armée turque et ses ressources. Jusque dans ces derniers-temps, toute réforme ordonnée par le sultan était calquée sur celles accomplies dans l’armée française, mais depuis nos revers de 1870 la Porte a pris l’Allemagne du nord pour modèle. L’ancienne armée a été complètement désorganisée, et la nouvelle n’a pas été constituée entièrement, l’état des finances n’ayant permis d’opérer les nouveaux changemens que dans les corps qui résident à Constantinople et autour de la capitale. Il résulte de cet état de choses, aux yeux des étrangers qui visitent la capitale, qu’en dehors de la Roumélie on ne trouve pas trace des améliorations qui ont été ordonnées.

C’est en 1869 qu’on a profondément modifié la constitution de l’armée afin de procéder à une réorganisation générale. Depuis cette époque, tous les musulmans sont soumis au service militaire ; ils doivent vingt années, dont quatre de service effectif dans l’infanterie de ligne (nizam), deux dans la première réserve (datyal), six autres dans la deuxième réserve (rédifs), et les huit dernières dans la troisième réserve (landsturm). En temps de paix, on ne compte certainement pas sous les drapeaux la moitié de l’effectif des nizams, et ceux qui veulent rester au régiment pendant le temps légal doivent servir comme remplaçons, car, malgré la prescription de la loi qui veut que tout mahométan soit soumis au service, ceux qui sont dans une position aisée se libèrent facilement ; aussi la masse de l’armée représente-t-elle la classe dénuée de la population, et aux époques critiques il n’est pas rare de voir ouvrir les prisons où sont enfermés les vagabonds pour les incorporer dans les rangs. Les sujets non mahométans de l’empire sont exempts du service, mais tous paient le bedel, impôt spécial d’exonération.

La population de tout l’empire ottoman étant évaluée à 27 millions d’habitans, sur lesquels 16 millions seuls appartiennent à l’islamisme, ces derniers devraient fournir le contingent ; mais il faut défalquer 3 millions de sujets indépendans de fait sinon de droite et appartenant à des tribus nomades, qui ne paient point le bedel et qu’il est cependant impossible de soumettre à la conscription. Un autre million d’habitans, ceux de la capitale, sont exemptés de la conscription et même de l’impôt ; c’est donc 12 millions de citoyens effectifs qui supportent la charge du recrutement.

Depuis la constitution du jeune parti turc et l’envahissement des idées modernes, l’idée du fatalisme a perdu de sa force chez le musulman et l’armée s’en est ressentie : une résignation absolue, la certitude d’un sort fixé d’avance par une volonté suprême, sort inéluctable qu’il est impie de chercher à éviter, la haine de l’infidèle et la prescription du Coran de le combattre, même s’il n’a point pris l’initiative de l’attaque ; tels étaient les grands ressorts de la discipline et du courage chez le vieux Turc L’indifférence religieuse a certainement diminué la valeur du soldat musulman sur le champ de bataille. Dans le petit camp que j’ai sous les yeux, les officiers sont loin de suivre exactement les sévères prescriptions du jeûne pendant la période du Ramazan ; les soldats pour la plupart s’y soumettent encore, mais ils ne respectent pas la loi dans toute sa sévérité.

Le grand vice de l’armée ottomane, c’est, dit-on, la différence notable qui existe entre l’officier turc et le soldat. Fidèle, tenace, discipliné, ne discutant jamais les ordres de ses supérieurs, allant où on l’envoie avec la résignation que sa religion lui impose ; bon marcheur, dur à la fatigue, encore que son aspect trahisse une indolence qui est plus extérieure que réelle et qui cache une grande force de résistance, d’une sobriété éprouvée et doué d’une grande résistance physique, le nizam, conduit par de bons officiers, serait peut-être l’égal des meilleurs soldats de l’Europe. Sans entrer dans le détail des choses, il est certain que bien des causes, qui ont leur source dans la façon dont l’armée est administrée, contribuent à inutiliser ces dispositions et par conséquent à diminuer la valeur du soldat. La paie, relativement élevée, ne se fait plus régulièrement depuis de longues années ; il n’y a jamais d’inspection de troupes que dans la garde, et il est très rare qu’une décision prise à Constantinople soit exécutée ponctuellement dans les provinces de l’empire. Les exactions sont considérables, elles se produisent à tous les degrés de la hiérarchie, l’absence de contrôle les rend toujours possibles. La destitution d’un pacha amène de temps en temps des découvertes qui feraient scandale ailleurs, auxquelles on est habitué ici, et qui ne dictent point à l’autorité centrale des décisions vigoureuses. C’est le soldat qui naturellement souffre le plus de cet état de choses ; cependant il est résigné, solide et inébranlable sous le feu. On lui reproche de ne pas se prêter à une offensive courageuse en bataillon serré et de ne pas être propre à l’enlèvement d’une position retranchée ; mais, dans un pareil cas, l’influence morale de l’officier, son entrain personnel et son exemple agissent beaucoup sur les troupes : privé de l’initiative de son chef, le soldat musulman ne saurait donc se prêter à un mouvement offensif qui n’est pas dans ses allures. Il est incontestable que, parmi les chefs, les hommes énergiques, résolus et instruits, sont rares ; ceux-là seuls qui sortent des rangs de l’armée et qui ont gagné un à un leurs grades inspirent de la confiance aux soldats, et ils la méritent, Il n’est pas rare de trouver des généraux qui, sans avoir reçu aucun principe de l’éducation militaire, ne reculent cependant pas devant de grandes responsabilités en temps de guerre et compromettent ainsi les troupes qu’ils envoient au feu. Il y a des exceptions dans la garde, qui contient l’élite de l’armée, et où la plupart de ceux qui commandent ont été à l’école des armées européennes ou sont choisis parmi les meilleurs officiers, ceux qui ont pris part aux guerres du Danube de 1852, à celle de 1854, et ont acquis là une véritable expérience militaire, Le corps de la garde, en résidence à Constantinople et dans les environs, a pu d’ailleurs, par sa prestance, sa tenue dans le rang et sa précision relative dans la manœuvre, créer une certaine illusion sur l’ensemble de l’armée.

Les forces régulières turques comprennent sept corps d’armée, le premier occupe Constantinople et les environs, le second la Bulgarie et la province du Danube avec son quartier-général à Chumla, le troisième réside en Roumélie. C’est ce dernier qui a soutenu le premier choc de l’insurrection, mais plus tard la garde a été engagée. Le quatrième corps est celui de l’Anatolie, le cinquième celui de Syrie, le sixième celui d’Yrak, et le septième occupe l’Yémen. Ces trois derniers corps sont composés d’Asiatiques et d’Africains, et la plupart des soldats sont nègres.

Le chiffre du pied de guerre des réguliers est de 150,000 hommes ; la réserve, si l’on possédait assez d’armes et d’habillemens pour l’équiper, pourrait donner près de 200,000 hommes ; mais il faut distraire des chefs de l’armée régulière pour commander les rédifs, et tous les officiers qui commandent leurs camps sont venus de Constantinople même. Cette circonstance exigerait des cadres très nombreux ; le fonctionnement de la réserve se trouve donc arrêté. Les uniformes des rédifs, que nous avons sous les yeux, sont absolument neufs et ne sont point faits aux habitudes du corps ; leur armement est défectueux : il consiste, comme celui du nizam du reste, en fusils des différens systèmes Enfield, Snyder et Henry Martini. On est surtout frappé du débraillement du soldat régulier ; quelques-uns d’entre eux sont tout à fait en haillons, et les vieux officiers sont mal tenus. Presque tous, au lieu de porter en campagne la botte haute ou quelque chaussure solide et pratique, ont adopté le léger soulier verni à la Molière, dont le talon éculé par la marche et le vernis flétri leur donnent un cachet d’abandon et d’incurie. Le nizam et le rédif portent une chaussure facile à retirer, en forme de pantoufle, à cause de la prescription du Coran qui ordonne d’entrer pieds nus dans les mosquées. Le fez, qui est la coiffure du soldat irrégulier à quelque arme qu’il appartienne, fantassin ou cavalier, est la moins pratique de toutes celles qu’on aurait pu adopter dans un pays oriental, car il n’abrite pas contre le soleil, ne garantit pas du froid pendant les nuits et ne saurait amortir les coups du projectile. La frugalité du soldat turc est célèbre : le café et le riz forment le fond de sa nourriture ; de temps en temps, on lui distribue des portions d’agneaux rôtis tout entiers à l’aide d’une perche en guise de broche passée dans le corps de l’animal, selon la mode des Orientaux.

Les délits graves sont rares dans l’armée, et les crimes de désertion et de mutinerie y sont inconnus. Cette circonstance a sa source dans l’idée religieuse. Amené des confins de la Perse ou de l’Asie dans les contrées du nord de l’empire, le soldat se résigne à la volonté d’Allah. Il va où on lui ordonne d’aller et il marche sans se plaindre. Il est sans enthousiasme, mais ne montre jamais de répugnance, attendant patiemment le jour où cette même volonté qui l’a éloigné de son foyer saura l’y ramener. Si, blessé sur le champ de bataille, il va mourir sans avoir revu les êtres qui lui sont chers et les lieux où se sont écoulées ses premières années, il trouve encore dans sa résignation à la volonté d’Allah cette consolation suprême que le soldat chrétien trouve dans la satisfaction du devoir accompli envers Dieu et la patrie.


VII

Depuis mon retour de Sviniar, après le déplacement de la colonne auxiliaire, le séjour dans une ville turque est devenu difficile. Réduit à vivre enfermé dans ma demeure, sans écho de ce qui se passe dans l’intérieur du pays, je me résous à quitter Bajnaluka, où j’ai résidé quinze jours. J’avais pu à grand’peine nouer des relations avec les officiers turcs, parcourir la ville en tout sens, explorer les environs, me renseigner sur la position des raïas et sur leurs griefs véritables contre les musulmans de Bosnie ; mais on conçoit facilement que ces allées et venues d’un étranger qui veut tout voir, qui désire tout apprendre, que le spectacle le plus vulgaire intéresse et pour lequel la notion la plus élémentaire a son prix, créent pour lui un danger permanent dans un pays en état d’insurrection, habité par une population soupçonneuse et fanatique. Tout l’arrête et tout lui est un obstacle : il doit trouver des moyens de locomotion, il faut manger, dormir, s’arrêter la nuit dans les caravansérails, presque toujours visités par des détachemens ou par quelque gendarme de service ; son costume même dénonce l’étranger ; son langage, ses démarches, ses déplacemens constans, tout est suspect en lui et tout l’accuse.

La grande route est encore plus sûre que la ville dans les conditions actuelles. Le croirait-on ? on y souffre de la faim sans pourtant jamais reculer devant la dépense. Les gens du quartier serbe ne veulent pas aller au marché turc, ils se contentent de farine de maïs, de riz, d’œufs et de laitage ; le pain ne manque pas et le vin est abondant ; mais comme les chrétiens des environs ne viennent plus apporter leurs produits, là se bornent les ressources. Pendant cette quinzaine, mon hôte a tué un mouton : cette fois toute la famille a mangé pour plusieurs jours, mais depuis je n’ai plus eu l’occasion de voir la viande figurer dans mes menus ; on n’ose même pas pêcher dans la Verbaz. J’avais aussi compté sur la société des ingénieurs et sur leur habitude de la localité ; mais ils habitent loin de la ville et ne communiquent que difficilement. Les excursions sont très dangereuses, les difficultés des communications très grandes : il faut rentrer au coucher du soleil sous peine de se voir refuser le passage ; toutes ces conditions m’ont absolument isolé et condamné à l’inaction. Si je circule dans la ville turque, on me suit ; j’ai été conduit au konah deux fois, et désormais je suis surveillé et considéré comme un espion. Je ne parle pas d’ouvrir un album et de fixer les aspects de la ville ou les types si étranges et si caractérisés de la population serbe ; ce serait un péril réel que de tenter de le faire. J’ai pu amener à mon domicile une famille de raïas tout entière, qui à posé longuement devant moi ; mais il a fallu dépenser beaucoup de diplomatie ; beaucoup de persistance, et employer, pour arriver à ce but, l’influence des quelques officiers supérieurs et des chirurgiens que la vue des esquisses faites précédemment avait intéressés ; il est impossible enfin de recevoir de lettres et il est inutile d’en écrire, car il n’y a pas de courrier. La vie est donc véritablement suspendue, et tout ce qui m’entoure, si intéressant à étudier ; me devient inutile ; tout au plus puis-je, la porte close et les verrous fermés, noter mes impressions de la journée. Je me sens immobilisé, et, sur le conseil de deux voyageurs autrichiens que je croisais parfois dans mes excursions et que j’avais pris à leur costume pour des Turcs ou des renégats, j’ai résolu de modifier mon itinéraire et de me diriger vers la Servie. Tout le monde pense que c’est à la skouptchina que se résoudront les destinées de l’insurrection et que la diplomatie européenne sera appelée à trancher la question. Ces messieurs, qui résidaient ici depuis cinq années pour exploiter le pays au point de vue de l’industrie minière, se sont vus obligés d’abandonner la ville à leur tour et sont repartis pour leur résidence de Laybach.

Je ne suis entré dans la capitale de la Servie qu’à la fin d’octobre, après un séjour chez les franciscains à Lepénica, et dans le couvent grec de Giomonica, où j’ai pu puiser quelques renseignemens sur la position des raïas du rite latin et ceux du rite grec. De Giomonica, j’ai fait une halte à Kosaratz, dans le territoire occupé par la bande de Stratimirovitch, et je me suis rendu compte de l’éparpillement des bandes insurgées, de leur armement précaire, de la difficulté de les combattre et de les vaincre : enfin, parvenu à la Save, j’ai dû attendre quatre jours le paquebot qui descend jusqu’à Semlin. Ces journées passées sur les bords du fleuve constituent peut-être la plus intéressante étape de cette excursion. Le singulier caravansérail qui sert d’auberge à deux pas de l’embarcadère de Gradisca abrite un personnel des plus variés, des Serbes de la principauté, des marchands de bestiaux des confins, des usuriers de toutes les régions, des Monténégrins de passage, un grand nombre de riches raïas qui ont émigré, des insurgés en activité qui passent la Save à la faveur de la nuit pour se ravitailler, des délégués des comités insurrectionnels d’Agram, des garibaldiens et même des officiers russes et des officiers anglais en quête d’aventure ; tous conspirant ouvertement, distribuant des armes, répartissant des subsides à de pauvres diables qui vont prendre les armes, et cela à deux pas de la table où une heure auparavant les commandans de la garnison prenaient leur repas quotidien. J’ai eu l’occasion de voir là le riche Liébic, chrétien du rite grec, un des plus puissans des deux provinces turques et l’un des seuls raïas qui soit arrivé à de grandes possessions territoriales ; il occupait mille colons sur son territoire et s’est vu contraint d’abandonner toute sa fortune immobilière pour se réfugier ici. Je lui donne des nouvelles de sa femme et de ses enfans, ayant par hasard habité quelques jours la maison dont il est propriétaire.

Je descends enfin la Save à bord d’un paquebot sur lequel toutes les nationalités sont représentées. Nous prenons à Bercka le pacha de Travnik, ce personnage, assez rude d’aspect et d’une allure peu solennelle, monte à bord avec son harem. Le bateau est aménagé de telle sorte que les femmes long voilées, pour parvenir à leur salon, doivent traverser celui des hommes. Un beau nègre de Nubie en riche costume promène l’héritier présomptif du haut fonctionnaire turc, charmant enfant coiffé du fez, vêtu d’une gandourah bleu de ciel qui disparaît sous un paletot doublé de chaudes fourrures. Il y a là tout un monde pour un observateur : un fier Monténégrin d’une noble tournure arpente le pont, coudoyant avec hauteur le pacha, qui porte lentement à la bouche un long houka d’ambre de grosseur démesurée d’où sort une petite cigarette de latakié. Tout le monde parle serbe, sauf un grand vieillard à barbe blanche, coiffé du fez, à la longue lévite fourrée, que le capitaine me désigne comme un payeur de l’armée turque très connu, le juif Grubi. J’échange avec lui quelques mots d’espagnol, mais son castillan, mêlé de serbe et d’italien, est à peine compréhensible, juste assez cependant pour que je constate que, dans sa conversation avec un de ses coreligionnaires qui l’accompagne, il ne désigne jamais le Monténégrin que sous le nom peu parlementaire de el puerco. À l’avant du navire, aux secondes, c’est un mélange plus curieux encore : les femmes de Belgrade portant leur libada, ce joli caraco brodé d’argent, les Croates, les Bulgares, les femmes tsiganes avec la pipe à la bouche, les Autrichiens des confins, les Valaques, les Hongrois, les femmes morlaques traînant avec elles leurs enfans dans des boîtes de bois peintes de vives couleurs, les Serbes de haute taille armés jusqu’aux dents ; tous ces passagers, si divers de costumes et de races, sont entassés, confondus, couchés les uns sur les autres, formant un ensemble d’un pittoresque achevé à souhait pour les yeux d’un peintre.

Nous glissons ainsi pendant vingt-cinq heures sur ce grand fleuve, la Save, qui roule ses eaux jaunâtres, emportant dans son cours rapide des arbres entiers couverts de feuilles, îles flottantes au-dessus desquelles voltigent de noirs corbeaux, et au matin nous entrons dans le Danube, stoppant devant Belgrade, au pied même du Kalimegdan, sous les canons de la forteresse d’où les Turcs, le 17 juin 1862, bombardèrent pendant cinq heures la capitale.

D’ici je pourrai embrasser l’ensemble du mouvement insurrectionnel, grâce aux documens rassemblés par les diplomates et par les états-majors. Connaissant la Basse-Herzégovine pour l’avoir explorée déjà, le relief du pays, le caractère du raïa soulevé, celui du soldat turc qui le combat, je pourrai me faire une idée plus nette de la portée réelle de ce mouvement, et je saurai avec quelque certitude ce qu’on peut attendre des personnalités qui le dirigent.


CHARLES YRIARTE,

  1. Voyez la Revue du 1er mars.