Une famille parisienne à Madagascar avant et pendant l’Expédition/Partie II/Chapitre 15

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CHAPITRE XV

Et l’histoire finit par un mariage


Lorsque Georges Gaulard annonça à son chef, qui venait d’arriver justement à Majunga, son intention de donner sa démission pour se marier et se fixer à Madagascar, le général Metzinger insista vivement pour le faire revenir sur sa résolution, en lui parlant de la brillante carrière qui l’attendait dans l’armée ; puis, comprenant qu’il se heurtait à un parti pris absolument arrêté, il finit par lui dire :

« Je vois que vous êtes tout à fait décidé, je m’incline donc ; mais je veux que vous sachiez, mon cher Gaulard, que je vous regretterai toujours comme officier et comme ami. J’espère que, de votre côté, vous conserverez un bon souvenir de votre général et de la laborieuse campagne que nous venons de faire ensemble. Et maintenant, ce mariage ? C’est pour bientôt, n’est-ce pas ? Vous savez que j’embarque pour la France à la fin de décembre, et je ne voudrais pas partir sans avoir pu assister à la petite fête.

— Justement, mon général, répondit Georges Gaulard, je voulais vous demander de me faire l’honneur d’être mon premier témoin. »

Pour second témoin, Georges Gaulard choisit le plus ancien de ses camarades, un capitaine breveté attaché comme lui à l’état-major de la première brigade.

Quant à Marguerite, elle n’en voulut pas d’autres que le brave docteur Hugon, son second oncle, comme elle l’appelait, et un ami de Daniel, un excellent homme très simple et très modeste.

Bien entendu, ce fut à Majunga, devant le vice-résident, que le mariage fut célébré, attendu qu’à Maevasamba, ni du reste à Manakarana, il n’y avait personne qui pût tenir le rôle d’officier de l’état civil.

Ce fut un événement pour la petite ville, devenue d’ailleurs depuis l’ouverture de la campagne une station d’une certaine importance. Georges Gaulard n’avait que des camarades et des amis dans l’élément militaire, qui tenait le premier rang à Majunga. De son côté, l’oncle Daniel y était très populaire, depuis le temps que son brick la Ville-de-Paris y faisait de régulières et fréquentes apparitions. Aussi peut-on dire que le matin du mariage de Marguerite et de l’ex-capitaine tout Majunga se pressait dans la petite église des Jésuites ; ceux qui n’avaient pu trouver place à l’intérieur formaient devant la porte un rassemblement si considérable que les mariés et leur cortège eurent la plus grande peine à se frayer un passage jusqu’à l’autel. Marguerite eut un véritable succès de beauté quand elle apparut au bras de l’oncle Daniel, rayonnant de joie et d’orgueil dans un magnifique habit noir qu’il s’était fait faire pour la circonstance par Lewisson, le tailleur anglais de Majunga.

L’office achevé, ce fut, à défaut de sacristie suffisante, sur le perron même de l’église qu’eut lieu la cérémonie des présentations et des félicitations aux nouveaux mariés. S’approchant le premier de Mme Georges Gaulard, radieuse de bonheur aux côtés de son mari, le général Metzinger lui adressa, d’une belle voix bien timbrée qui remua profondément l’assistance, le petit discours suivant :


« Madame,

J’ai tenu à vous apporter moi-même les vœux des chefs et des camarades de votre mari. Nous devrions vous en vouloir de nous enlever un de nos meilleurs officiers, qui ne laisse que d’affectueux regrets parmi nous ; mais nous vous pardonnons, parce que nous sommes sûrs qu’il sera heureux avec vous et par vous ; et aussi parce que nous savons qu’après avoir failli mourir pour la conquête militaire de Madagascar, il en poursuivra sous une autre forme et avec d’autres moyens la conquête morale, commerciale et industrielle, suivant en cela le noble exemple laissé par d’autres. Peut-être ne devrais-je pas, en évoquant ici de cruels souvenirs restés toujours vivants dans votre cœur, risquer d’attrister, la joie d’un pareil jour ? Et cependant, à une femme comme vous, Madame, on peut, on doit tenir un langage viril. Votre père, votre mère ont donné leur vie à cette terre de Madagascar, où ils étaient venus chercher une seconde patrie ; et l’établissement qu’ils y avaient fondé sans marchander leur peine, ni leur santé, est un de ceux qui font le plus d’honneur à l’énergie et à l’esprit d’initiative de notre race. Courageusement, vous et votre digne frère – que je suis heureux de remercier publiquement ici des services dévoués rendus par lui au Corps expéditionnaire, – vous avez, malgré votre jeunesse à tous deux, repris et continué l’œuvre de vos parents, convaincus avec raison que c’était la meilleure et la plus noble façon d’honorer leur mémoire. Si de là-haut ils pouvaient suivre les destinées des êtres chers qu’ils ont laissés sur cette terre, ils se croiraient payés du sacrifice de leur vie en vous voyant aujourd’hui sur le seuil d’une existence nouvelle où vous êtes assurée de trouver le bonheur que vous méritez si bien, et que je vous souhaite de tout mon cœur. Il me reste un mot encore à vous dire, Madame. Permettez-moi de vous remettre mon cadeau de noce. Vous trouverez dans ce modeste écrin une croix de chevalier de la Légion d’honneur, que je vous laisserai le plaisir d’accrocher vous-même sur la poitrine loyale d’un homme que tous ici nous aimons et nous estimons, M. Daniel Berthier-Lautrec, votre oncle. »


Au premier moment, le vieux Daniel ne comprit pas. Mais quand Marguerite, les yeux pleins de larmes de joie, s’approcha pour épingler le ruban de la croix sur le côté gauche de son habit, aux applaudissements de la foule entière, il sentit ses jambes flageoler sous lui, un flot de sang lui monta au visage et, les mots s’étranglant dans sa gorge, il eut à peine la force de balbutier :

« La croix à moi ! La croix !… Mais non ; ce n’est pas possible… Je n’ai rien fait pour cela… C’est une erreur, évidemment.

— Non, monsieur Daniel Berthier-Lautrec, ce n’est pas une erreur, reprit le Général. C’est bien pour vous que, sur ma présentation, le Général en chef a demandé au gouvernement de la République cette juste récompense du dévouement de tous les instants que vous avez montré à l’œuvre accomplie par le Corps expéditionnaire. Du premier jour jusqu’au dernier, nous avons trouvé auprès de vous le concours le plus actif, le plus intelligent, le plus désintéressé. Aux heures critiques du débarquement des troupes, vous avez mis à notre disposition tous vos bâtiments et votre nombreux personnel, sans vouloir accepter aucune indemnité. Puis, sous la généreuse inspiration de Madame, vous avez installé à vos frais cette belle ambulance de Maevasamba, où nos malades et nos blessés ont trouvé les soins les plus admirables. C’est au nom de tous ceux qui vous doivent la vie, au nom de leurs familles et de leurs camarades dont je me fais ici l’interprète, que je vous félicite et que je vous remercie. »

Sur ces mots, le général Metzinger donna l’accolade au nouveau chevalier ; puis, serrant la main de Georges Gaulard, il s’inclina respectueusement devant sa femme et se retira.

« Décidément, murmura l’oncle Daniel en se penchant à l’oreille de Georges Gaulard, je ne serais pas éloigné de croire qu’après tout cette affaire de l’expédition n’a pas été si mal menée qu’on voulait bien le dire ! »