Une famille pendant la guerre/LX

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Berthe à André de Vineuil.
Les Platanes, 3 janvier.

Je voudrais m’en empêcher, mais je sens que je vais t’écrire une lettre lamentable, mon pauvre André.

Il n’est pas bien étonnant que je sois au bout de mon petit courage, mais je crois que maman elle-même arrive au bout du sien, et c’est si triste de la voir, elle, notre force, abattue, prête à succomber sous un trop lourd fardeau d’anxiétés et de chagrins ! Il faut que tu le saches, même si cela doit te faire de la peine, maman est très-inquiète de toi. Depuis tes blessures à Loigny, maman n’est plus la même. Et nous avons si rarement de tes nouvelles ! tes lettres n’arrivent plus ; ma tante de Thieulin, la plus fidèle et la plus ingénieuse des correspondantes, parvient seule à nous dire ce que tu deviens, et c’est ainsi que je puis t’adresser cette lettre à Vendôme.

Dans Paris, depuis l’échec de la sortie sur Champigny, tout est noir et menaçant. Mon père assure que lui et Maurice vont bien, mais il nous cache certainement ses privations, et ce qu’il avoue de son chagrin de ne pas recevoir de nouvelles, torture maman. C’est devenu une fièvre que son besoin d’écrire à mon père ; sans relâche, elle cherche des moyens de communiquer avec lui. Le Times, les ambassadeurs étrangers, les francs-tireurs, l’Angleterre, la Suisse, l’Amérique, même l’Allemagne dans la personne de notre vieille bonne hanovrienne, sont mis à contribution. Et vous, père et frères, causes de toutes ces angoisses, vous êtes encore les seuls par qui elle puisse être heureuse !

« Quel bonheur que mes frères soient braves ! lui disait hier Robert, n’en êtes-vous pas contente, maman ? »

Notre mère a eu un mouvement qui ressemblait à de la joie, son front s’est éclairé, et embrassant Robert :

« Tu as raison, a-t-elle dit, et ta maman a tort d’oublier ce bonheur, mais je voudrais tant que ton père sût comme André se conduit bien ! »

Où elle est toujours la même, notre pauvre mère, c’est auprès des malades. Deux des soldats prussiens ont été pris assez subitement de la petite vérole pour que leur major, homme très-dur au fond, et qui ne permet jamais que les Allemands soient soignés ailleurs qu’à leur ambulance, ait consenti, d’après les vives instances de maman, à les laisser chez nous. Les pauvres gens désiraient nous rester ; je n’ai pu les voir, mais leurs camarades m’ont dit plus d’une fois quelle joie ils avaient eue qu’on ne les emmenât pas.

Ces camarades sont tout surpris du dévouement de maman, qui passe des demi-journées entières entre ces deux lits empestés et a, pour ces pauvres gens, les attentions et les prévenances qu’on n’a jamais, disent-ils, que pour ses propres enfants. Je crois d’ailleurs que la société de ses malades est la meilleure consolation de maman.

Une des grandes souffrances de cet hiver a été pour elle de vivre, sinon en hostilité, du moins en froid, avec ceux qui l’entouraient ; elle a combattu constamment contre sa nature bienveillante, qui lui fait d’ordinaire une tâche personnelle du bonheur et du bien-être de chacun. Maintenant elle répare cet arriéré, elle se retrouve elle-même, elle comble ses malades prussiens. Mon père ne l’a-t-il pas dit ? « L’homme prussien malade ou blessé est seulement un homme à secourir. » Aussi ceux-là sont-ils secourus et plus que secourus, ils sont aimés.

Maman feuilletait tout à l’heure ses albums de portraits, puis fouillait ses tiroirs sans paraître trouver ce qu’elle cherchait.

« N’as-tu pas le portrait de Maurice en uniforme ? me demanda-t-elle. Je l’avais et allai le lui chercher Elle le plaça à son rang d’âge parmi une dizaine de vos portraits à tous deux qu’elle enveloppait de papier.

— C’est pour montrer à mes malades, fit-elle par manière d’explication, ils ont tant envie de voir mes fils ! À force d’en entendre parler, ils se sont attachés à eux.

— Vous leur parlez de Maurice et d’André, maman !

— Sans doute, c’est ce qui les intéresse le plus. Franz a une mère qu’il aime tendrement et qui ne peut se résigner à le voir soldat. J’ai lu de ses lettres qui sont déchirantes. Le chagrin de sa mère l’a préparé à me comprendre ; il me dit qu’il se croit en famille quand il écoute mes peines et mes craintes. L’autre malade, Bürkel, n’a plus de mère, mais une grand’mère, trois petites sœurs, une fiancée. Il est d’un caractère mou, et depuis qu’il est malade il se laisse aller au découragement. Pour lui aussi, il est bon de penser à d’autres épreuves qu’aux siennes.

— Il me semble que je ne pourrais pas causer de mes frères avec leurs ennemis ! lui ai-je dit assez sottement. »

Maman m’a répondu d’un air tout à fait fâché : « Un malade n’est plus un ennemi. Vraiment, Berthe, je ne te reconnais pas. »

La semonce était dure ! mais je l’aime tant, ma pauvre maman, je la plains tant, que je l’ai embrassée sans répliquer.

L’état du pays est toujours le même dans la ville ; bruyants soupers d’officiers et vexations de tous genres ; dans la campagne, soumission nécessaire peut-être, mais soumission triste à voir. Personnellement, nous n’avons pas trop à nous plaindre. Si les ordres d’en haut sont impitoyables, la manière de les exécuter en adoucit souvent la rigueur.

C’est toi, André, c’est mon père, c’est Maurice qu’il nous faudrait, ce sont des nouvelles, des nouvelles ! et notre pauvre maman se ranimerait et revivrait.