Une famille pendant la guerre/LXIII

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Barbier à madame de Thieulin.
Soulgé-le-Bruant, 16 janvier.

Madame,

Celle-ci est pour avoir l’honneur de dire à madame que M. André est retrouvé. Ce n’est pas sans peine, et pourtant il a encore fallu que le ciel s’en soit mêlé.

C’est le 12, comme la grande déroute était dans son plein, qu’il a passé devant moi, un des tout derniers, couvert de boue, noir de poudre, enragé de s’en aller ; en cet équipage, et maigre comme il est devenu, s’il ne m’avait pas reconnu, jamais je n’aurais su mettre son nom sur sa figure. Il allait prendre la route de Laval. En deux temps, je m’en suis allé querir ma jument qu’était pas loin, à l’auberge, et me voilà à la poursuite de M. André.

Mais j’ai commencé dès lors à voir les inconvénients de ma démarche. Je n’étais pas à trois cents pas que deux traînards s’étaient relevés du fossé en entendant mes roues, et, sans me demander du tout ce que j’en pensais, ils avaient grimpé dans ma carriole. Pas loin après ce fut un autre qu’il fallut prendre ; après encore, nous tombons dans une bande et ceux-là veulent faire déguerpir les trois que j’avais pour se mettre en place, tout comme si j’étais venu là pour leur convenance. C’est comme cela qu’ils m’ont fait passer la journée, naturellement sans rattraper M. André et à la grande misère de ma jument pour qui la route, tout enneigée et pleine de monde, n’était point commode.

Aussi madame comprendra que je leur aie joué un tour de ma façon. À un village, ils descendent chercher de quoi boire et manger ; je leur laisse ma carriole pour leur donner confiance et m’en vas à la piste d’une traverse passable. Je reviens, ils étaient bien occupés à conter leurs affaires ; je détache ma bête et me sauve. Ils courent après leur équipage, mais je savais par où aller et eux n’en avaient pas idée, tant il y a que je leur ai échappé.

Quoique ce soit grand’pitié de se méfier du monde de son pays, j’ai résolu après cela de me tenir autant que ça se pourrait dans les solitudes et d’attendre que les chefs aient remis leurs gens à l’obéissance avant de rentrer dans le courant. Madame peut croire que j’ai eu une fière misère à endurer et ma bête aussi, car le froid est dans des numéros qu’on n’a jamais vus, avec un pied et demi de neige. On prétend que, dans les temps éloignés, on avait coutume d’arrêter les guerres tant que l’hiver durait ; ça me semblerait mieux entendu et on devrait revenir à ça, car c’est seulement un métier à geler les gens tout vifs qu’on pratique pour l’instant.

C’est ce qui me ramène à mon objet, qui est de prévenir madame que ce n’est plus une guerre à laisser faire à un jeune homme de bonne famille, comme est M. André. Il arrive juste ici où je l’attendais depuis ce matin, ayant pu prendre de l’avance sur l’armée, et j’affirme à madame que si madame sa mère ou madame elle-même voyait où en est réduit un jeune monsieur si robuste et on peut bien dire si avenant, elles ne le laisseraient pas un jour de plus à un métier que je n’ai trouvé beau jamais, mais qui est maintenant tout-à-fait gâté.

Faudrait que ces dames se pussent imaginer ce que c’est qu’une marche du matin au soir, et tous les jours, dans un pied de neige, fondue ou pas fondue, souliers percés, jambes mouillées, dos mouillé, et rien dans le ventre. Pas trois hommes vont à leur rang, on se bouscule, on se presse ; on s’arrête en tête, la queue pousse et crie ; un malheureux tombe, tant pis pour lui, on passe dessus. Voilà un fourgon avec la roue cassée, vite au pillage ! il faut manger du moins un morceau avant de crever ! — Boum, boum,… c’est le canon derrière, le canon de l’ennemi. Par ici une batterie, par là une autre… et voilà les officiers qui, pour couvrir la route et laisser écouler cette foule, se démènent, retrouvent des artilleurs, ordonnent des épaulements, ramassent vingt cavaliers et les lancent à la découverte. Et puis ils appellent à eux ce qui reste encore de braves gens : Venez vous faire tuer, allons ! un peu de bonne volonté ! — Pour un demi-cent qui vient, il y en a un cent qui jette les fusils, de peur d’être obligé de rester pour s’en servir. Et comme cela, c’est toujours les mêmes qui se battent, et il n’y a plus de tués que les braves gens.

Or, j’en préviens madame pour ma conscience, M. André n’est point fait pour être laissé dans ces situations-là. Faut croire que c’est plus fort que lui, il s’arrange pour être toujours où on se fusille. Madame a su comme c’était dans la Beauce ; maintenant que le voilà capitaine, ça a encore empiré. D’abord il n’a plus un moment pour souffler, il parle à ses hommes et les décide quasiment à faire comme lui, il est toujours en souci pour que chacun ait ses cartouches ou son eau-de-vie quand il y en a, ou son pain ; ça lui a ôté les petits moments de relâche qu’il aurait pu avoir ; et c’est tous les jours qu’il fait ce chien de métier et toutes les nuits, depuis le 9 du courant. Croit-on que c’est une vie à le remettre de la forte maladie qu’il a eue à Vendôme ? Et le pire, c’est encore le chagrin qu’il se fait de ce qui se passe et sa rage ; c’est pas possible que sa nourriture lui profite.

Aussi je me vois forcé de répéter à madame que sa famille le devrait faire revenir ; plus tard, il ne serait peut-être plus bien temps. Il est maigre, il tousse, il boite que c’est une pitié. Les majors le renverraient si on leur demandait leur avis ; il n’y aurait qu’à leur faire signer une feuille d’entrée à l’hôpital, et puis on le retirerait.

En attendant ce qu’en pensera madame, je ferai de mon mieux comme à l’ordinaire pour prendre soin de M. André ; il serait vexé de ce que j’écris, mais je suis le serviteur de madame et je me souviens de ses ordres.

Bien le bonjour chez nous si madame a cette bonté. Faut-il que mon gars ait eu de la chance d’être attrapé avant tout ça ! Serait-il pris à cette heure, faudrait qu’il pâtisse aussi, car l’ennemi n’est pas nourri bien plus richement que nous, et guère de bonne humeur si ce qu’on dit est vrai.