Une famille pendant la guerre/LXXX

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J. Hetzel (p. 315-321).

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Ici pourrait s’arrêter notre tâche, car aucun autre fragment de lettre ne nous a été communiqué. Cependant nous croyons devoir à ceux dont l’intérêt nous a suivis jusqu’ici de compléter par un mot le récit qui se dégage des lettres précédentes.

On voulut attendre, pour rapporter dans le caveau de famille les restes de Maurice, que son père et son frère pussent être libérés de leurs devoirs militaires. Les préliminaires de la paix furent signés le 3 mars, et les odieuses conditions qu’on subissait frappèrent comme d’un second deuil la famille dont les débris allaient se réunir aux Platanes.

Le 10 avril fut choisi pour l’inhumation.

C’était un de ces jours splendides qui, succédant aux exceptionnelles rigueurs du dernier hiver, alors que toute lutte avait cessé, ajoutaient pour les vaincus un regret à tant d’autres, et faisaient remarquer à quelques-uns que Dieu semblait n’avoir voulu atténuer en aucune façon les souffrances auxquelles les peuples s’étaient condamnés par la guerre.

Le convoi quitta les Platanes vers midi. Tous les proches parents étaient présents, mais plusieurs intimes amis des de Vineuil avaient été retenus bien loin, soit par la difficulté des voyages en ce temps-là, soit par des deuils semblables au leur. La population des environs les remplaçait. Personne ne restait dans aucune des maisons du petit village quand le cortège en sortit ; et de Montlévêque, de Montépilloy, de Thiers et même de Barberie, les fermiers et les paysans avaient laissé pour un jour leurs habitudes d’indifférence et suivaient à pied avec les voisins les plus proches.

C’est que beaucoup d’entre eux l’avaient vu tout enfant, ce vaillant jeune homme. On se souvenait de l’avoir rencontré par les traverses dès ses dix ans, tout fier de cheminer seul, en plein champ, sur le vieux poney noir ; plus d’un laboureur avait encore devant les yeux son visage souriant et son salut cordial.

Les longues marches aimées du père et des deux fils les avaient conduits souvent loin de leur vallée, on les connaissait partout pour des chercheurs de pierres antiques, des explorateurs de camps romains, et quand ils passaient tous trois, les vieux paysans, toujours pratiques même dans leur goût du beau, se disaient de l’un à l’autre : « Quels fameux travailleurs feraient bien ces beaux garçons ! » Maintenant on allait conduire enterre l’un d’eux, et cela peinait les plus durs. D’ailleurs, quoique le pays eût fortement souffert, cependant l’absence de résistance avait ménagé les vies et l’on n’était point blasé comme ailleurs, hélas ! sur ces deuils sanglants.

Le long convoi se déroula sur la route bordée d’ormes noueux, et bientôt les habitants de la ville, venus au-devant par petits groupes, l’allongèrent encore. On se montrait avec respect la pauvre mère, qui, sous son voile, suivait à pied, au bras de son mari. Elle était plus forte que les premiers jours, et à M. de Vineuil lui-même, qui la détournait de son dessein, elle avait répondu : « Puisque tu y vas, j’irai. Nous avons trop souffert séparés, du moins ne souffrons plus qu’ensemble. » Et elle était venue. On comptait les consolations qui lui étaient laissées. André, pâle et désolé, tenant son petit frère par la main, les deux sœurs s’appuyant l’une sur l’autre ; on suivait sur la noble figure de M. de Vineuil la lutte de sa douleur contre sa résignation de chrétien, et ceux mêmes que la seule curiosité de voir un enterrement protestant, chose si rare en ces contrées, avait fait sortir de chez eux, ne pensaient plus qu’à ces cœurs brisés, qu’à cette belle espérance moissonnée.

Ainsi on atteignit les boulevards qui, en été, ceignent la ville de verdure et par lesquels il faut passer pour gagner le cimetière. Le cortège couvrait la chaussée dans presque toute sa largeur, quand survint un incident qu’on aurait pu prévoir et peut-être même empêcher. Les chevaux d’un escadron prussien sortaient de la caserne pour aller à l’abreuvoir. Un officier était en tête, chaque soldat à cheval menait un autre cheval par la bride, et ces hommes, épanouis dans le triomphe qui leur valait une paix lucrative, jouissant du beau temps, de la quasi-liberté de la petite tenue, laissaient bondir leurs chevaux, et causaient et riaient en descendant le Cours à la rencontre de la foule affligée qui montait. Le corps avait été placé sur le break de famille qui avait servi à tant de joyeuses promenades ; ce break avait été tendu de noir, et c’était le pauvre brave François qui avait appelé à lui tout son courage pour monter sur le siège où il avait enseigné à son jeune maître à conduire. Jusque-là il avait fait bonne contenance, mais quand il vit venir à lui ce flot d’hommes, si cruels sans le savoir dans leur joie victorieuse, il perdit tout autre sentiment que celui de sa souffrance de cœur et, détournant brusquement ses chevaux à gauche, de manière à ne plus voir l’escadron prussien, il les arrêta sur le bord de la chaussée.

L’officier passa, superbe, le poing sur la hanche, son grand sabre battant les lianes de son cheval ; ses hommes causaient et riaient toujours ; pourtant eux regardèrent et sentirent la tristesse de cette foule. Peut-être comprirent-ils quel était son deuil en apercevant l’épée et les épaulettes posées sur le drap noir, et le mouvement d’André qui s’était jeté devant sa mère et la faisait détourner pour lui épargner leur vue. Quoi qu’il en soit, le sourire s’effaça de leurs lèvres, le silence se lit et les derniers rangs même saluèrent gravement.

Ce fut alors que des larmes amères inondèrent en dépit de tous ses efforts le visage d’André. M. de Vineuil, lui, n’avait ni baissé ni détourné les yeux ; le vieux soldat n’avait point de malédictions même pour les vainqueurs ; il subissait leur présence comme il subissait son épreuve, et ne laissait voir sur son visage qu’une douleur sans colère.

Lentement et plus tristement encore, on reprit la marche interrompue ; le cimetière s’ouvrit, la tombe était là, béante ; et à mesure que descendait le cercueil, à mesure aussi, semblait-il, les glorieuses promesses de l’Évangile, proclamées à voix haute, élevaient vers les espérances de la résurrection les âmes abattues. La dernière prière se termina par une bénédiction et la foule s’écoula peu à peu. La famille resta bientôt presque seule, chacun avait compris que l’effort de la pauvre mère dépassait les limites des forces humaines et qu’il fallait lui éviter même l’ébranlement des sympathies. Il n’y avait plus dans le cimetière que le pasteur, les de Thieulin, Barbier et quelques vieux serviteurs quand M. de Vineuil emmena sa femme, toujours à son bras.

Au moment de passer la porte du cimetière, ils virent que deux hommes s’étaient comme cachés dans l’ombre. Leur veste bleue, la casquette plate qu’ils tournaient dans leurs doigts, faisaient reconnaître l’uniforme ennemi, mais leurs figures étaient émues et leurs yeux mouillés.

Mme de Vineuil retint un instant son mari, et tendit à l’un, puis à l’autre, sa main restée libre : « C’est Franz et Bürkel, nos malades de cet hiver, » dit-elle, en réponse à son regard interrogatif ; et la voiture s’étant avancée, la famille de Vineuil y monta.

« Père, dit Robert après un long silence, je voudrais être soldat.

— Pour nous venger, Robert ?

— Je crois que oui, père, mais encore plus pour l’Alsace…

— Mes enfants, dit M. de Vineuil en couvrant d’un même regard ses deux fils, ne haïssez que le mal ! haïssez-le toujours ! haïssez-le partout !… Pour nos provinces enlevées, comptez sur Dieu, il ne laissera pas sans châtiment une iniquité telle que celle qui vient de se commettre. Comment châtiera-t-il ? comment réparera-t-il ? Je n’en sais rien, je sais seulement qu’il est le Dieu juste. Peut-être, pour instruments de sa justice, demandera-t-il des hommes : si vous vous êtes gardés de la haine, vous serez dignes d’en être. Vous marcherez pour la délivrance, — non pour la vengeance, — vous marcherez tous deux… Votre père mettra ses dernières forces à vous suivre, et votre mère — la mère de Maurice — ne retiendra aucun de nous ! »

Fin.