Une famille pendant la guerre/XXX

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Berthe à André de Vineuil.
Les Platanes, 3 novembre.

Ah ! frère André ! par où commencer ?… Comment te dire !…

On avait reçu hier d’un fermier de Rully la provision d’orge des volailles, et maman avait décidé que dès ce matin François irait payer. Elle sait combien les gens les plus à l’aise d’ordinaire peuvent se trouver gênés, maintenant que toutes les communications sont interrompues.

François est donc parti pour Rully ce matin, et Robert et moi avec lui. C’était la première fois que nous sortions de nos murailles depuis l’invasion ; Robert mourait d’envie de faire une course, et quant à moi, maman a jugé bon pour ma mine de prendre le grand air.

Nous voilà donc tous trois dans le petit panier traîné par Poney, heureux malgré tout, il faut l’avouer, du mouvement, du vent frais qui nous fouettait le visage, heureux de nous retrouver, comme si la guerre eût été un rêve, en liberté, en plein champ, sans Prussiens à l’horizon. Et pourtant le canon de Paris s’entendait très-bien. Les dernières feuilles mortes qui achevaient de tomber semblaient frémir au bout des branches dénudées quand le retentissement sourd d’une décharge arrivait jusqu’à elles. Comment avons-nous pu être heureux ? Cela n’était pas tout à fait bien.

Nous laissâmes à droite, sur sa colline, la tour ruinée de Montépilloy, à gauche la haute cheminée de Barberie, et au bout d’une heure le petit trot raisonnable de Poney nous amenait au pavé de Rully. Le village avait un air calme, presque triste ; sur les portes se lisaient les inscriptions allemandes à la craie ; on ne voyait point de soldats, point d’habitants non plus, ou bien peu.

Un seul groupe nous salua sur la place de l’église, c’était cinq ou six personnes qui se tenaient à la porte de cette épicerie-cabaret devant laquelle les routes se croisent.

Notre fermier fut trouvé et payé, mais c’est bien l’homme le plus hospitalier et le plus tenace que je connaisse ; il voulait nous faire reposer et réchauffer, et malgré mes instances nous n’étions pas encore repartis une heure après notre arrivée. La conversation, qui roulait sur les Prussiens, l’amena à nous apprendre qu’on avait annoncé pour ce jour même un passage de troupes venant de Crépy. François se joignit alors à moi pour presser le départ, assurant que madame pourrait être inquiète si nous tardions davantage ; il attela lestement et nous prîmes congé.

Tu connais ce chemin rapide qui contourne l’église ? Nous le descendions an petit pas, par égard pour les vieilles jambes de Poney :

« Ils y sont déjà !… s’écria François en arrêtant court. Les gueux ! voyez-les !… »

En effet, cent cinquante à deux cents cavaliers étaient arrêtés sur la place, devant l’épicerie. Leurs grands manteaux leur donnaient un air imposant, peu de bruit du reste parmi eux. Le cabaretier, sa femme qui avait un poupon sur le bras gauche, et une vieille voisine, allaient de l’un à l’autre, versant du vin ou de l’eau-de-vie, je ne sais lequel.

« Comment passerons-nous ? » dis-je tout bas à François.

À ce même moment, voici ce que je vis :

La femme du cabaretier levait son broc d’étain pour verser dans le verre d’un soldat qui nous tournait le dos. Ce soldat saisit le broc et fit le geste de boire à même. La femme résista un instant, elle ne voulait pas lâcher l’anse qu’elle tenait, — quelque chose remua sous le manteau du cavalier, sa main droite s’étendit, — il y eut une détonation, et nous vîmes la malheureuse tomber comme une masse sur le sol sans lâcher son enfant.

Robert poussa un cri qui nous rappela à nous-mêmes ; le pauvre petit s’était levé, tout pâle de frayeur ; François le contint d’un geste énergique ; frémissant lui-même, il obligea le Poney à retourner et lui fit gravir au grand trot la pente que nous venions de descendre.

Nous prêtions l’oreille à ce qui se passait derrière nous, il semblait que ce meurtre allait en amener d’autres ; une angoisse mêlée de pitié, d’indignation et de terreur nous étouffait. Nous n’entendîmes rien. Au bout de la ruelle que nous suivions, nous trouvâmes les champs. François se mit à courir à côté de la voiture pour ménager le cheval dont il voulait forcer la vitesse une fois dans le chemin. Je n’ai jamais passé de moments plus affreux que ceux-là. La figure presque gracieuse de cette femme au moment où elle avait levé le broc et sa chute en arrière quand la balle l’avait atteinte étaient les seuls souvenirs qui restassent clairs dans ma pensée. J’essayais machinalement de calmer Robert qui sanglotait :

« Les méchants, les méchants !… » répétait-il.

François ne songeait qu’à nous remettre à maman.

Notre petite voiture dansait, ballottée d’une pierre dans un trou ou d’un fossé à un talus, le poney n’y comprenait rien.

Enfin François essoufflé murmura :

« Voici le chemin. »

Nous nous trouvâmes sur notre bienheureuse route et François put remonter. Dans ce court moment d’arrêt, je vis un nuage plus sombre encore passer sur son visage ; il me poussa le bras en me faisant signe de regarder en arrière : c’était l’escadron prussien qui sortait de Rully ; il nous suivait, il prenait la même route que nous !

La vraie peur me vint alors. C’était effrayant de voir marcher ces hommes en colonne serrée sur nous, contre nous, après ce que nous savions.

«Sauvons-nous, François, fouettez ! vite, vite !…

— Nous les ferions courir après nous, fit-il ; faut avoir l’air tranquille. »

Et il ne mit le cheval qu’à son petit trot. Oh ! que ce fut long ! Robert avait vu les Prussiens, et son exaltation me faisait peur. Heureusement qu’ils allaient seulement au pas ; nous gagnions sur eux, et peu à peu nous avons augmenté notre vitesse.

Maman ne savait rien, et nous avons manqué lui faire bien mal en la surprenant par nos sanglots et nos récits incohérents. Elle ne comprenait pas plus que nous un meurtre semblable dans de telles circonstances et a assuré que l’assassin ne pouvait être qu’un fou.

Ce matin elle est allée voir le cabaretier de Rully, elle rentre à l’instant. Le médecin était près de la malheureuse femme qui achevait d’expirer. Son mari veut partir et se faire franc-tireur. Il paraît qu’après ce fatal coup de pistolet, au moment même où nous prenions la fuite, le commandant prussien a placé le soldat coupable sous la garde de deux de ses camarades et a fait annoncer qu’il serait puni. Les habitants de Rully, terrifiés, ont laissé la colonne ennemie se reformer tranquillement et sortir du village.

On dit que quelques jeunes gens qui restaient encore sont maintenant décidés à rejoindre les mobiles de l’Oise ou bien l’armée du Nord.