Une famille pendant la guerre/XXXIX

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Madame de Thieulin à madame de Vineuil.
Château de Thieulin (Eure-et-Loir), 23 novembre.

Chère sœur,

Où allons-nous ? Qu’allons-nous devenir ? Qui sait si cette lettre te parviendra jamais ? Et pourtant j’ai besoin de t’écrire. Il me faut te raconter mes douloureuses impressions ; pour moi-même, il me faut réagir contre cet affreux sentiment d’isolement, d’éloignement, d’abandon dont je me sens oppressée depuis que l’ennemi est là ; car le fléau prussien nous atteint aussi, ma pauvre sœur, et même il semble vouloir frapper plus fort sur nous qu’il ne l’a fait dans vos cantons. Je veux écrire tout ce qui nous arrive. Tu sais, du reste, que je n’ai point l’âme si bien trempée que toi, mais peu m’importe ce qu’on pensera de mes faiblesses ! Je voudrais bien vous y voir, critiques, mes amis ! Que nous sortions seulement tous vivants de là, et je me résigne de grand cœur à ce que mes terreurs remettent en gaieté la famille des Platanes.

Nous savions que le 20, au soir, l’ennemi était entré à la Loupe. Mercredi, Adolphe, qui avait plusieurs affaires à régler, s’en alla à Brou, et, plutôt que de le voir s’y aventurer seul, je fis contre fortune bon cœur et l’y accompagnai. La première personne de connaissance que nous rencontrâmes fut le notaire, il nous apprit que l’on s’était battu l’avant-veille à Condé, que Nogent même était occupé par l’ennemi et que les avant-gardes prussiennes pouvaient paraître d’un instant à l’autre. Je supplie Adolphe de faire retourner la voiture ; avant que le cocher en ait eu le temps, une compagnie de nos mobiles arrive en pleine déroute, mais avec armes, bagages, charrettes, etc… Force nous fut de rester où nous étions et d’assister à ce triste défilé. Les visages des mobiles n’exprimaient guère que la fatigue et la préoccupation de marcher vite ; ceux des gens de la ville, un ébahissement colossal.

Au milieu de la foule nous apercevons M. B… Il fend la presse et nous rejoint : « Les Prussiens seront ici dans une heure, nous dit-il, voulez-vous m’emmener ? Donnez-moi seulement une minute pour prendre chez moi un peu d’argent. »

Nous suivons la queue des mobiles jusqu’à sa porte, il jette pêle-mêle quelques effets dans mon manteau sans prendre le temps d’en faire un paquet, et nous parlons au galop. Nous n’arrêtons qu’au pont de l’Ozanne, afin de donner des nouvelles au poste qui le gardait. C’étaient des mobilisés. Le capitaine, un ancien zouave, ne voulait pas croire que les troupes eussent ordre de se retirer ; il jura qu’il ne reculerait pas. Le lendemain matin, il était seul à son poste.

Nous arrivâmes ici sans encombre, et le soir les domestiques apprirent par des fuyards de Brou que les Prussiens n’y étaient pas encore entrés à huit heures.

On jetait à l’eau les munitions qu’on n’avait pu enlever faute de moyens de transport.

Le lendemain, notre route était couverte de mobiles fuyant du côté de Bonneval, exténués de fatigue et de faim. Nous avons commencé par porter jusqu’à la grille du parc un seau de cidre et un panier à deux anses rempli de morceaux de pain ; cela a été bien vite enlevé ; nous avons renouvelé le cidre, mais non le pain de peur d’en manquer nous-mêmes ; de sorte que, n’y pouvant plus rien, nous sommes tristement rentrés chez nous.

Il était quatre heures ; j’étais près de la fenêtre, tandis qu’Adolphe allait et venait dehors malgré le temps affreux, quand je vis arriver deux éclaireurs prussiens, habit bleu clair, pistolet au poing, regardant de tous côtés. M. B… voulut bien descendre avec moi ; nous trouvons devant nous, en arrivant sur le perron, un officier et vingt à vingt-quatre hommes. Il fallait faire bonne contenance. L’officier salua et nous demanda le nom du château, le nom du propriétaire et son titre ; tout cela par écrit. Je le lui griffonnai bien vite sur le premier morceau de papier venu. Pendant ce temps, il demandait s’il y avait des mobiles dans le château ou dans les bois. Adolphe, qui revenait du parc, fut alors accosté par lui et dut répondre à la même question sur les mobiles, appuyée de : « Donnez renseignements vrais ». Après nous avoir salués, l’officier se dirigea vers la basse-cour, mit pied à terre, visita les écuries et l’étable, et demanda du pain chez Pierre. Pierre ouvrit sa huche, et les soldats prirent les trois pains qu’elle contenait. Le pauvre homme réclama, disant que ses six enfants n’en auraient pas. L’officier lança un juron et en fit rendre deux ; mais dès qu’il eut les talons tournés, les hommes les reprirent ; puis tout le peloton s’en fut ; nous le vîmes longtemps de la fenêtre. C’étaient nos vainqueurs !

Une heure après, un officier et un autre peloton se présentèrent à la basse-cour, mais sans venir jusqu’ici. L’officier fit à Pierre les mêmes questions qu’avait faites le premier.

Nous avons passé une triste soirée. À l’horizon nous apercevions des feux sur plusieurs points et nous croyions voir autant d’incendies ; nous avons su depuis que, Dieu merci, ce n’étaient que des feux de bivouac.

Ce matin, dès sept heures, nous voyons déboucher du bois seize Prussiens avec un officier ; ils étaient venus à travers champs et étaient couverts de boue, grâce à la pluie torrentielle que nous avons depuis deux jours. L’officier a demandé à déjeuner dans la salle à manger, ses hommes en bas. On leur a fait rôtir des canards ; l’un d’eux en a pris un et l’a fourré tout entier dans sa poche ; puis ils ont demandé du vin, une bouteille par homme. Marie avait maladroitement laissé la porte de ma réserve ouverte ; ils ont pris toutes les bouteilles de sirop qui s’y trouvaient. Pendant ce temps, je causais avec l’officier : « Triste, triste guerre, disait-il ; je suis de Cassel ; j’ai une femme et quatre enfants. » Un de ses soldats, qui parlait très-bien français, disait à Adolphe : « Nous serons bientôt à Paris et tout cela sera fini. » Vous n’y êtes pas encore. « Bien près, nous y serons à Noël. »

Peu après, on a averti l’officier que ses hommes étaient partis, emportant une nouvelle provision de bouteilles. Il a couru pour les rejoindre. Cependant huit nouveaux cavaliers arrivaient. Il leur a fallu du pain, du sirop et du vin, une bouteille par homme. Je leur ai offert du cidre : « Non, non, ont-ils dit, médecin défend. Mauvais pour l’estomac. » Un jeune soldat tout seul a paru ensuite. Il est entré, a fureté partout et s’est contenté de sirop. Tout le pain de la maison avait été enlevé. Thomas, que j’avais envoyé en chercher à Frizay, n’en avait pas trouvé ; on en demanda à nos fermiers ; ils avaient été traités comme nous-mêmes. Personne n’en avait. Enfin la fille de basse-cour a découvert un reste du pain bis que l’on fait pour les poulets : nous avons pu déjeuner passablement. À midi, deux volontaires sont arrivés ; nous leur avons fait apporter au perron du lard et du vin, et nous essayerons, s’il nous en revient, de maintenir cette habitude. Ceux-là partis, deux hussards de Bismarck apparaissent. Ils ne parlaient pas du tout français, et Adolphe, comprenant qu’ils demandaient l’hôtel de ville, s’agitait fort de ne pouvoir les satisfaire : enfin nous avons découvert que c’était leur manière de dire : bouteille de vin. Ils sont partis dans la direction du vieux pont et ont demandé du pain à la fille de basse-cour.

Heureusement que le nombre des Allemands diminue sur la route. Cadet, le garde, dont tu sais que la maison domine la plaine, nous dit que ce sont surtout des voitures chargées de réquisitions qui défilent maintenant. Sacs de farine, d’avoine, de blé, menu bétail, couvertures pillées à Nogent et à Brou, voilà ce qui remplit les grands chariots que les Prussiens emmènent du côté de Montharville.

À quatre heures et demie pourtant, cinq soldats nous arrivent réclamant un capitaine que nous n’avons point vu. Ils sont furieux. Nous apprenons que c’était le corps du prince Frédéric-Charles qui passait hier ici de une heure à cinq heures. On évalue à 20,000 hommes la colonne qui a suivi notre route, infanterie, cavalerie, artillerie. On dit qu’un même nombre d’hommes a passé par la route de Nogent au Mans. Ils avaient ordre de faire diligence. Le duc de Mecklembourg est aujourd’hui à Nogent.

Voilà les conséquences de la reddition de Metz : une armée nouvelle se joint aux Bavarois pour accabler les nôtres. Je crois que je pense à André autant que toi-même peux le faire, ma pauvre sœur. En attendant l’avenir, le présent est triste. Les réquisitions vont grand train. Presque toutes les maisons qui peuvent être vues de la route-sont pillées. Nos pauvres Cadet, effrayés de passer la nuit dans leur petite maison, près de la grille, avaient demandé à coucher au château ; ce matin, ils ont trouvé tout nettoyé chez eux, suivant leur expression ; couvertures, provisions, vaisselle, meubles, tout était parti. Au moment où la femme Cadet me racontait cela en pleurant, le fermier du Gros-Chêne arrivait demander conseil sur ce qu’il pourrait faire : son troupeau de moutons, deux vaches, une voiture d’avoine, une autre de paille avaient été enlevés. À qui réclamer ? disait le pauvre homme. En passant devant la ferme du Ravin, il avait aperçu les uhlans dépeçant trois vaches dans la cour. Voilà où nous en sommes, nous attendant à pis, hélas !

24. — Toute la nuit, l’artillerie a roulé sur la route de Montharville ; ce matin, le défilé des voitures de réquisition recommence. L’eau-de-vie ou la farine s’échappe des tonneaux ou des sacs, et marque son passage sur la route ; les chevaux requis s’abattent, à bout de forces ; on les dételle et on les laisse mourir au bord du fossé.

Des hussards de Bismarck nous arrivent après trois pelotons de uhlans, qui n’ont pas paru contents de nos vivres. Nous essayons de satisfaire ceux-ci en leur donnant du vin cacheté, outre le pain et le lard. Ils repartent, mais aussitôt Louis accourt de l’écurie nous dire qu’ils emmènent les deux chevaux de voiture. Adolphe et M. B… se précipitent vers la basse-cour et voient, en effet, partir nos deux belles bêtes, plus un jeune et fort cheval du fermier. Pendant que ces messieurs étaient à la basse-cour, je descendais au perron, recevoir trois officiers qui arrivaient au galop. Mais ils se sont contentés de bien examiner le château et sont repartis après avoir salué.

Ce n’est pas vivre, je t’assure, et mon pauvre Adolphe est encore plus abattu que moi. C’est la ruine, et la ruine complète. Les fermiers ne se relèveront jamais de là ; encore Dieu sait si nous aurons la vie sauve !

La présence de M. B… est un soulagement ; on travaille à se donner du courage les uns pour les autres. Cette lettre, à laquelle je viens ajouter un mot de temps en temps, me fait aussi quelque bien. Pauvre lettre ! elle me semble le dernier lien avec la famille et le monde tels qu’ils étaient avant cet horrible cauchemar, tels qu’ils sont encore peut-être au delà de la muraille de fer qui nous enveloppe.

Même jour, soir. — Le malheureux Cadet était rentré chez lui aujourd’hui pour remettre un peu d’ordre dans les débris de son ménage. Il était là depuis un instant, quand cinq hussards sont entrés, ont fermé la porte qui peut être vue de la route, se sont jetés sur lui, l’ont étendu par terre, et trois d’entre eux le tenant couché sur le dos, les autres lui ont ôté les bottes qu’il avait aux pieds. Ils lui ont pris aussi sa veste et sont partis. Cadet était encore là tout consterné de son aventure, quand un officier entre et lui ordonne de tirer de l’eau pour son cheval. Or on avait volé ses seaux et jeté sa corde au fond du puits. Il voulut s’expliquer, l’officier répétait : « Ah ! vous nous refusez de l’eau ! » et levait son sabre. Je crois que l’émotion a été forte pour le pauvre homme, il se déclare malade.

À T…, on avait dévalisé l’institutrice ; mais le curé qui avait logé des officiers supérieurs a réclamé près d’eux, et on a rendu ce qui a pu se retrouver. Dans les autres maisons du village on a emporté jusqu’aux bouteilles vides ; mais le maire s’est très-bien montré et a évité de plus grands malheurs.

25. — M. B… vient de recevoir des nouvelles de sa maison. On lui a pris deux chevaux, trois voitures, toute sa cave et les objets qui, à l’intérieur de l’habitation, ont convenu aux vainqueurs. Pendant que les soldats forçaient les caves et les armoires, les officiers jouaient du piano dans le salon. Au point de vue de sa maison, il est fâcheux qu’il n’y soit pas resté. Un officier qu’il nous a fallu faire déjeuner ce matin nous disait :

« Beau château, très-beau, bien eu raison d’y rester ; pillons tout là où les maîtres ne sont pas. »

On prétend qu’une colonne prussienne a été attaquée au nord de Nogent par des francs-tireurs appuyés par des marins ; on lui a fait beaucoup de mal. Quatre chariots couverts ont été ramenés très-lentement à Nogent ; c’étaient des blessés. Nous avons envoyé Louis aux nouvelles jusqu’à Brou ; il y a ses enfants, ce qui lui fournira un prétexte s’il est arrêté…

Louis revient. Le fait est vrai, les Prussiens ont beaucoup souffert ; il y avait à Belesme, où a eu lieu l’engagement, un bataillon de mobiles avec les marins. En ce moment, les Prussiens sont huit ou dix mille à Belesme ; c’est trop pour nos pauvres troupes. Rien du côté d’Orléans. Je n’aurais jamais cru qu’on put tant souffrir sans avoir perdu son mari.