Une femme bien élevée/2

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Achille Faure, libraire-éditeur (p. 33-60).

II

En dépit du découragement que Félicien avait montré dans son entretien avec Cécile, il attachait au mariage des idées d’avenir trop sérieuses, et en même temps il était trop charmé de la jeunesse et de la beauté d’Adrienne, pour ne pas oublier ses tristes prévisions dans des entraînements de tendresse qui ravivaient son espoir. Son bonheur n’existait pas encore, mais il était décidé à le créer. Adrienne se tenait sur la réserve, avec des façons aimables. Elle attendait pour juger et peut-être pour aimer son mari de le voir sous l’influence de sa famille. Cependant le voyage de Nancy à Rouen, qui, avec une courte halte à Paris, dura trois jours, se fit joyeusement, et jamais les deux époux n’avaient passé de meilleurs moments ensemble. Cette bonne contenance à l’arrivée fut du plus heureux effet, et, comme à leur départ, chacun put les applaudir et les envier.

Les soins de leur installation chez eux amenèrent ensuite des préoccupations qui n’étaient pas sans agrément : il fallait parer la maison, ce temple de la famille. Le principal était fait déjà ; mais le confort se compose de tant de détails ! En ce genre, Adrienne savait rivaliser avec Félicien ; ils inventaient, à l’intention l’un de l’autre, mille petites délicatesses de bien-être qui ressemblaient à des raffinements d’affection.

Une autre obligation indispensable remplissait aussi leurs journées : c’étaient les visites officielles qui suivent la célébration du mariage. Dans une ville de province, ces visites embrassent non-seulement le cercle des parents, des amis, des connaissances, mais encore toutes les personnes qui se font une loi ou une habitude des réceptions, et particulièrement les autorités judiciaires, administratives, financières et militaires. Dans ces occasions, Adrienne déployait ses plus charmantes toilettes, et, habile à saisir la manière qui sied à chaque vêtement, elle les portait avec une grâce qui n’avait point eu de modèle et qui désespérait les imitations.

Partout aussi elle était soutenue par la confiance du succès, car rarement sa royauté lui était disputée. Quand elle passait, emportée dans son coupé ou sa calèche par deux chevaux fièrement dressés, dont les pieds battaient un rhythme sonore sur le pavé, c’était charmant de voir avec quelle sérénité d’orgueil elle regardait la rivale qu’elle rencontrait dans un train plus modeste. Elle ressemblait au triomphateur romain dominant du haut de son char le collègue moins heureux qui recevait à pied les honneurs de la simple ovation.

Ces joies de la vanité devenaient des amorces pour l’amour. Félicien trouvait Adrienne assez séduisante pour espérer qu’elle aurait en elle toutes les ressources des vraies femmes qui savent captiver l’homme tout entier. Peu à peu, cependant, cette animation des premiers jours s’apaisa ; on entra dans la régularité de la vie ; c’était le moment où les habitudes allaient prendre leurs formes et se modeler sur les obligations, les goûts, le caractère de chacun des deux époux, ou de celui qui dominerait l’autre.

On insinua d’abord à Félicien qu’il fallait aller tous les dimanches chez madame Milbert. Peut-être ne reçut-il point cette communication avec une satisfaction très-vive : un plaisir obligé a toujours peu de charme pour les esprits indépendants. Pourtant, il ne résista pas ; il était de ceux qui consentent à resserrer le champ de leur liberté, pourvu qu’ils y bâtissent une forteresse inexpugnable.

Au premier coup d’œil, les choses se passaient chez madame Milbert comme partout ailleurs dans les maisons de province bien tenues : de cinq à six heures, on arrivait ; à six heures, on se mettait à table ; après le dîner, les hommes fumaient, les femmes causaient entre elles. Quand les hommes revenaient au salon, on s’établissait autour des tables de jeu. On rentrait chez soi entre onze heures et minuit, après avoir pris le thé. Il y avait douze personnes au dîner, de vingt à trente à la soirée, et rien jamais ne faisait défaut ni dans la richesse, ni dans l’ordonnance du service.

Madame Milbert était une femme très-agréable. Elle avait dû être belle ; mais elle était parvenue à cet âge malheureux où les qualités morales et physiques des femmes commencent à tourner en défauts. Sa taille majestueuse était un peu lourde, ses épaules un peu larges, ses cheveux un peu ébouriffés, ses traits un peu masculins. Sa politesse empressée était un peu remuante ; sa voix avait des résonnances graves dont on eût aimé quelquefois à diminuer le volume. Au demeurant, madame Milbert, gaie, alerte, adroite, habile, n’avait qu’un défaut, et le plus grave reproche qu’on pût lui en faire était de l’avoir transmis à sa fille : elle s’attribuait une omnipotence universelle ; tout ce qui n’était point elle, pour elle, ou par elle était inutile ou dangereux.

La première fois que Félicien et sa femme parurent aux réunions de madame Milbert, ils firent événement et l’on ne s’occupa que d’eux : Comment leur voyage s’était-il passé ? le chemin de fer les avait-il fatigués ? avaient-ils pris beaucoup de voitures ? quelles villes avaient-ils visitées ? combien de temps y avaient-ils séjourné ? à quels hôtels logeaient-ils ? les prix étaient-ils les mêmes qu’à Paris ? etc. Les réponses ne faisaient point attendre les questions. Quand la curiosité fut épuisée, on récompensa la complaisance d’Adrienne, qui presque toujours avait porté la parole, en lui racontant la chronique locale : les mariages, les morts, les accidents, les procès, les bals et les sermons. La soirée fut très-animée, et Adrienne dit à son mari, au retour : — N’est-ce pas qu’on s’amuse bien chez ma mère ?

Les dimanches suivants, le cercle, n’étant point excité par un sujet exceptionnel, reprit ses habitudes d’esprit. Naturellement, Félicien y chercha un interlocuteur. Il fut surpris de la difficulté d’en trouver un avec qui l’entretien pût être spontané et sincère. Il y avait pourtant là des hommes appartenant aux diverses professions qui sont des garanties d’intelligence : des magistrats, des médecins, des avocats, des architectes, des employés supérieurs d’administration. Félicien allait des uns aux autres sans trouver à s’appareiller. Quelques conversations générales lui eussent permis d’apprécier facilement chacun d’eux ; mais il crut remarquer qu’on évitait cette manière inconséquente de lancer sa parole à l’oreille de tous. Au dîner, on s’adressait à son voisin ou à sa voisine. Au salon, l’entretien s’établissait par groupes, le plus souvent à voix basse, avec une certaine préoccupation de mystère. Félicien, en se mêlant à ces petites associations, éprouvait les scrupules d’une indiscrétion ; mais il se rassura quand il vit qu’on l’acceptait avec une tolérance qui n’avait rien d’hostile, si elle n’avait rien de flatteur.

Alors, il put faire de rapides observations. Ce petit monde, présidé par sa belle-mère, était tout nouveau pour lui. C’était un fragment du monde dévot, vaste univers qu’il n’avait point encore exploré. Chaque groupe avait sa physionomie propre, quoique tous fussent liés par un esprit de secte que trahissait la facilité avec laquelle un mot échappé d’un côté était saisi de l’autre et accueilli par ces muettes approbations qu’un signe furtif du visage suffit à transmettre. D’abord, c’étaient les prudents, qui ne s’entretenaient jamais, par timidité de caractère ou par scrupule intime, que de sujets spéciaux auxquels personne ne pouvait trouver à reprendre : découvertes d’antiquités, monuments à restaurer ou à reconstruire, programmes des sociétés savantes, etc. Les politiques étaient dans le secret des mutations opérées ou à opérer dans toute l’étendue des ressorts administratifs et judiciaires, depuis les plus humbles emplois jusqu’aux plus hautes magistratures ; ils savaient par quelles voies souterraines on provoque les avancements, on amène ou détourne les passe-droits ; il n’était point de nomination qui ne leur fournît une ample matière à commentaires, mais ils en tiraient surtout des conséquences excessives quand, pour se consoler d’une déception, ils pouvaient donner à quelqu’un des leurs le rôle intéressant de persécuté ! Ensuite venaient les jeunes (c’étaient aussi les ardents) : ils formaient la partie militante de la société de madame Milbert, comme celle des confréries dans lesquelles ils étaient enrégimentés. En effet, ils voulaient toujours militer pour et contre quelqu’un : pour les évêques contre les journaux, pour le pape contre l’Italie, pour saint Vincent de Paul contre le ministre, etc. Mais tous ces projets belliqueux en demeuraient généralement au plan de campagne, parce que des fils de famille, dont la première vertu filiale est le soin de leur propre conservation, ne vont point courir les aventures.

Il y avait encore les innocents, âmes débonnaires qui prenaient leur récréation du dimanche en conscience : ils se faisaient de petites niches ; ils se crevaient de rire ; ils se racontaient tout ce qu’ils avaient pu ramasser de puérilités pour ce jour-là. Ils possédaient à fond le répertoire d’esprit des séminaires et se plaisaient surtout à répéter les traits et les anecdotes où se trouvait quelque gros mot, bien propre et bien honnête, s’entend. Faute de plus, cela les faisait hommes. Aussi étaient-ils crânement satisfaits d’eux-mêmes et s’estimaient-ils de francs mauvais sujets.

À côté des esprits candides, il y avait les obtus, qui se faisaient remarquer autant par leur violence que par leur ignorance. C’étaient, pour la plupart, des vieillards abandonnés par leur profession, et qui avaient pris leur retraite dans le marguillat. Absolument étrangers à toute idée de critique et de philosophie, de science et d’art, jamais la lueur d’un doute n’avait pénétré dans leur épaisse intelligence. Ils en étaient encore à courir avec Josué après le soleil. Mais eux seuls peut-être avaient des convictions fortes et inébranlables. C’étaient les sapeurs du parti : marchant de l’avant dans la discussion, et lapidant d’invectives tout ce qui leur était contraire, ces vétérans sans doute n’étaient pas très-dangereux, mais ils étaient parfaitement insupportables.

Les profonds, pour ne pas dire les dissimulés, étaient là aussi, pas à l’état de groupe cependant, seulement quelques individus d’élite et d’exception. La moindre de leur perfidie, c’était souvent, hors de leur cénacle, de jouer le rôle d’esprits forts. Mais comme ils serraient prestement le lacet sur les sincérités étourdies qui se laissaient prendre à leur appât ! Comme ils redevenaient à volonté les représentants de la foi et de la morale, victorieux de la vile multitude des indévots ! Au reste, se fussent-ils donné avec la pratique toutes les licences dont ils se vantaient quelquefois, l’absolution ne leur eût été refusée par personne. N’était-ce pas eux qui amenaient les adhésions productives qui, dans le monde religieux, comme ailleurs, sont les plus utiles et les plus estimées.

Affairé de sa propre importance, tout ce monde restait très-indifférent pour Félicien, et celui-ci, ne se sentant avec eux aucun rapport d’idées ou de sentiments, buvait l’ennui à en être écœuré. Le peu d’essais qu’il avait faits pour prendre une place quelconque dans le cercle de madame Milbert avaient tous mal tourné, et il avait même suscité ces petites émotions de scandale qui sont des tempêtes de salon. Un jour entre autres, il avait découvert qu’un des prudents avait, comme lui, une prédilection pour les sciences naturelles, et ils s’étaient trouvés entraînés à causer ensemble d’un livre sur les générations spontanées, œuvre d’un Rouennais, et qui faisait grand bruit dans le monde savant. Un des obtus, qui, depuis une demi-heure, écoutait la conversation sans pouvoir y mordre, s’était enfin avisé qu’il s’agissait de recherches sur la formation des êtres.

— Quel est le savant assez absurde, s’était-il écrié, pour s’occuper de pareilles questions ? Si je le connaissais, je le renverrais à un de mes fermiers, brave homme qui n’a pas d’éducation, mais, ce qui vaut mieux, des principes religieux et de l’esprit naturel. Savez-vous ce qu’il réplique aux athées, quand il en rencontre : Qu’est-ce qui a fait la poule, monsieur ? leur dit-il. C’est l’œuf. Et qu’est-ce qui a fait l’œuf ? C’est la poule. Et après, c’est à recommencer ; vous ne pouvez pas sortir de là ! Vous voyez bien que c’est le bon Dieu qui a fait l’œuf ou la poule, n’importe lequel il lui a plu de créer avant l’autre.

Félicien fit un signe d’assentiment et ne répondit point ; mais un des profonds, qui vit bien qu’il esquivait la discussion, ne voulut point qu’il en fût quitte à si bon compte.

— Me permettez-vous, dit-il en le regardant avec une raillerie contenue, d’ajouter un petit conseil aux observations que monsieur vous faisait tout à l’heure ? C’est, lorsqu’on n’est pas le partisan de tels livres, et je suis persuadé que c’est votre cas, de ne point les discuter. Le plus sûr moyen, croyez-moi, d’en arrêter le scandale et de punir leurs auteurs, c’est de les laisser tomber dans l’oubli.

Félicien répliqua vivement que de tels livres avaient leur raison d’être, quelle que fût d’ailleurs la valeur des découvertes qu’ils signalaient ; que la science était indépendante dans son domaine ; que ni la philosophie ni la religion elle-même n’avaient le droit de lui imposer des limites, et qu’il était du devoir du vrai savant d’immoler ses croyances les plus chères à la recherche de la vérité :

— Autant dire alors, monsieur, que nous autres médecins (c’était la profession du profond), nous pouvons prendre pour sujets de nos expériences, quand nos animaux domestiques ne nous suffisent pas, notre femme, nos enfants, notre mère…

Satisfait du mouvement d’horreur qu’il avait éveillé et dont quelque chose rejaillissait sur Félicien, le profond s’arrêta sur cette comparaison venimeuse. Mais son interlocuteur releva le gant, la discussion devint aussi emportée que blessante, et les dames commencèrent à s’effrayer. Madame Milbert était empourprée de honte, de voir que son gendre se montrait si ostensiblement irréligieux. Adrienne adressait à son mari de grands yeux humides et suppliants. L’émoi devint si général que les deux interlocuteurs, reconnaissant le désordre qu’ils causaient, se turent d’un commun accord, mais non sans échanger un regard où ils se disaient suffisamment que désormais ils étaient édifiés sur le compte l’un ce l’autre.

— Pourquoi ne jouez-vous pas, quand vous êtes chez ma mère ? dit Adrienne à son mari lorsqu’ils furent seuls.

— Je n’ai jamais touché une carte de ma vie, répondit-il.

Quelque temps après, elle lui disait encore de sa voix la plus douce :

— Vraiment, mon cher ami, vous êtes à nos soirées d’un désœuvrement qui me fait peine. Mais j’en sais bien la cause : ce sont des hommes très-sérieux que reçoit ma mère, et vous, vous l’êtes beaucoup moins que vous ne le croyez. Pour vous distraire, il faut vous rapprocher de nous autres femmes.

Félicien sourit.

— Je veux bien, dit-il, ce sera me rapprocher de toi.

Le dimanche suivant, il se plaça derrière Adrienne, qui, avec toutes les dames et deux ou trois jeunes gens, était assise autour de la table où l’on préparait les petits jeux. En attendant, on causait. Après le caquetage des nouvelles du jour, on discuta le prône du matin, et Félicien remarqua que ces dames n’épargnaient point les critiques à leurs pasteurs, quand ceux-ci attaquaient quelques-unes des licences qui leur étaient chères, comme celles d’aller au bal et de s’y montrer dans une demi-nudité, ou lorsqu’ils les rappelaient aux devoirs de probité, de justice, de générosité qui devaient marquer leurs rapports avec leurs subordonnés.

À ce propos, une grande femme brune, d’une ossature masculine, et pourvue d’épais sourcils et d’un large menton, expliqua qu’elle avait bien des contrariétés avec sa femme de chambre.

— Croiriez-vous, disait-elle, que Julie ne veut pas absolument aller à confesse aux Pères, quoi que j’aie pu lui dire à ce sujet ? Elle prétend qu’ils font trop de questions, et elle persiste à aller à un prêtre de paroisse. Vous savez cependant, mesdames, combien les Pères nous viennent en aide pour concilier l’exercice des devoirs religieux avec les exigences d’une maison ! comme ils entrent dans toutes nos difficultés ! Quand il n’y aurait que cette facilité, lorsque le père auquel on s’adresse est absent, de pouvoir se faire entendre d’un autre sans scrupule, — car c’est toujours le même esprit et la même direction, — que de temps épargné ! Eh bien, cela ne lui convient point encore, à Julie. Vous ne devineriez jamais l’observation qu’elle m’a faite là-dessus !

— Dites-nous-la ! s’écrièrent plusieurs voix.

— Oh ! c’est une grossièreté.

Et d’un ton plus bas, et s’approchant plus près du cercle de fronts penchés vers elle, la narratrice ajouta : Elle dit qu’une pénitente qui a plusieurs confesseurs est comme une femme qui a plusieurs hommes.

— Tiens ! s’écria vivement Félicien, il y a de la délicatesse dans cette grossièreté-là.

Une expression de mépris furieux fut toute la réponse de la dame. Adrienne poussa le pied de son mari pour lui recommander le silence.

Ce petit manège avait été aperçu, et une vieille femme qui portait de longues boucles grises, autour d’un visage aminci et distingué, voulut, par amour pour la concorde, transporter la conversation sur un autre terrain, sans se douter qu’ils étaient tous pour Félicien également glissants. Celle-ci était une excellente créature ; avec moins d’excès de bonté, elle eût été intelligente ; mais les illusions de son cœur avaient toujours nui à la clairvoyance de son esprit.

— Que pensez-vous, monsieur, de la lettre si touchante que monseigneur l’archevêque a adressée aux desservants du diocèse pour leur recommander de faire de nombreuses quêtes en faveur des pauvres ?

— Je ne l’ai pas lue ; elle n’était pas dans le journal de ce matin.

— On l’a lue au prône, dit la dame au long menton, s’empressant d’intervenir.

— Je n’y étais pas !

— Ah ! vous avez été à une messe basse ?

— Non, madame.

— Alors vous n’allez pas à la messe ? dit-elle en accentuant ses paroles si énergiquement que, sans hausser la voix, elle fut entendue de toutes les parties du salon.

En voyant son mari encore une fois un objet de scandale pour tous les amis de sa mère, Adrienne sentit une nouvelle rougeur lui brûler les oreilles, et quand elle s’en revint après la soirée avec Félicien, elle ne put s’empêcher de lui dire :

— Mon cher ami, je ne vous tourmente jamais pour l’accomplissement de vos devoirs religieux, parce que ce n’est pas dans mon caractère de faire du prosélytisme : je trouve que chacun a dans sa conscience propre une charge assez lourde ; mais, quand ce ne serait que par respect humain, vous devriez aller à la messe.

— Tu veux que j’aille à la messe par respect humain ? Mais j’ai été élevé dans un temps où le respect humain me défendait d’y aller.

— C’était un temps d’erreur ; le bon exemple général aurait dû vous faire changer de conduite.

— Je suis sincère : si j’allais à la messe par conviction, je ne m’en cacherais pas ; mais je ne vois pas la nécessité de le faire pour complaire à mon voisin.

— Pour lui complaire, non ; mais pour l’édifier ?

Félicien laissa tomber la discussion ; il abandonnait volontiers la réplique, autant par indifférence que pour laisser à Adrienne le plaisir si cher aux femmes d’avoir le dernier mot.

Il paraît cependant que l’on avait résolu de tenter quelque chose pour attirer le pécheur ; car, obéissant à une consigne secrète, les dames évitèrent désormais de traiter aucune question religieuse en présence de Félicien. Et même les plus tolérantes ou celles qui faisaient profession d’avoir des idées larges mirent, pour l’intéresser, l’entretien sur la littérature. Les jeunes gens leur prêtèrent une aide chevaleresque. Hélas ! ce fut encore une épreuve pour l’infortuné mari d’Adrienne. Il trouva dans ses nouveaux interlocuteurs une ineptie plus difficile à supporter que la mauvaise foi et le scepticisme ; pour eux et pour elles, puisque les dames donnaient le mot, l’art n’avait plus de fascination, l’éloquence d’entraînement, la fantaisie de séduction, l’esprit de privilége. Une question de morale, posée à contre-sens, dominait tout. Le code littéraire était l’examen de conscience et le catéchisme. La passion devait être bannie de la poésie et du roman, et le convenable y régner comme dans une société mondaine et dévote. Pourquoi admettrait-on dans un livre ce qu’on ne tolère pas dans un salon, ce qui serait répréhensible au confessionnal ?

C’était, comme on sait, la manière de juger d’Adrienne ; ajoutez que la confusion perpétuelle que faisaient ces lecteurs naïfs, entre l’auteur et ses personnages, aggravait encore pour eux l’énormité du scandale. Enfin, le fond de leur pensée, c’est qu’on ne devait pas commettre d’œuvre de littérature que ne pût lire une demoiselle.

Félicien avait vu quelquefois des opinions à peu près aussi sensées émises par des critiques prétendus sérieux ; mais jamais ses nerfs n’en avaient été irrités comme en cette circonstance. Autre chose, en effet, est d’avoir à supporter la contradiction d’un écrivain, transmise par une feuille imprimée, que l’on peut rejeter loin de soi lorsque sa lecture vous importune et vous fatigue, ou de soutenir l’assaut d’une demi-douzaine de petites voix montées au suraigu, éraillées par la colère et qui vous lancent l’anathème avec l’autorité inflexible de la stupidité et de l’entêtement.

Félicien ne trouvait encore là de meilleur parti à prendre, pour défendre son opinion, que de se renfermer dans la dignité du silence. Un jeune avocat, qui le voyait, à la suite d’une des sorties de ces dames, effectuer cette calme retraite, vint lui dire en manière de consolation et avec un air de mystère qui annonçait la confidence d’une vérité hardie : « Je crois que c’est pousser un peu trop loin le scrupule que d’exiger que la peinture des passions soit totalement bannie des œuvres d’imagination. Mais pourquoi ne ferait-on pas toutes les héroïnes vertueuses ? C’est là ce que je voudrais : que le dénoûment les montrât toujours triomphantes des tentations auxquelles elles ont été exposées. Il me semble que l’intérêt des livres n’y perdrait rien, et ce serait d’un bon effet pour les lectrices. »

Ce compromis parut si merveilleux à Félicien qu’il prit l’engagement avec lui-même de n’en point entendre davantage. Aussi, quelque adresse qu’on y mît, ne put-on désormais l’entraîner dans les prétendues discussions littéraires.

Se tenant à l’écart de tout entretien, il passait ses soirées du dimanche en longues méditations silencieuses. Pourtant quelques rares habitués du cercle de madame Milbert provoquaient son intérêt et attiraient sa sympathie ; mais c’était sous la forme d’une pitié mélancolique qui ne l’invitait point à sortir de sa taciturnité.

Il voyait là, par exemple, deux ou trois jeunes femmes d’un naturel doux et charmant ; mais leur jeunesse était éteinte sous la compression d’un ascétisme qui était encore moins dans leurs mœurs que dans leur pensée. Il fallait les plaindre, sans songer à les aimer : l’amitié la plus désintéressée les aurait effarouchées.

Parmi les hommes, une affection enthousiaste s’était attachée à Félicien, c’était celle du mari de la femme au long menton, M. Forbin. Ce pauvre homme était l’exemple le plus frappant du crétinisme auquel la province réduit les gens d’imagination. Il avait été poëte dans sa jeunesse, et même avec quelque succès. À vingt-cinq ans, il avait épousé, avec sa femme, une maison de commerce dont il lui avait fallu prendre la direction. Il avait alors sacrifié la muse sans hésitation, mais non sans regrets. On lui avait fait d’ailleurs tant de honte de sa manie poétique que, non-seulement il n’eût plus osé s’y livrer, mais qu’il en était demeuré dans un état de confusion qui n’avait pas peu contribué à donner à sa femme un empire absolu dans leur ménage. Auprès de Félicien, il sentait se réveiller la lyre si longtemps muette qui avait vibré autrefois dans son cerveau. Malheureusement toutes les idées poétiques qu’il exprimait étaient vieillies, flétries, diminuées, racornies comme la candeur d’une vierge qui a atteint ses quarante-cinq printemps.

Outre le peu d’agrément qu’il trouvait dans la conversation de ce pauvre homme, Félicien craignait de lui attirer des algarades ; car, lorsque madame Forbin s’apercevait qu’ils étaient ensemble, elle ne cessait de poursuivre son mari d’un regard irrité. Dès qu’elle en trouvait l’occasion, elle s’empressait de les interrompre en s’écriant : — Charles, va donc faire le whist : il manque un quatrième.

La poésie, envers laquelle madame Forbin, se montrait si rigoureuse, avait encore chez elle un autre représentant : c’était un neveu de son mari, employé dans leur maison de commerce. La découverte que l’on avait faite de ce vice de famille eût peut-être amené l’éloignement du jeune homme, si sa vie régulière et dévote ne l’eût protégé contre le mécontentement de sa tante. Il était pieux, d’une piété ardente, où il portait tout le feu de ses vingt ans. Mais quelques symptômes annonçaient que d’autres passions moins saintes bouillonnaient aussi dans le puissant amalgame de cette âme brûlante. Plus d’une fois, Félicien avait observé avec curiosité et intérêt cette physionomie parlante et mobile, dont le vif regard s’attachait sur lui quand il exprimait certaines pensées qui dépassaient la région monotone où s’ébattaient les hôtes de madame Milbert. Souvent aussi il l’avait vu, comme enivré d’admiration, s’abîmer dans la contemplation des charmes d’Adrienne ; puis tout à coup, réveillé en sursaut de son extase, tressaillir et détourner la tête en secouant sa longue chevelure noire avec un mouvement d’archange qui reprend son vol. Au reste, ces tressaillements étaient devenus si habituels au jeune homme qu’ils constituaient une espèce de tic. Félicien y avait reconnu l’indice d’une répression intérieure plus violente, mais non moins absolue, que celle qui tenait dans l’inanité les douces jeunes femmes objets de sa compassion.

Ainsi Félicien ne rencontrait chez madame Milbert que des êtres hostiles ou dont la sympathie incertaine et mêlée d’appréhension ne pouvait être que stérile. Cette circonstance, en apparence insignifiante, eut une influence considérable sur la destinée des deux époux.

Tous, tant que nous sommes, nous supportons encore avec résignation le poids du jour et de la chaleur, pourvu que nous soyons assurés d’un moment de renouvellement de nos forces, dû au repos ou à la distraction. Chez les uns, l’activité du courage et l’effort de la patience pourront durer des heures ; chez les autres, des journées, des semaines, des mois même ; mais il faudra que, tôt ou tard, la rigide vertu du travail abdique pendant quelque temps dans la mollesse du far niente ou dans l’étourdissement du plaisir. La pauvre machine humaine ne peut se passer de relâche. Ceux qui volontairement ou par contrainte ne font point cette concession à leur faiblesse marchent inévitablement à une catastrophe. Un jour viendra où ils feront une halte forcée dans la maladie, le vice, le crime, la folie, le désespoir, ou, tout au moins, tomberont-ils dans une dureté de cœur qui les séparera du reste de leurs semblables.

Avec son goût pour les sciences et la littérature, et les soins que réclamait l’administration de sa fortune, — l’intendant étant un luxe très-rare actuellement, — Félicien avait une somme suffisante d’études et d’affaires pour occuper les six jours de la semaine. Mais le dimanche, le vol des lourdes rêveries s’abattait sur son front : ces moments d’affaissement et d’ennui, il les avait connus déjà. Ils s’étaient rencontrés plus d’une fois dans sa vie de célibataire, quand une déception, une colère, un dégoût l’avait tenu enfermé chez lui à l’heure où les théâtres s’illuminent, où les concerts épanouissent leurs harmonies dans les airs, où les restaurants renvoient leurs hôtes tout empourprés des béatitudes de la digestion, où, dans la foule qui s’agite sur les promenades, s’échappent des frémissements de joie et des murmures amoureux. Il avait encore reçu leur visite maussade dans quelque vilaine et triste petite ville, en un hôtel désert, en pays étranger. Mais le remède avait toujours été prompt et facile ; le mal n’avait eu que de courts accès. Le lendemain ou seulement quelques heures plus tard, il s’en était allé cherchant la consolation au hasard des aventures. Bien souvent, sans doute, il n’avait fait que d’insipides rencontres ; mais s’il avait eu un moment de curiosité, c’était assez pour dissiper les sombres vapeurs. Sa nature, d’ailleurs, éminemment sympathique et indulgente, — ce qui fermait son âme, c’était la froideur du convenu et l’absence de sincérité, — le rendait propre à découvrir le trésor d’un sentiment vrai où d’autres n’eussent trouvé que le fumier de l’abjection.

Félicien se souvenait aussi maintenant d’avoir recueilli quelquefois sur des lèvres impures un de ces cris profonds de l’âme qui se répercutent dans l’infini du sentiment et de la pensée, comme si l’être qui est tout à tous était appelé à percevoir des révélations plus douloureuses, mais plus étendues que celles du reste des mortels, même quand cette communication s’accomplit dans un ministère honteux et dégradant.

En y songeant, il se demandait avec découragement, même avec épouvante, pourquoi ces femmes vertueuses et pures, au milieu desquelles il était appelé à vivre, auxquelles il avait voué ses affections et accordé toute son estime, lui limitaient le monde moral, où elles auraient pu lui ouvrir de nouveaux horizons, plus que des créatures malheureuses et perverses qui n’avaient pu obtenir que sa compassion, quand il s’était défendu de leur donner son mépris ? Pourquoi encore ces devoirs délicats dont il avait résolu d’occuper sa vie, laissaient-ils son cœur plus aride et son âme plus tourmentée que la longue lutte qu’il avait soutenue avec ses fantaisies et ses passions de jeunesse ?

Alors il entrait en révolte contre lui-même : pourquoi ne reprenait-il pas sa liberté, qu’il lui était si facile de recouvrer ? Que fallait-il ? Rien que rompre avec les hôtes de madame Milbert, sortir, s’échapper. Les prétextes abondent aux hommes pour secouer les entraves du ménage. Mais, s’il franchissait ce pas, c’en était fait du bonheur sérieux et paisible qu’il s’était promis en se mariant. Peut-être était-ce se préparer un avenir plein de troubles et de combats ; car il sentait bien que les rapides distractions de la jeunesse ne lui suffiraient plus. Son cœur s’était mûri avec les années : il lui fallait un attachement profond.

Quand il en était arrivé là de ses réflexions, il n’était pas rare que l’image de Cécile s’offrît à son esprit. Il la voyait rêveuse, aspirante, isolée, ne pouvant se passer d’amour et pourtant prête à le repousser s’il se présentait. « Pauvre âme en peine comme moi ! » disait-il. C’était sa sœur plutôt que celle d’Adrienne.