Une femme est un diable

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Yo haré que el estudio olvides,
Suspendido en una rara
Beldad
CALDERON
El Mágico prodigioso



PROLOGUE[modifier]

MESDAMES ET MESSIEURS

L’auteur de la comédie que vous allez juger a pris la liberté de sortir de la route battue. Il a mis en scène, pour la première fois, certains personnages que nos nourrices et nos bonnes nous apprennent à révérer. Bien des gens pourront être scandalisés de cette audace, qu’ils appelleront sacrilège ; mais traduire sur le théâtre les ministres cruels d’un Dieu de clémence, ce n’est pas attaquer notre sainte religion. Les fautes de ses interprètes ne peuvent pas plus altérer son éclat, qu’une goutte d’encre le cristal du Guadalquivir

Les Espagnols émancipés ont appris à distinguer la vraie dévotion de l’hypocrisie. C’est eux que l’auteur prend pour juges, sûr qu’ils ne verront qu’une plaisenterie là où le bon Torquemada aurait vu la matière d’un auto-da-fé, avec force san-benitos.

PERSONNAGES DE LA COMÉDIE[modifier]

Fray Antonio,
Fray Rafael,
Fray Domingo,
inquisiteurs
Mariquita.
Familiers de l’inquisition

La scène est à Grenade pendant la guerre de la Succession

SCENE PREMIÈRE[modifier]

Une salle de l’inquisition à Grenade. A droite, trois sièges (celui du milieu plus élevé) sur une estrade tendue de noir. Dans le fond, on aperçoit très confusément quelques instruments de torture. Au bas de l’estrade est une table avec une chaise pour le greffier. Le Théâtre n’est éclairé que faiblement. Rafael, Domingo, en grand costume d’inquisiteurs.


RAFAEL - Seigneur Domingo, je vous le répète, c’est une injustice criante. Il y a dix-sept ans que je suis inquisiteur à Grenade. J’ai fait condamner vingt hérétiques par an, et c’est ainsi que monseigneur le grand-inquisiteur reconnaît mes services ! Me donner pour supérieur un jeune homme imberbe !

DOMINGO - Voilà qui est affreux, et pour ma part j’en aurais autant à vous dire. Savez-vous ce que cela prouve ? c’est que monseigneur le grand-inquisiteur n’est qu’un sot.

RAFAEL - Nous le savions ; mais pour injuste et pour fanatique, je ne le connaissais pas encore.

DOMINGO - Enfin, qu’a-t-il de si grave à nous reprocher ?

RAFAEL - Quant à moi, je sais ce qui m’a fait du tort dans son esprit. Une misère ! L’histoire de cette juive que j ’ai convertie, et qui s’est avisée tout d’un coup de devenir mère, a fait du bruit dans le monde. Mais, après tout, y a-t-il là dedans quelque chose de si extraordinaire ?

DOMINGO - De plus, il nous accuse, m’a-t-on dit, de n’être pas chrétiens.

RAFAEL - Est-il donc si nécessaire d’être chrétien pour être inquisiteur ?

DOMINGO - Malgré votre conversion et ses suites, je suis encore plus mal noté que vous sur ses tablettes.

RAFAEL - Vous y figurez donc comme athée ?

DOMINGO - Non, plût au ciel ! mais mon coquin de frère servant, qui fait ma chambre, lui a porté une cuisse de poulet qui s’y trouvait… je ne sais comment, et dans le carême, s’il vous plaît !

RAFAEL - Par le corps du Christ ! voilà une fâcheuse affaire !

DOMINGO - Ce qu’il y a de pis, c’est que ce nouvel inquisiteur qu’il nous a envoyé pour présider ce tribunal est un démon qui doit nous espionner. Ajoutez à cela que le drôle est de bonne foi.

RAFAEL - Bon ! pouvez-vous le croire ?

DOMINGO - Ou je me trompe fort, ou c’est un véritable Loyola. On dit qu’il en est à ne pouvoir distinguer une femme d’un homme ; oh ! c’est un saint.

RAFAEL - Hélas !

DOMINGO - Hélas !

RAFAEL - Sacrebleu ! est-ce ainsi que l’on paye nos services ! Je suis aujourd’hui d’une humeur affreuse ; je voudrais être Turc ! — Malheur à ceux que nous allons juger ! il me faut quelqu’un pour passer ma mauvaise humeur. Au feu ! au feu ! et puis au feu ! voilà mon dernier mot.

DOMINGO - Amen ! c’est aujourd’hui samedi, et c’est mon usage de condamner ce jour-là ; le lundi j’absous. De cette façon, s’il y a des quiproquos, si les innocents tombent le mauvais jour, la faute en est au bon Dieu. — Mais, à propos, dites-moi, qu’est devenue votre juive ?

RAFAEL - Elle est à la Maternité, la petite sotte.

DOMINGO - Sotte en effet (A part) et plus sot qui l’y envoya.

RAFAEL - Que grommelez-vous entre vos dents ?

DOMINGO - Moi, je pestais après cet imbécile de grand-inquisiteur.

RAFAEL - Que le diable l’emporte !

DOMINGO - Chut ! Il y a un écho ici. — Au large ! voici notre saint.


(Ils se séparent et se mettent à lire leur bréviaire, chacun d’un côté de la scène. — Entre Antonio en grand costume).


ANTONIO - Mes très révérends pères, nous allons aujourd’hui nous occuper d’une affaire bien importante, et pour laquelle je vois que vous vous préparez. Nous allons procéder contre une sorcière, une femme qui a fait un pacte avec le diable, mes pères ! L’esprit de ténèbres a, dit-on, donné à cette malheureuse un pouvoir surnaturel. Mais rassurons-nous, la croix que nous portons serait une défense contre les griffes du malin, s’il pouvait pénétrer dans les murs bénits du Saint-Office.

DOMINGO - Satan perdrait son temps ici.

ANTONIO - Hélas ! mes pères, ne dites pas cela. La chair est faible, le vase est fragile. Pour moi, malheureux pécheur, ma seule force, c’est la connaissance de ma faiblesse. Vous, une longue vie passée dans la sainteté vous a rendus invulnérables aux tentations ; — mais moi, je suis jeune d’années et jeune d’œuvres pies. Ah ! que j’ai besoin de vos sages conseils pour me diriger au milieu des écueils de cette vie !

RAFAEL - Nous avons tous besoin de conseils.

DOMINGO - Avertis l’un par l’autre nous résisterons mieux aux attaques du démon.

ANTONIO - « Seigneur, ne m’exposez pas aux tentations ! » Voilà ma prière à tous les instants du jour. Il est si facile de succomber ! Quelque vigilance que l’âme mette à se garder, l’ennemi des hommes est un serpent subtil, la plus petite brèche lui suffit, et une seule goutte de son venin peut grangrener une âme à jamais. Sans doute, j’aurais déjà succombé sans l’intercession de mon bienheureux patron, monseigneur saint Antoine.

RAFAEL, à part. — Il a quelque chose sur la conscience. Cela doit être curieux. (Haut). A quelle tentation si puissante Dieu a-t-il permis que vous fussiez exposé ?

ANTONIO - Il nous reste encore du temps avant la séance, et, pour nous préparer à la tâche que nous devons remplir, un aveu sincère de nos fautes nous est utile. — Écoutez-moi donc, mes pères. — J’avais toujours pensé que la femme est l’instrument de damnation le plus sûr dont le malin se puisse servir. Vous partagez mon opinion, mes pères ? La rencontre d’une femme est plus dangereuse que celle d’un aspic…

DOMINGO, avec une surprise affectée. — Comment ! une femme serait-elle ?…

ANTONIO - Dès ma plus tendre enfance je fus élevé dans un couvent, jamais je n’en étais sorti ; je ne connaissais, il y a six mois, d’autre femme que ma mère, et plût au ciel que je n’en eusse jamais vu d’autres !

RAFAEL, de même. — Sainte Vierge ! vous me faites frémir !

ANTONIO - Satan me frappa d’une maladie aiguë, qui mit mes jours en danger… Je demandais à Dieu de mourir dans l’innocence… mais il ne daigna pas exaucer ma prière. — Je revins à la vie. — Les médecins, pour achever mon rétablissement, m’ordonnèrent d’aller respirer un air plus pur dans une petite maison de campagne appartenant à notre couvent. Enhardi par la solitude du lieu, j’osai sortir des murs, et sortir seul… J’avais essayé mes forces dans la campagne, et je rentrais dans notre maison, quand tout à coup… mes yeux rencontrent devant notre porte un être, qu’à ses vêtements, je crois être une femme. Son apparition subite me jeta dans un trouble tel que je n’eus pas même la présence d’esprit de fermer les yeux ; égaré, hors de moi, je restais devant elle, et son image s’enfonçait toujours plus profondément dans mon cœur. En vain je voulus fuir, mes pieds se fixaient à la terre. Semblable à un homme tourmenté du cauchemar, je voyais le danger, mais j’étais sans force, sans voix : j’étais comme le colibri fasciné par l’alligator. Mon sang bouillonnait… j’étais effrayé… je tremblais… et pourtant, si une telle comparaison n’est pas un sacrilège,… j’éprouvais cette espèce d’extase délicieuse que j’ai sentie quelquefois en priant devant notre sainte Madone. Encore quelques moments, et je serais mort à cette place… Mon âme… je la sentais près de m’abandonner… je serais mort… et mort dans le péché, si cette créature n’eût fait un pas vers moi. Ce mouvement subit rompit le charme en redoublant ma frayeur… Je pus m’écrier : Jésus ! Ce saint nom me délia : je courus de toutes mes forces sans regarder derrière moi, jusqu’à ce que, me jetant dans les bras de mon confesseur, je soulageai mon âme oppressée.

RAFAEL - avec un grand soupir. — Je m’attendais à pis.

ANTONIO - Satan n’abandonna pas sa victime. J’avais fui, mais j’avais emporté le dard empoisonné. Hélas !… il faut l’avouer… il est encore dans mon sein. Jeûnes, prières, mortifications, rien n’a pu encore arracher de ma pensée l’image de cette femme. Elle me poursuit dans mes rêves ; je la vois partout… ses grands yeux noirs… qui ressemblent aux yeux d’un jeune chat… doux et méchants à la fois… je les vois… toujours… encore maintenant je les vois. (Il cache sa tête dans ses mains). Le dirai-je ? souvent, au milieu de mes lectures pieuses, mon esprit n’est plus aux paroles sublimes de l’Évangile ; mes yeux, ma bouche, ne lisent plus que des mots vides de sens ; — mon âme est tout entière à cette femme. — Sûrement Satan prit cette figure pour tenter mon bienheureux patron. Grand saint Antoine, donnez-moi votre courage !

RAFAEL et DOMINGO - Le Seigneur vous soit en aide !

ANTONIO - Amen ! — Pourquoi faut-il qu’un malheureux pécheur soit condamné à juger les autres, quand il ne sait pas lui-même si le jugement dernier ne l’enverra pas dans les flammes des prévaricateurs ? (Longue pause). Remplissons cependant notre tâche, quelque pénible qu’elle soit, et souvenons-nous que c’est le sort de l’homme de passer sa vie dans les tribulations. (Il monte sur l’estrade et se place entre Rafael et Domingo). Greffier, appelez la cause, et faites paraître l’accusée.

RAFAEL - Quoi ! vous fermez les yeux ?

ANTONIO - Plût au ciel que je fusse aveugle ! une femme va paraître devant nous.

LE GREFFIER - Maria Valdez, accusée, paraissez devant le tribunal du Saint-Office.


(Entre Mariquita voilée, entre deux familiers du Saint-Office).

ANTONIO, les yeux fermés. — Femme, quel est votre nom ? MARIQUITA - On m’appelle Maria Valdez, plus souvent Mariquita ; on m’a de plus surnommée LA FOLLE. Voilà mes nom, prénom et surnom.

ANTONIO, de même. — Votre âge ?

MARIQUITA - C’est une question un peu scabreuse à faire à une femme, si l’on veut qu’elle dise la vérité. Cependant je suis franche, j’ai vingt-trois ans. Si vous en doutez, regardez-moi. Ai-je l’air plus vieille ? (Elle ôte son voile).

RAFAEL et DOMINGO, à part. — Vive Dieu ! quelle jolie fille !

ANTONIO, de même, à demi-voix. — Arrière de moi, Satan, démon de la curiosité ! tu ne me vaincras pas ! (Haut). Quelle est votre profession ?

MARIQUITA, hésitant. — Diable !… je ne sais trop que vous dire… je chante, je danse, je joue des castagnettes, etc., etc…

ANTONIO, de même. — Ainsi c’est dans ces jeux, dont, grâce au ciel, les noms mêmes me sont inconnus, que vous dissipez un temps que vous devriez donner aux larmes du repentir ?

MARIQUITA - Eh ! pourquoi donc pleurer et se repentir, seigneur licencié, quand on n’a rien fait de mal ?

ANTONIO, de même. — Rien fait de mal ! interroge ta conscience !

MARIQUITA - Que voulez-vous qu’elle me reproche ? J’ai bien commis quelques petites fautes, mais j’en ai eu l’absolution dimanche dernier de l’aumônier de Royal-Murcie, infanterie. Laissez-moi aller, et ne m’effrayez pas davantage avec vos robes noires et toute votre…

ANTONIO, de même. — Maria Valdez, vous dites que votre conscience ne vous reproche rien : réfléchissez, et ne mentez point.

MARIQUITA - Puisque je vous ai dit la vérité, vous allez me faire sortir, j’espère ?

RAFAEL, à Antonio. — Mettez-la sur la voie.

ANTONIO, de même. — Connaissez-vous une femme nommée Juana Mendo ?

MARIQUITA - Si je la connais, une de mes bonnes amies !…

ANTONIO, de même. — Mais n’avez-vous jamais eu de querelle ?

MARIQUITA - Non… Ah ! cependant, il y a quelques jours, elle m’a cherché noise, prétendant que je lui avais volé un amant ; ce qui n’est pas vrai, monsieur le licencié. Seulement c’est parce que Manuel Torribio lui a dit que mes beaux yeux noirs étaient bien plus beaux que ses vilains yeux roux.

ANTONIO, de même. — Ses yeux noirs ! (Il met brusquement la main devant ses yeux). Seigneur Rafael, de grâce, continuez un instant l’interrogatoire !

RAFAEL, après avoir parcouru des papiers, d’une voix douce. — Mariquita, n’avez-vous pas passé vendredi, 15 août dernier, devant le plant d’oliviers de Juana Mendo en mangeant une grenade ?

MARIQUITA - Comment puis-je m’en souvenir ?

RAFAEL - Dites oui ou non.

MARIQUITA - Je crois que oui.

RAFAEL, lisant. — N’avez-vous pas jeté les pépins dans son plant, en agitant en l’air une baguette de noisetier ou autre bois, ayant deux bouts…

MARIQUITA, riant. -Voudriez-vous qu’elle n’en eût qu’un ?

RAFAEL - Songez devant qui vous êtes. -… Ayant deux bouts dépouillés de leur écorce ? Répondez.

MARIQUITA - Qu’est-ce que j’en sais ?

RAFAEL - Oui ou non ?

MARIQUITA - Eh bien ! oui.

RAFAEL - N’avez-vous pas chanté une chanson impie, où il est souvent parlé d’un certain Grain-d’orge ?

MARIQUITA, riant. — Ah, ah, ah ! seigneur licencié, de quoi me parlez-vous ? J’ai chanté une ballade anglaise, traduite par votre servante, qui l’a apprise d’un trompette de Mackay, dans l’armée de milord Peterborough. Elle est faite en effet sur la mort de Grain-d’orge.

DOMINGO - Qui, Grain-d’orge ? Un esprit des ténèbres ?

MARIQUITA - Ah, ah, ah ! Grain-d’orge veut dire grain d’orge, et la ballade chante de quelle manière avec des grains d’orge on fait de la bière que boivent les Anglais. Laissez-moi m’en aller, et je vous la chanterai, car vous avez l’air d’un bon enfant, et vous n’êtes pas comme celui-là. (Elle montre Antonio).

ANTONIO, les yeux fermés. — Il est difficile de supposer qu’il n’y ait pas un sens caché sous ce mot.

MARIQUITA - Honni soit qui mal y pense, comme il y a écrit sur le bonnet du capitaine O’Trigger. ANTONIO, de même. — Mais comment nous expliquerez-vous que le plant de Juana Mendo a été détruit par une inondation ?

MARIQUITA, riant. — L’expliquer ! non, certes. Demandez au Geyar pourquoi il s’est débordé.

ANTONIO, de même. — Et c’est précisément à vous que je le demande. Pourquoi lui avez-vous dit de se déborder ?

MARIQUITA - Ah çà ! sommes-nous à jeun et dans notre bon sens ? Me prenez-vous pour une sorcière ?

ANTONIO, de même. — Vous le dites.

MARIQUITA - Merci de moi ! si vous ne me faisiez pas trembler avec votre grosse voix, vous me feriez mourir de rire.

ANTONIO, de même. — Vos rires pourront se changer en larmes. — Vous niez donc avoir jeté un sort sur les oliviers de Juana Mendo ?

MARIQUITA - Est-ce que je sais jeter des sorts, moi ?

ANTONIO, de même. — Tous péchés peuvent s’expier. Femme, je t’adjure au nom de ton Créateur ; dis la vérité, si tu ne veux pas la mort de ton âme.

MARIQUITA - Est-ce que, si j’étais sorcière, je ne me serais pas déjà envolée d’ici par la cheminée !

ANTONIO, de même. — Réfléchissez et tremblez ; plus tard il ne servira de rien de vous rétracter.

RAFAEL - Seigneur collègue, elle est obstinée, laissez-moi l’entretenir seule un instant.

DOMINGO - Non, moi je m’en charge. Seigneur Rafael, vous oubliez que vous avez un rapport à faire…

ANTONIO, de même. — Nous ne pouvons manquer aux règlements du Saint-Office. Pour la dernière fois, Maria Valdez, êtes-vous sorcière ?

MARIQUITA - Pour la dernière fois, non. — Est-il entêté !

ANTONIO, de même. — Malheureuse ! Je m’en lave les mains, et ton sang ne retombera que sur toi. Le XLVIIIe article du règlement des interrogatoires porte que, « si l’accusé, ou l’accusée, persiste dans ses dénégations, et que d’ailleurs l’accusation ne soit pas dénuée de preuves testimoniales ou par écrit, le président doit, en confirmation d’icelles, ordonner que l’accusé, ou l’accusée, soit mis, ou mise, à la torture ».

MARIQUITA - A la torture ! Jésus ! Marie ! Vous allez donc me déchirer comme de la laine à carder. Seigneurs licenciés, ayez pitié d’une pauvre fille innocente. Je vous en conjure, ne me faites pas mourir dans les tourments. Enfermez-moi plutôt dans un souterrain, privez-moi de la lumière du soleil ; mais ne me tuez pas, ne me torturez pas !

RAFAEL - Seigneur Antonio, ayez pitié de sa jeunesse !

DOMINGO - Elle est innocente, seigneur collègue ; un peu de compassion.

ANTONIO, de même. — La règle parle. — Pedro Gracias, tortionnaire, paraissez. (L’exécuteur paraît dans le fond).

MARIQUITA - Ah ! ne dites pas cela. Grâce, grâce ! regardez-moi au moins. (Elle s’élance sur l’estrade, et embrasse les genoux d’Antonio).

ANTONIO, ouvrant les yeux. — Ah !

RAFAEL - Seigneur, ayez pitié… mais… qu’avez-vous ?

ANTONIO, d’une voix tremblante. — Je te reconnais bien… tu vas donc me mener en enfer… tu dépouilles ta robe nuptiale, et je vois la peau brûlée du diable… Je suis donc en enfer… toutes les messes, saint Antoine lui-même, ne m’en retireraient pas. (Il tombe évanoui).

RAFAEL - Il est fou !

DOMINGO, aux familiers. — Emportez-le dans sa cellule. (Bas à Mariquita). Ne craignez rien, ma belle enfant, on ne vous mettra pas à la torture.

RAFAEL, bas à Mariquita. — N’ayez pas peur. Ce n’est pas pour des personnes faites comme vous que nous avons des chevalets. (Aux familiers). Emmenez-la, donnez-lui une bonne chambre, mais ne la laissez parler à personne.

DOMINGO, bas à Mariquita. — Méfiez-vous de Rafael. Je ferai ce que je pourrai pour vous. RAFAEL, de même. — Méfiez-vous de Domingo, c’est un vieil hypocrite. Mais moi, je m’intéresse à vous. Adieu ma fille. (Il lui donne une tape sur la joue). C’est moi qui suis votre ami. Adieu. (A part, en sortant). Je t’empêcherai bien de la voir.

DOMINGO, à part en sortant. — Tu ne la verras pas, vieux satyre, ou j’y perdrai ma soutane. (On emmène Mariquita).

SCENE II[modifier]

La cellule d’Antonio, on y voit une Madone peinte


ANTONIO, seul, se promenant à grands pas. — C’en est fait !… tout est fini… je suis perdu… damné !… J’aurais forniqué avec elle que je ne serais pas plus réprouvé !… Je ne puis plus prier. — D’ailleurs, à quoi bon… maintenant ? Je ne prierai plus ! Je suis damné… tant mieux ! mais en attendant… Maria Mariquita ! je ne veux plus penser qu’à toi ! je veux que nos deux âmes n’en fassent qu’une ! (Une pause). — Eh quoi ! je sacrifierais mon salut éternel à une femme, peut-être à un ange déchu, au tentateur ?… Trente années de prières, de mortifications seront perdues !… Si j’avais vécu dans le monde… je serais damné de même… j’ai mené une vie misérable… pour être damné !… (Une pause). Je la vois toujours (Il met la main devant ses yeux. Une pause. Il s’agenouille devant la Madone). Sainte mère de Dieu, prends pitié de moi !… je suis… un… C’est elle-même, trait pour trait… ses yeux noirs ! O Mariquita ! (Il fait un mouvement pour saisir le tableau. — Reculant avec effroi). Dieu ! tes yeux lancent des éclairs. Tu me reproches mon sacrilège !… irai-je ? Non, tu ne seras point témoin de mon péché. Va ! (Il retourne le tableau contre la muraille. Pause). Si, rendu au monde, abjurant mes vœux… Mais pourquoi entretenir de semblables pensées ? Je quitterai cet habit, oui ; je le profane ! mais c’est à la Trappe que j’irai… on y meurt vite, dit-on, c’est ce qu’il me faut !… Je mourrai en prononçant son nom. Mais pourquoi mourir ?… pourquoi m’imposer une si rude pénitence ? Qu’ai-je fait, après tout ? Ne sommes-nous pas assez malheureux ici-bas, sans que la haire et la discipline ajoutent encore à nos souffrances ?… Ne puis-je donc ?… Il y a eu des saints qui avaient des épouses, des enfants… Je veux me marier, avoir des enfants, être un bon père de famille. Tu en as menti, Satan, ce n’est pas pour cela que tu m’emporteras ! J’élèverai une famille pieuse, et cela sera aussi agréable à Dieu que la fumée de nos bûchers… Insensé, n’ai-je pas juré de renoncer au monde ? Dieu lui-même n’a-t-il pas reçu mes vœux, et son enfer n’est-il pas brûlant pour les parjures ? (Une pause). Je suis déjà trop coupable !… Plus de salut pour moi… Ma piété, un seul coup d’œil de cette femme l’a déracinée… je n’ai plus la force de me retenir au bord du gouffre… eh bien ! je m’y veux élancer !… Enfer, ouvre-toi !… (Il sort en courant).



SCENE III[modifier]

Une chambre du palais de l’inquisition.


MARIQUITA, seule, assise au pied de son lit. — Pauvre Marie, où es-tu ? que deviendras-tu ? Mariquita la folle à l’inquisition ! cela me ferait rire… La pauvre folle sera pourtant brûlée… Oh ! cela fait frissonner !… cela fait tant de mal de se brûler à la chandelle, et tout son corps dans la flamme ! (Pleurant). Là ! ils veulent me brûler, moi qui suis si bonne catholique ! moi qui n’ai pas voulu épouser le caporal Hardy seulement parce qu’il était hérétique ; et c’était un si bel homme ! cinq pieds neuf pouces ! et puis, si je l’avais suivi en Angleterre, le capitaine O’Trigger l’aurait fait sergent comme il l’avait promis, et moi j’aurais été cantinière… Ah ! que j’ai été bête ! — DAMN THEIR EYES, comme ils disaient, au diable ces cafards ! Ce sont tous des libertins. Peut-être que ces deux gros joufflus qui m’ont dit de belles paroles empêcheront le grand maigre de me mettre au feu ! Brrrr ! ne pensons plus à cela. Le mal vient assez vite. Bah ! vive la joie ! chantons, pour nous distraire, cette chanson qu’ils prennent pour de l’hébreu. (Elle chante).


« Ils mirent Grain-d’orge sur le carreau pendant qu’ils lui préparaient de nouveaux tourments ; et, sitôt qu’il donnait signe de vie, ils le secouaient et le retournaient.

« Puis sur une flamme dévorante ils desséchèrent la moelle de ses os… » Hélas ! pauvre Grain-d’orge ! comme il devait souffrir ! et c’est comme cela que je souffrirai, moi. Hélas ! faut-il que je sois brûlée !


ANTONIO, entrant. — En ce monde - et dans l’autre.

MARIQUITA, s’éloignant avec effroi. — Ha ! déjà ! quoi, déjà !

ANTONIO - Maria !

MARIQUITA, de même. — Seulement un quart d’heure encore !

ANTONIO - Maria… je suis à toi… tout à toi… je ne suis plus l’inquisiteur… je suis Antonio… je veux être…

MARIQUITA, de même. — Mon bourreau ! vous êtes mon bourreau !

ANTONIO - Non, non… pas ton bourreau… ton ami… nous ne serons qu’un corps et qu’une âme… Soyons comme Adam et Eve.

MARIQUITA, s’approchant. — Comment ! mon père, vous mon amant !

ANTONIO - Amant, amant ! oui, ton amant ! aimons-nous toujours.

MARIQUITA - Oui !… mais faites-moi sortir d’ici.

ANTONIO - Oui, mais aime-moi d’abord.

MARIQUITA - Nous aurons le temps ensuite. Sauvons-nous, c’est le plus pressé.

ANTONIO, avec délire. — Mariquita, vois-tu, j’abjure mes vœux ; je ne suis plus prêtre, je veux être ton amant… ton mari, ton amant… Nous allons nous sauver ensemble dans les déserts… nous mangerons ensemble des fruits sauvages comme les ermites…

MARIQUITA - Bah ! il vaudrait mieux tâcher d’aller à Cadiz. Il y a toujours des vaisseaux pour l’Angleterre. C’est un bon pays. On dit que les prêtres y sont mariés. Il n’y a pas d’inquisition. Le capitaine O’Trigger…

ANTONIO - Cesse, mon épouse, ne parle pas de ces capitaines anglais… je n’aime pas à t’entendre parler d’eux.

MARIQUITA - Déjà jaloux ? Partons vite.

ANTONIO - Tout à l’heure. Mais montre-moi que tu m’aimes auparavant.

MARIQUITA - Eh bien ! vite. — Vous êtes bien innocent !…

ANTONIO - Innocent ! Innocent ! moi le plus grand pécheur ! un réprouvé ! un damné ! un damné ! mais je t’aime, et je renonce au paradis pour contempler tes yeux.

MARIQUITA - Partons, partons, et puis nous ferons l’amour ensuite comme deux tourtereaux. Tiens. — (Elle l’embrasse).

ANTONIO, criant. — Qu’est-ce que l’enfer quand on est heureux comme moi !

RAFAEL, entrant et se signant. — Vive Jésus ! que vois-je ?

ANTONIO - Rafael !

RAFAEL - Scélérat ! c’est donc ainsi que tu profanes la croix que tu portes ?

ANTONIO - Seigneur Rafael, je ne suis plus prêtre, je suis l’époux de Mariquita… Bénissez notre mariage… mariez-nous. (Il se met à genoux).

RAFAEL - La malédiction de Dieu sur ta tête !

ANTONIO, le prenant au collet. — Marie-moi, ou je te tue ! (Ils luttent quelque temps. Antonio renverse Rafael ; celui-ci tire un poignard).

MARIQUITA - Prends garde à toi, l’innocent !

ANTONIO lui arrache le poignard. — Tiens, maudit ! (Il le frappe).

RAFAEL - Ha !… je suis mort ! et le diable m’attend !… Antonio, tu es plus fin… que moi… Qui l’eût dit !…. Va, je te pardonne pour la ruse, et puis… parce que je ne suis pas…. me venger… Adieu… je vais commander la chaudière… En attendant…. jouis de ton reste… Domingo… je l’ai enfermé… j’ai écarté les surveillants… mais tu m’as prévenu… Tu n’es pas si bête… que je l’avais…

ANTONIO, atterré. — Tu ne dis pas tes prières ?

RAFAEL, riant. — Mes prières !… ha, ha, ha !… m’y voilà. (Il meurt).

MARIQUITA - Je vais prendre sa robe, et nous passerons sans être reconnus.

ANTONIO - En une heure je suis devenu fornicateur, parjure, assassin.

MARIQUITA - En voyant cette fin tragique, vous direz, je crois, avec nous qu’UNE FEMME EST UN DIABLE.

ANTONIO - C’est ainsi que finit la première partie de la TENTATION DE SAINT ANTOINE. Excusez les fautes de l’auteur.