Une femme m’apparut (1904)/20

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 231-237).

XX
NOCTURNE, Op. 48
chopin.

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XX


Le tourment de l’avril s’éteignit enfin. L’été, cher à Notre-Dame des Fièvres, s’exhala de la terre brûlante. L’image de Vally régnait implacablement sur les heures torrides. L’image de Vally consumait mon sang et desséchait mes moelles. Je craignais les fleurs, comme de sournois adversaires ; je craignais la musique, comme une perfide ennemie ; car fleurs et musique recélaient toutes les trahisons du souvenir. Elles évoquaient lâchement les cruels yeux bleus que je haïssais et que j’adorais tout ensemble. Les colères voluptueuses d’autrefois me déchiraient, ainsi que des monstres charmants. Des paroles vibraient dans ma mémoire. Parfois, les dents serrées pour une muette défense, je luttais contre le véhément regret qui m’attirait vers Elle…

Je fuyais les amies de ma Loreley, et pourtant j’espérais qu’une circonstance aussi imprévue que sourdement désirée, ordre supérieur du destin, me forcerait à la revoir ou tout au moins à entendre parler d’elle. Les événements me servirent. J’appris que les fiançailles secrètes de Vally étaient devenues des fiançailles officielles.

J’eus la lâcheté de lui écrire. Ma lettre resta sans réponse. Je connus l’angoisse inexprimable des emmurés et des ensevelis vivants. Je perdis jusqu’à la force de pleurer sur moi-même, unique et tendre consolation des affligés.

Un jour, pourtant, je me réveillai l’âme moins lourde. Il me sembla que des parfums de violettes avaient baigné mon front, pendant que je dormais.

Je n’avais plus cette oppression qui m’étouffait à mon réveil. Je ne redoutais plus le soleil entrant par la fenêtre ouverte, ni le parfum de glycines qui montait du jardin.

Je me demandai très bas quelle douceur inconnue dissipait ainsi le souffle pestilentiel de Notre-Dame des Fièvres. Et, en regardant au dehors, je m’aperçus que l’été venait de fuir devant l’automne.

L’apaisement des fleurs fanées s’infiltrait en moi. J’errai près de l’eau, où se trempaient les chevelures rousses des saules. Je contemplai les chrysanthèmes dont les nuances attristées s’harmonisaient avec les feuillages flétris. Des arbres, plus beaux d’être nus, tordaient leur délicate ossature d’hiver.

La consolation de l’automne me rendait l’univers moins intolérable. J’avais une âme d’agonisant qui se réjouit de mourir. Avec une attente incertaine, je levai les yeux. Et devant moi, sereine de la sérénité d’octobre, j’aperçus Éva.

Elle paraissait l’incarnation même de l’automne. Dans ses longues mains de martyre expiraient des chrysanthèmes mêlés aux feuilles mortes. Les plis mélancoliques de sa robe tombaient autour d’elle. Elle était enchâssée de vitraux plus splendides que l’arc-en-ciel et que le couchant… Je songeai que, jadis, dans une ville où j’avais l’âme douloureusement blessée par le bruit, j’avais murmuré son nom mystique, son nom de sainte. Et, soudain, une envolée de cloches aériennes plana au-dessus du tumulte des rues discordantes. Le carillon pieux chantait son nom, le clamait, le jetait aux vents : Éva ! Éva ! Éva !

… Elle vint à moi. Nulle vaine parole ne brisa le charme du mystère. Je la comprenais et elle me comprenait également.

« Ma douce Automne, ma chère Automne, » bégayai-je enfin.

Je crus que nous étions, Elle et moi, debout sur le seuil de l’éternité. Les invisibles verrières jetaient autour d’elle une gloire si miraculeuse que je ne pus en soutenir l’éclat. Un merveilleux espoir, vaste comme la tristesse, se levait dans mon cœur.

Elle ne me répondit que par son grave sourire.

Je ne sais pourquoi l’image de Dagmar, ce poème de porcelaine, se dressa entre nous avec son charme inquiétant de fragilité.

Une angoisse plus terrible que toutes les angoisses humaines m’étreignit à ce moment. Mes prunelles s’attachèrent sur les prunelles d’Éva, grises et lointaines et comme vues à travers des fumées d’encens.

Je répétai les paroles d’hier :

« Ne crains-tu rien, Éva ?

— Je ne crains rien, » dit-elle.

Ce fut comme un murmure d’orgue au fond des chapelles crépusculaires.

« Seras-tu plus forte que mon mal ? » implorai-je.

« Je serai plus forte que tous les maux humains, puisque je suis la pitié. »

Il se fit autour de nous un silence religieux. Je n’osai point lui sangloter : Je t’aime !