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Une femme m’apparut (1904)/Texte entier

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. couv.-np).

Une Femme
m’apparut…
DU MÊME AUTEUR
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Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays,
y compris la Suède et la Norvège.

Leonardo da Vinci
« ÉCOLE VÉNITIENNE »
Saint Jean Baptiste
RENÉE VIVIEN

Une Femme
m’apparut…
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, passage choiseul, 23-31

M DCCCCIV



Le Charmeur de Serpents, à qui les serpents avaient appris leur ténébreuse sagesse, parla ainsi à l’éphèbe :

« Le bonheur est vaste et hautain comme le désespoir. Il faut que ton bonheur épouvante, comme le désespoir.

« Le seul bonheur véritable est celui de l’ermite et du solitaire. Il faut que le bonheur, comme le désespoir, soit indifférent à tous les êtres et à leurs paroles et à leurs pensées.

« Je n’ai qu’un exemple à le proposer, l’exemple de la Femme au manteau d’hermine. Lorsque son manteau d’hermine se détacha et tomba misérablement dans la boue, des passants le ramassèrent et le lui tendirent : mais, d’un geste altier, elle se détourna et passa son chemin, les épaules nues sous le vent et la pluie.

« Garde-toi de la modération ainsi que d’autres se gardent de l’excès. Car la Prudence est le seul adversaire dangereux de l’héroïsme et du bonheur.

« Ne suis jamais un conseil, pas même l’un de ceux que je te donne. Tout être doit vivre sa vie personnelle et gagner chèrement l’expérience qui ne prouve rien.

« La seule douleur sans étoiles est celle des êtres qui souffrent de ne point souffrir.

« L’amitié est plus périlleuse que l’amour, car ses racines sont plus fortes et plus profondes que les racines de l’amour.

« La douleur d’amitié est plus amère que la douleur d’amour.

« Certains êtres aiment l’amitié comme d’autres aiment l’amour. Ils souffrent par l’amitié comme d’autres par l’amour. Ils n’ont dans leur existence qu’une seule amitié, comme d’autres n’ont qu’un seul amour. C’est à l’heure où l’amitié leur échappe qu’ils désespèrent finalement.

« Et c’est lorsqu’ils désespèrent finalement qu’ils rencontrent le bonheur.

« Car le bonheur est pareil à la magnificence des ruines.

« Voici ce que m’ont appris les serpents, conseillers de volupté :

« Fuis l’acte d’initiation, aussi lâche que le pillage, aussi brutal que la rapine, aussi sanglant que le massacre, et digne seulement d’une soldatesque ivre et barbare.

« Si la femme que tu aimes est vierge, laisse à un inconnu le viol des premières pudeurs. L’amour doit être pur de tout ce qui n’est point la volupté. La souffrance dans l’amour est la discordance dans la musique.

« Ne redoute point le souffle nocturne des fleurs auprès de ton sommeil.

« Car leurs parfums apaisent les Présences invisibles.

« Crains le sommeil, qui apporte les songes lourds d’effrois, et les angoisses qui font bénir le réveil, le gris réveil lui-même.

« Mais ne crains pas la Mort.

« Car les Morts, couchés sur un lit de violettes, retrouvent enfin les rêves que l’existence n’a point animés, les parfums évanouis et les musiques éteintes.

« Car les Morts seuls retrouvent, intacts et purs de tout souvenir cruel, l’amitié qui jadis trompa et l’amour qui jadis trahit. »


SAN GIOVANNI.



I
Op. 44
chopin.



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Une Femme m’apparut…



I


« Viens ce soir… Je suis avide d’étoiles,  » écrivais-je à la hâte. Les prunelles de Vally semblaient me contempler ironiquement à travers les orchidées bleues aux grappes tombantes. Je joignis à ce court billet les larges fleurs d’hiver qu’elle aime, les fleurs de l’art qui ne connaissent point le libre épanouissement dans l’air et le soleil.

Je sortis sous la pluie crépusculaire, et je m’enivrai mortellement de la merveilleuse tristesse des soirs de bruine. Je portais au cœur une mélancolie fébrile.

« Vally, » murmurai-je à travers la brume, « Vally »… Son nom revenait sur mes lèvres ainsi qu’un sanglot.

J’évoquai l’heure déjà lointaine où je la vis pour la première fois, et le frisson qui me parcourut lorsque mes yeux rencontrèrent ses yeux d’acier mortel, ses yeux aigus et bleus comme une lame. J’eus l’obscure prescience que cette femme m’intimait l’ordre du destin, et que son visage était le visage redouté de mon Avenir. Je sentis près d’elle les vertiges lumineux qui montent de l’abîme, et l’appel de l’eau très profonde. Le charme du péril émanait d’elle et m’attirait inexorablement.

Je n’essayai point de la fuir, car j’aurais échappé plus aisément à la mort.

Nous partîmes ensemble vers le Bois des soirs d’hiver. Mes yeux étaient éblouis de neige. Toute cette clarté semblait fleurir des épousailles irréelles. C’était autour de nous et en nous une chasteté nuptiale, une volupté blanche.

Je lui parlai très bas, d’une voix où défaillaient toutes les épouvantes du premier amour :

« Tu n’es point pareille à Celle que je rêvais, et pourtant je trouve en toi l’incarnation de mes plus lointains désirs. Tu es moins belle et plus étrange que mon rêve. Je t’aime et j’ai déjà la certitude que tu ne m’aimeras jamais. Tu es la souffrance qui fait mépriser le bonheur. Je t’ai vue aujourd’hui pour la première fois, et je suis l’ombre de ton ombre.

« Que ces pierres de lune me plaisent, ces pierres de lune, qui pleurent sur ton sein leurs larmes de lumière ! À travers les plis du tissu d’argent, je devine la beauté nue de ton corps. Tout ce que tu as imprégné de ta grâce énigmatique m’enchante. J’adore ta mystérieuse et pâle chevelure.

« Je serai ce que tu feras de moi. Car tu es la Prêtresse merveilleuse d’un symbole que j’ignore.

— J’aime ton amour, » murmura Vally. « J’ai peur de te comprendre et je tremble de t’attirer irrémédiablement. Mes illusions sont de pauvres clowns qui se regardent grimacer à travers leurs larmes. Je voudrais tant t’aimer ! t’aimer dans mes moments de silence, qui s’éterniseraient enfin ! Ne vois-tu pas comme je pleure de mes joies et comme je ris de mes tristesses ? Je voudrais tant t’aimer, » répétèrent ses lèvres pâles.

« Mon amour est assez grand pour rester solitaire, » répondis-je. « Je t’aime, et cela suffit à mon extase et à mes sanglots. Tu ne m’aimeras jamais, Vally, car tu as en toi une telle ardeur de vivre et de sentir que la passion de tous les êtres ne te contenterait pas. »

Je traversai deux semaines d’éblouissement craintif auprès de Vally. Je connus la stupeur d’un acolyte ivre de parfums sacrés. J’entrevoyais toutes choses à travers des fumées d’encens et d’aromates. Mon étrange félicité me laissait dans l’âme un mystique étonnement. Plus tard, je compris que ces heures étaient les Heures Inoubliables des souvenirs et des regrets.

Lorsque les studieuses lassitudes m’accablaient, ma Loreley effeuillait lentement, doucement, des pétales de roses sur mes paupières. Elle m’apportait, lorsque je souffrais de ses refus silencieux, les iris noirs et les arums de Palestine, lys de l’ombre éclos sous le regard des archanges pervers. Je contemplais, dans une angoisse heureuse, sa bouche au sourire florentin et ses yeux d’un bleu mortel, mais je préférais encore le clair de lune de ses vagues cheveux.

En m’éloignant de sa demeure, je me retournais pour la voir à son balcon, nimbée d’azur et chimériquement lointaine.

« Je souris à tout ce qui pleure et je pleure devant tout ce qui sourit, » disait-elle.

Ainsi, son âme énigmatique se voilait sous des phrases paradoxales, qui ne la révélaient qu’à demi.

Sa cruauté méthodique m’arrachait parfois une plainte ou un semblant de reproche. Vally posait sur moi ses yeux glacés.

« C’est moi qu’il faut plaindre, et c’est toi qu’il faut envier. Puisque tu as su découvrir l’amour que je cherche en vain depuis tant d’années perdues, révèle-le moi. Je voudrais tant t’aimer, » redisaient comme un refrain douloureux ses lèvres lasses de mes lèvres.

Quelquefois, elle me laissait entrevoir l’espérance de l’atteindre peut-être un jour.

« Tu comprendras plus tard le néant des plaisirs pour lesquels je te néglige. Et tu ne verras alors dans l’avidité avec laquelle je les recherche que ma crainte de les voir s’évanouir. »

Je voulus dompter pour elle mes tyrannies violentes, mes jalousies maladroitement passionnées. Vally me blâmait d’exiger une fidélité chrétienne, contre laquelle se révoltaient ses instincts de jeune Faunesse. Sa joie païenne éclatait en multiples amours. Elle avait pour symboles l’avril variable, l’arc-en-ciel et l’opale, tout ce qui brille et change selon le reflet de l’instant.

« Celui qui donne a le droit de demander en échange, » disais-je au temps où j’espérais encore retenir son âme fuyante. « Je te donne un amour loyalement unique ne puis-je te demander en retour une égale constance ? »

Mais je sondai bientôt l’abîme de ma folie…

« Comme l’Art, » répondait-elle, « l’amour est complexe, et il faut, pour le posséder enfin, suivre longuement une route malaisée.

« L’artiste qui rêve une statue ne cherche point en un modèle unique sa vision divine. Il trouve la splendeur absolue à travers des êtres dissemblables, dont chacun lui a révélé ce qu’il avait de plus beau. Et moi, pour mon rêve passionné, il me faut réunir les perfections éparses, afin de les confondre en un harmonieux ensemble créé par mes songes. Ce que j’aime en toi, c’est ta puissance d’amour, un peu sauvage, un peu primitive, mais absolue.

— Tu as effroyablement raison, Vally. Tu es l’Avril. Ces vers de Swinburne peuvent seuls t’exprimer et te contenir tout entière :

A mind of many colours, and a mouth
Of many tunes and kisses.

« Et moi, je t’aime douloureusement, comme tous les êtres simples.

— Tu m’aimes mal, » interrompait ma Fleur de Séléné. « Tu m’aimes mal, puisque tu ne sais ni me retenir ni me comprendre.

— On aime toujours mal, Vally. Aimer bien, ce n’est plus aimer d’amour. »

Elle me considérait avec un doux mépris.

« Ne peux-tu te hausser jusqu’à ce magnifique désintéressement ? L’amour n’est que l’immolation perpétuelle de soi-même devant une image adorée. Lorsque je rencontre en passant une apparition de grâce et de charme qui me ravit, tu devrais te réjouir de la félicité que m’accorde une illusion brève.

— Je ne sais si je pourrai m’élever jusqu’à cette grandeur de renoncement, Vally. Car le chemin qui mène aux sommets de pure tendresse est plus douloureux que le chemin des crucifixions.

J’ai rêvé d’un Calvaire où fleuriraient des roses,  » citait Vally, pâlement souriante.

« Une belle pensée dans un beau vers, ma Douceur perfide. Soit. Je ne sais point, d’ailleurs, pourquoi j’aurais la sotte prétention de t’interdire l’ondoyant infini du Féminin. Quant à moi, est-ce ma faute si, par une infériorité évidente, je ne puis tourner mes désirs et mes songes vers une autre Beauté ? Mon étreinte d’amour s’est resserrée sur un seul être, la tienne est vaste à l’égal de celle de la miséricorde. Tu as la meilleure part. Le mélancolique christianisme a, je le crains, assombri toute ma joie de vivre, en me liant uniquement, selon le Mariage Indissoluble, à l’être que j’aime. Ta conception de l’amour est plus vaste et plus belle, la mienne naît de mes obscurs atavismes. »

Et nous unissions nos lèvres fébriles en un baiser où nous goûtions déjà l’amertume des regrets futurs.



II
WARUM
schumann.



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II


J’entrai, les tempes humides de bruine, dans le salon de Vally… Des lys tigrés ouvraient leurs vastes corolles d’où s’exhalait la véhémence des parfums… Vally, étendue languissamment sur un divan d’étoffes persanes, recevait quelques amis. Sa robe blanche la voilait tout en la révélant. Elle excellait dans la composition savante de ces négligés lascifs. Ses cheveux dénoués nimbaient son front d’une auréole lunaire. Auprès d’elle, le savant Pétrus, traducteur et commentateur de Zoroastre, énonçait des sentences banales qui prenaient des sens pornographiques, tant l’expression de ses lèvres grasses était libidineuse. Il ressemblait terriblement à un marchand de bazar levantin. Son geste ample semblait déployer des tapis trop éclatants devant des clients imaginaires. Sa conversation, comme sa manière d’écrire, évoquait les odeurs écœurantes, les couleurs barbares, tout le mauvais goût d’un Orient de pacotille. Il parlait trop, dans l’espoir, sans doute, de faire la contrepartie du silence de sa femme, la romancière au beau génie tumultueux, qui ne parlait pas assez. Lointaine, elle paraissait égarée en un rêve perpétuel. Les plis flottants de sa robe verte ruisselaient autour de son corps fluide et la faisaient ressembler à une algue. Une fleur de géranium détachée ensanglantait ses cheveux ténébreux.

Un peu à l’écart, Ione, la sœur élue de mon enfance, s’enfiévrait d’une pensée hallucinante. Le front trop large et trop haut écrasait tout ce pensif visage. Il hypnotisait les regards et faisait presque oublier les yeux bruns mystérieusement tristes et la bouche tendre.

Pareille à l’équivoque San Giovanni de Lionardo, à l’Androgyne dont le sourire italien éclaire si étrangement la galerie du Louvre, une amie de Vally écoutait ma Loreley développer sa théorie sur l’Imitation dans l’Art.

San Giovanni était poète. Ses strophes étaient aussi perverses que son sourire. Sa renommée ne s’étendait point au delà d’un cercle très restreint de lettrés et d’artistes. En revanche, sa loyale impudeur scandalisait également les bourgeois et les écrivains. Seuls, quelques Ikônoklastes la vénéraient pour son audace. Ses volumes portaient des titres évocateurs de voluptés ambiguës Sur le Rythme Saphique, Bona Dea et Les Mystères de Cérès Éleusine.

« L’imitateur est presque toujours mieux doué que le créateur, » disait Vally, sous les regards approbatifs de San Giovanni. « Ainsi le reflet est plus beau que la couleur et l’écho est plus doux que le son. Shakespeare est le merveilleux écho de Boccace, l’écho des montagnes qui amplifie la voix, et la divinise en la prolongeant jusqu’à l’infini. »

Moi, je parlais à voix basse, en me rapprochant d’Ione.

« Ne pense plus, ma trop méditative Amie. Ne pense plus, je t’en conjure au nom de notre très ancienne tendresse. Aime quelqu’un, aime quelque chose. L’amour est moins périlleux que la pensée. Je sais quelle hallucination te tourmente. Le Mystère du monde inexplicable te hante perpétuellement. J’ai connu ces tortures devant l’Inconnu. Pour échapper à la mortelle obsession, je me créai jadis une théorie de l’Univers qui a, du moins, le mérite d’une extrême simplicité. Je crois que l’Innommable, que l’Incompréhensible est une pensée double, une pensée hermaphrodite. Tout ce qui est laid, injuste, féroce et lâche, émane du Principe Mâle. Tout ce qui est douloureusement beau et désirable émane du Principe Femelle.

« Les deux Principes sont également puissants, et se haïssent d’une haine inextinguible. L’un finira par exterminer l’autre, mais lequel des deux remportera la victoire finale ? Cette énigme est la perpétuelle angoisse des âmes. Nous espérons en silence le triomphe définitif du Principe Femelle, c’est-à-dire du Bien et du Beau, sur le Principe Mâle, c’est-à-dire sur la Force Bestiale et la Cruauté. »

Ione considérait fixement ses longues mains, de la couleur des anciens ivoires. C’était, chez elle, une habitude maladive de contempler ses mains, pendant des heures. Elle souriait, sans me répondre. Oh ! la tristesse du sourire d’Ione, plus angoissant que les larmes les plus amères !

… La voix de San Giovanni me rappela brusquement à la réalité. Elle défendait ses plus chères théories contre Pétrus qui, avec des clignements d’yeux libertins, discutait les vers d’Alcée à Psappha :

Tisseuse de violettes, chaste Psappha au sourire de miel, des paroles me montent aux lèvres, mais une pudeur me retient.

« Pourquoi chaste ? » interrogeait-il. « L’immortelle Amoureuse ne fut rien moins que chaste.

— Je vous plains, » interrompit l’Androgyne, « de ne point concevoir un amour à la fois ardent et pur, comme une flamme blanche. Tel fut celui que Psappha voua jadis à ses Amantes mélodieuses. Cet amour, évocateur de la Beauté dans ce qu’elle a de plus suave et de plus délicat, n’est-il pas mille fois plus chaste que les solitudes claustrales où s’exaspèrent les songes obscènes et les monstrueux désirs ? N’est-il point mille fois plus chaste que cette cohabitation fondée sur l’intérêt qu’est devenu le mariage chrétien ? Que peut-on rêver de plus radieusement chaste que cette école de vierges fondée par une vierge, cette école de Mytilène où Psappha enseignait l’art complexe de la musique et des strophes ? En un temps où, seules, les courtisanes recueillaient pieusement les belles harmonies, cette enfant de noble naissance osa se consacrer tout entière au culte divin des Chants.

— Psappha fut certes la grande Méconnue et la grande Calomniée, » songea Vally. « N’a-t-on point confondu cette vierge et cette eupatride avec une courtisane vulgaire ? N’a-t-on pas inventé la légende d’un sot engouement pour le bellâtre Phaon, légende dont la stupidité n’a d’égale que le manque de vérité historique ? Et, enfin, n’a-t-on point adopté presque universellement cette hypothèse d’un mariage que les auteurs comiques d’Athènes inventèrent pour la ridiculiser ?

— Ce prétendu mari, » appuya San Giovanni, « aurait, d’après Suidas, quitté l’île d’Andros en quête d’une épouse. Mais le nom de l’époux, Kerkolas, qui porte la plume, et celui de sa pairie indiquent suffisamment le genre d’abjecte plaisanterie qui les enfanta. Ce n’était point, d’ailleurs, la coutume des Grecs de quitter leur cité dans l’intention d’épouser une étrangère.

— Une âme grossière peut seule substituer au divin sourire d’Atthis et d’Éranna les profils barbus de Kerkolas et de Phaon, » approuvai-je.

« La morale bassement bourgeoise s’est aussi emparée d’un fragment de Psappha :

Je possède une belle enfant dont la forme est pareille à des fleurs d’or, Kléis la bien-aimée, que je [préfère] à la Lydie tout entière et à l’aimable…
pour transformer en fille légitime l’amoureuse esclave Kléis ! »

San Giovanni s’arrêta, pâlement courroucée.

« Cette image hideuse de bestiale maternité après l’Ode à l’Aphrodita et l’Ode à une Femme Aimée !

— On a travesti jusqu’à son nom divin, ce nom sonore et doux de Psappha, auquel on a substitué l’appellation incolore de Sapho, » soupira Vally. « Sapho ! Cela suggère impérieusement les statues médiocres et les vers poncifs par où la foule bourgeoise perpétue la plus grande image féminine qui jamais ait ébloui l’Univers.

— Que je t’aime dans tes colères mystiques, ô ma Prêtresse ! » murmurai-je très bas. « Tu m’apparais alors transfigurée et presque surnaturelle. »

Pétrus n’en démordait pas. Il vantait maintenant la beauté masculine, supérieure, affirmait-il, à la beauté féminine.

« Voilà qui est effroyable, » me dit à voix basse San Giovanni « je suis convaincue que cet homme a l’âme et les mœurs du plus honnête bourgeois, et pourtant il a l’air, en ce moment, d’un trafiquant louche qui proposerait aux touristes anglais des virginités de petits garçons. Il est involontairement obscène, comme tous les Levantins. On éprouve, après son départ, le besoin d’ouvrir les fenêtres et de secouer les rideaux.

— Les adolescents ne sont beaux que parce qu’ils ressemblent à la Femme, » répliqua Vally ; « encore sont-ils inférieurs à la Femme, dont ils n’ont ni la grâce d’attitude ni les harmonieux contours.

— Quant à moi, » médita San Giovanni, « je crois qu’aucune statue de jeune dieu ne surpasse la magnificence ailée de la Victoire de Samothrace, incarnation suprême de la Beauté féminine. J’ai horreur des Hercules. Un Héraklès, » accentua-t-elle, « c’est l’apothéose du lutteur de foire et du garçon boucher. Je n’ai jamais pu m’absorber dans la contemplation des tendons et des muscles. »

Elle se recueillit en souriant :

« S’il est vrai, » continua-t-elle, « que l’âme revêt plusieurs apparences humaines, je naquis autrefois à Lesbos. Je n’étais qu’une enfant chétive et sans grâce, lorsqu’une compagne plus âgée m’emmena dans le temple où Psappha invoquait la Déesse. J’entendis l’Ode à l’Aphrodita. La voix incomparable se déroula, plus harmonieuse que l’eau. Les strophes déferlaient comme des vagues, et mouraient et renaissaient avec un bruit de marées. En vérité, j’entendis autrefois l’Ode à l’Aphrodita. Jamais le lumineux souvenir ne pâlit à travers les années, ni même à travers les siècles. Et pourtant, je n’étais qu’une enfant, et, à cause de ma laideur et de mon trouble taciturne, Psappha ne m’aima point. Moi, je l’aimai, et lorsque je possédai plus tard des corps féminins, mes sanglots de désir allaient vers Elle. J’étais en Sicile quand j’appris sa mort ; mais cette mort était si glorieuse que je ne pleurai point, et que les larmes de mes compagnes me surprirent et m’offensèrent. Je leur rappelai ses paroles magnanimes :

Car il n’est pas juste que la lamentation soit dans la maison des serviteurs des Muses : cela est indigne de nous.

— Moi, » rêva la souriante Vally, « j’étais un petit berger arabe. Je dormais tout le jour, et je ne me réveillais qu’à l’approche de la nuit verte ou violette. Vers le soir, en suivant mon troupeau, je revenais de la montagne et je marchais au milieu d’une grande poussière rouge. Là-bas, j’avais vu, le premier, la Lune qui se levait. Je courais jusqu’au village le plus proche en proclamant le lever de la Lune. Et tous ceux à qui j’annonçais la grande nouvelle regardaient le ciel, et se réjouissaient de voir à l’horizon la lueur d’ambre qui précède la Lune. »

Pétrus méditait. Toute sa personne légèrement obèse exprimait le recueillement d’un pacha qui digère :

« Pourquoi haïssez-vous les hommes ? » demanda-t-il enfin à San Giovanni, en fixant sur elle ses lourdes prunelles.

« Je ne les aime ni ne les déteste, » répondit San Giovanni conciliante. « Je leur en veux d’avoir fait beaucoup de mal aux femmes. Ce sont des adversaires politiques que je me plais à injurier pour les besoins de la cause. Hors du champ de bataille des Idées, ils me sont inconnus et indifférents. »

Pétrus donna à son visage huileux une expression solennelle. On eût dit un fakir accouchant d’une prophétie. Il contempla longtemps l’Androgyne avant d’énoncer, d’un ton fatal :

« Mademoiselle, vous tentez en vain de vous dérober à l’irrésistible séduction masculine. Vous terminerez certainement votre carrière amoureuse entre les bras d’un homme. »

La fatuité innocente de son sourire eût adouci une Penthésilée, mais une colère ensanglanta le visage du poète de Cérès Éleusine.

J’arrêtai les paroles qui allaient jaillir de ses lèvres violentes ; et je répondis, d’un ton profondément choqué :

« Ce serait là une aberration antiphysique, Monsieur. J’estime trop notre amie pour la croire capable d’une passion anormale. »



III
LIED OHNE ENDE
schumann.



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III


Peu à peu, les jours s’attendrirent jusqu’aux tiédeurs du printemps. L’avril que préférait Vally laissa entrevoir ses bizarres sourires et ses larmes énigmatiques. Les heures qui fuyaient unissaient plus étroitement nos âmes dissemblables. Avec le temps, s’affirmait et s’approfondissait mon douloureux amour.

Elle avait le culte instinctif de l’artificiel. Elle se plaisait à farder sa pâleur de rose blanche. La fausse rougeur de ses joues contrastait brutalement avec la lumière atténuée de ses cheveux crépusculaires. Sa mère, israélite, lui avait transmis ce charme déconcertant des juives blondes. Ses yeux, plus froidement bleus que les brumes d’hiver, distillaient un regard d’Orientale, un regard de volupté et de langueur. Et ses lèvres sinueuses étaient faites pour le mensonge plus encore que pour le baiser. On les eût crues ciselées laborieusement par une main subtile. C’étaient des lèvres sans tendresse, des lèvres à qui tous les artifices de la parole étaient depuis longtemps familiers.

Elle revêtait parfois un costume de page vénitien, un costume de velours aux verts de lune qui s’harmonisaient délicatement avec sa morbide chevelure. Parfois aussi elle se transformait en pâtre grec. Une invisible musique de syrinx semblait alors s’élever sous ses pas, et ses yeux riaient aux nudités lascives des Faunesses. Elle recherchait, comme toute âme nostalgique, ce miracle des vêtements étranges qui travestit les esprits en même temps que les corps, et qui ressuscite, pour une heure, la grâce d’une époque évanouie. Elle était l’Androgyne, vigoureuse comme un éphèbe, ondoyante comme une femme. J’admirais fervemment son ardeur de Prêtresse vouée au culte des autels abandonnés. Je l’aimais de raviver les flammes des temples en ruines et d’enguirlander de roses les statues défleuries.

Le temps passait, avec ses flux et ses reflux d’heures monotones comme un bruit de vagues.

Les Pétrus ne franchirent plus le seuil du petit salon aux reflets d’iris.

« Cet homme me répugne comme une eau de rose rance, » déclara Vally. « L’attrait infini de sa femme ne peut me décider à supporter la présence de ce Levantin. Quelle pitié de voir cet être merveilleux, cette fleur, cette algue, à côté d’un pareil marchand de bazar ! »

… Ione ne venait que rarement. J’avais le cœur si heureux et si malheureux tout ensemble que je ne m’inquiétais plus de ses longs silences, ni des contractions de son front trop haut et trop large. Elle semblait vivre d’une vie intérieure que nulle pensée étrangère n’osait pénétrer, d’une vie intense et terrible qui lentement épuisait toutes ses forces. L’interrogation perpétuelle de son regard angoissait, autant que celui des êtres hallucinés devant l’abîme qui les engloutira.

Et je ne voyais rien de cette lutte d’une âme avec l’Inconnaissable, plus tragiquement vaine que la lutte de l’Homme avec l’Ange. Je ne voyais rien et je ne comprenais rien, car je n’appartenais plus qu’aux tourments de ce premier amour où se débattait mon être éperdu.

Cependant, j’allais parfois rendre visite à la silencieuse Ione. Je la trouvais toujours vêtue d’une robe à plis amples. C’était une robe d’un rouge sombre qui, je ne sais pourquoi, m’évoquait les soirs de Florence. Un pendentif, au dessin hiératique, composé d’un rubis pâle encadré d’or vert et terminé par une perle bizarre, était, avec une ceinture de rubis, le seul joyau qu’elle se plaisait à porter. Je passais auprès d’elle des heures taciturnes. Je n’osais lui parler de Vally. Je n’appréhendais point la censure de cette âme dont la pureté s’ennoblissait d’une très large compréhension, mais je sentais que sa tendresse s’alarmait de mes supplices, devinés malgré mes réticences. Elle savait, comme moi et mieux que moi, combien resterait stérile mon impossible effort pour conquérir le cœur indifférent de Vally, qui ne m’aimait point et qui ne m’aimerait jamais. Elle n’ignorait point que je m’épuisais en d’inutiles souffrances, et cette idée assombrissait encore la tristesse de ses yeux ardemment bruns ainsi qu’une nuit d’automne.

La contrainte qui pesait sur nos paroles détermina entre nous un éloignement d’âme. Nous redoutions nos regards comme on redoute un aveu, et nous craignions nos silences comme des trahisons. Nous avions peur de la vérité, — nous avions peur surtout de notre ancienne franchise.

J’allai moins fréquemment la voir, puis mes visites cessèrent presque. Elle ne m’en fit point le plus léger reproche. Plus lointaine qu’une étrangère distraite, elle paraissait insensible à tout ce qui n’était point son effroi mystique devant l’Inconnu. Et, pourtant, elle avait été la Sœur très blanche à qui j’avais confié jadis mes rêves inexprimables…



IV
Op. 9
chopin.



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e'2*15/16


     

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IV


Un jour d’avril finissant, Vally reçut ce billet où serpentait une écriture trop fine et trop vague, — une écriture de sensuelle mystique ou de mystique sensuelle. Au coin du papier jaunâtre ainsi qu’un vieux parchemin, s’enchevêtraient des hiéroglyphes qui se révélaient, après de longues et patientes études, pour de modernes initiales.

« Ne viendrez-vous pas me voir aujourd’hui, vous et votre esclave ? »

… Nous attendîmes San Giovanni dans un étrange boudoir vert, dont les meubles inquiétaient par leurs sinuosités déconcertantes. L’Art Nouveau le plus ambigu y triomphait : l’unique rappel de l’Autrefois était une reproduction du San Giovanni de Lionardo. Cette reproduction, entourée d’une atmosphère de compréhension et de respect, semblait le portrait, ou plutôt l’âme même, de la poétesse saphique.

Un serpent desséché s’enroulait autour d’un vase où se fanaient des iris noirs.

Avec une curiosité amicale, Vally considéra ces écailles ternies où les vivantes lueurs et les chatoiements de gemmes brisées s’étaient à jamais éteints.

« Ne considérez point trop longtemps les Serpents Morts, » prononça la voix de San Giovanni. Son pas silencieux s’était feutré sur le profond tapis sans rompre le fil de notre rêve. « Car les Serpents Morts revivent sous le regard de celles qui les aiment. Les yeux magiques des Lilith les raniment, ainsi que les clairs de lune raniment les eaux stagnantes.

— Je me souviens, » glissa ma Prêtresse Païenne, « d’un conte que vous m’avez égrené autrefois. Vos paroles tremblaient à travers un crépuscule fantômal, frissons d’un Au-Delà gris de terreurs. Redites-nous le conte des Serpents Morts, San Giovanni. »

D’un chuchotement solennel, la poétesse évoqua la vision que lui avait suggérée un soir où grelottaient sournoisement des angoisses inavouées.

« C’est le récit d’un aventurier américain perdu dans les montagnes, » expliqua-t-elle.

Elle commença :

« J’errais depuis plusieurs jours sur la montagne… Les rochers me divertissaient par leurs ressemblances fantastiques avec des visages et des animaux. Certains étaient pareils à des chimères accroupies, et d’autres à des Nixes attentives. J’y reconnaissais encore des requins et des baleines, des obélisques, des crocodiles et des croupes de femmes. C’étaient aussi des torses de géants torturés et des nonnes à genoux sous un grand voile de pierre.

« Je jouais avec les lézards beaux et malicieux. Je les aimais comme des pierreries. Et, pendant les couchers de soleil, je me sentais triste jusqu’à l’âme. Je suis toujours triste à la tombée du soir. Et, parfois, l’aurore me glace ainsi qu’un pressentiment.

« La solitude m’a rendu songeur. Je m’assois souvent dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort. Je pense alors à tout ce que nous ne connaissons pas.

« D’inexplicables épouvantes me traversent, à de certaines heures. Si je savais ce que je redoute, je n’aurais plus peur. Je n’ose plus bouger. Je me ramasse sur moi-même, tels les enfants qui se blottissent sous les couvertures. L’horreur de l’Inconnu chavire ma pensée… Alors, pendant un temps très long, je reste immobile, regardant devant moi sans avoir le courage de tourner la tête à droite ou à gauche. C’est terrible d’avoir peur sans savoir pourquoi.

« Je n’ai jamais fait de mal à personne. J’ai aimé très purement une jeune fille… Ses yeux ne se plissaient jamais, lorsqu’elle riait ardemment, parmi les feuilles… Ses yeux sombres démentaient la joie sur ses lèvres… Elle est morte…

« Plus tard, j’ai pris une maîtresse. Je chéris les lézards, parce qu’ils lui ressemblent. Elle se plaisait à dormir en plein soleil… Elle ne craignait rien. Quoiqu’elle fût joyeuse, je ne l’ai jamais entendue chanter. Rien ne la faisait trembler. Elle prit bientôt un autre amant… Depuis lors, j’erre dans les montagnes.

« Vers la fin d’un après-midi insolemment bleu, je fus surpris de me heurter à une étrange petite hutte à demi cachée sous les lianes. Un ermite devait y abriter sa frénésie d’isolement.

« Il y avait très longtemps que je n’avais aperçu un visage humain. Je soulevai donc la natte qui servait de porte à cette cabane de solitaire.

« Jamais je ne vis une demeure aussi bizarre. Les murs en planches étaient recouverts, du haut en bas, de peaux de serpents recroquevillées et sèches où persistait encore une vague lueur d’écailles.

« Tapi dans un coin, un vieil homme grimaçait de surprise et de terreur.

« Je reculai, vaguement craintif, devant ce visage étroit aux pommettes caves. Les yeux jaunes, presque sans paupières, se dilataient ainsi que les pupilles des hiboux, les pupilles nocturnes que blesse la clarté. Le menton s’exagérait, long démesurément. Et les rudes cheveux blanchis se dressaient, comme soulevés par un effroi perpétuel.

« Je le priai de me pardonner mon importunité. Le vieillard, m’hallucinant de sa contemplation fixe, ne répondit point. Croyant avoir affaire à un sourd, je haussai la voix.

« Inutile de crier, » ordonna mon hôte.

« Ce fut effrayant à l’égal d’un fracas de sépulcre brisé.

« J’hésitai… La curiosité fut plus forte que la discrétion.

« Entrez, » clama-t-il soudain.

« Le silence se prolongea.

« Je n’ai point l’habitude de parler, » grommela-t-il enfin, comme pour s’excuser.

« J’examinai curieusement le lieu sinistre où je me trouvais.

« Pourquoi regardez-vous les murs ? » hurla le solitaire. « Je ne veux pas que vous regardiez les murs. »

« Je restai stupidement irrésolu.

« Je vois que vous êtes un tueur de serpents, » hasardai-je avec timidité.

« Je fus consterné de l’effet inattendu produit par d’aussi banales paroles.

« L’ermite se redressa. Ses dents claquaient. Il paraissait se débattre sous des accès de fièvre… La crise se fondit en des sanglots enfantins.

« Et vous, » demanda-t-il d’un ton brusque, « avez-vous tué des serpents ?

J’en ai tué un ou deux, » murmurai-je avec une inquiétude grandissante.

« Le vieillard se leva d’un bond, et, me saisissant violemment les mains, me secoua tel un arbre fruitier.

« Ah ! Malheureux ! Malheureux ! Malheureux !… Pourquoi avez-vous fait cela ? Vous ne saviez donc pas que c’était inutile ? »

« Sa voix décrut, et la phrase s’acheva dans un chuchotement épouvanté.

« Vous ne saviez donc pas que les serpents ne meurent point ? Ou plutôt, ils revivent, plus terribles et plus venimeux. Ils revivent, vous dis-je. »

« Le soleil s’était couché. Un bleu crépuscule rendait mystérieusement redoutables les angles obscurs.

« Le vieillard grelotta, ainsi qu’un Chinois malade d’opium.

« Voici le soir, » dis-je enfin, pour rompre le silence d’angoisse.

« C’est l’heure où ils revivent, » murmura l’ermite. « Il ne faut jamais tuer de serpents… Regardez ! Regardez ! Ne les voyez-vous pas ramper sur les murs ?… »

« Je ne sais si la terreur du solitaire s’empara impérieusement de mes prunelles et de mon esprit… J’ignore si ce fut une illusion du bleu crépuscule… Mais je vis glisser les serpents, dont les squames desséchées reprenaient des chatoiements de joyaux… Je vis se darder sur nous leurs yeux vindicatifs, qui nous suivaient d’un éclair hostile et fourbe. Je les vis s’enrouler et se replier… À mon tour, je frissonnai mortellement.

« Regardez ce serpent vert, là-bas… » gémissait l’ermite. « C’est le plus beau de tous… Il a la couleur vivante de l’herbe… Dans les prairies, on marche sur ces serpents sans même s’en apercevoir… Je n’ai jamais frappé de serpent plus beau… Et celui-ci, de la rousseur des sables… Et celui-là, veiné comme un caillou, de ceux qui dorment au milieu des galets… Et celui-là, encore, de cuivre rouillé… Tous les serpents de tous les pays, que j’ai voulu tuer… Ils s’insinuent entre les fentes du plancher humide… Ils se traînent dans les coins d’ombre… Regardez… Regardez… »

« Je sentis, le long de mes jambes, de froids contacts et des enlacements visqueux.

« Ivre d’horreur, je saisis violemment le bras du pitoyable solitaire.

« Pourquoi restez-vous ici ? Pourquoi ne fuyez-vous pas loin de ces cauchemars, de ces fièvres et de ces délires ? »

D’une main convulsive, il essuya la sueur glaciale qui baignait son front.

« J’ai voulu m’en aller autrefois. Il y a très longtemps de cela… Ils m’ont suivi… En me retournant, je les voyais, dans l’herbe ou sous les roches… Ils se suspendaient aux branches des arbres… Ils nageaient au fil des ruisseaux… Je les voyais au fond de l’eau courante, ainsi que des anguilles… Ils me fascinaient de leurs yeux maléfiques… En vérité, je suis convaincu que le Diable est un serpent. Et c’est pour cela peut-être que les serpents sont maudits et sacrés… Il ne faut jamais tuer un serpent, voyez-vous… Ceux que vous avez tués autrefois revivent comme les autres. »

Les ténèbres déferlaient au dehors. Un rayon de lune se multiplia sur les écailles d’argent.

« Oh ils seront méchants cette nuit… Ils aiment la lune, parce qu’elle est cruelle comme eux… Ils aiment la lune insidieuse… Ils sont heureux, et cela les rend terribles… Oh ! ils seront très méchants, cette nuit ! »

« Fut-ce le vent qui susurrait parmi les lianes ?… J’entendis un sifflement… Je vous jure que j’entendis alors un sifflement…

« Je bondis vers l’ouverture qui servait de porte… Je galopai, tel un cheval enragé, à travers la montagne… J’étais fou… Une bave d’épileptique souillait mes lèvres écumantes.

« Une aurore verte se dressa enfin sur les sommets… La voix funèbre de l’ermite sonnait encore dans mes oreilles :

« Ne tuez jamais les serpents… Ils ne meurent point… Ou plutôt ils revivent, plus venimeux et plus terribles… »


Vally se taisait. Une incrédulité vague ennuageait son sourire.

« Croyez-vous que le regard des Lilith ranime en vérité les serpents morts ? » demanda-t-elle enfin.

« J’en suis certaine, » affirma San Giovanni. « Aux heures de l’âme, ils rampent le long des routes indécises. À travers les demi-ténèbres, leurs yeux dardent des lueurs cruelles. Car ils servent fidèlement les Lilith. Ils épient la proie qu’elles leur ont désignée. L’être qu’ils guettent sent, avec une horreur ténébreuse, se resserrer autour de son cœur leurs anneaux froids. »

Vally examinait une Madeleine à la robe de bois gravement nuancée, au visage et aux mains de porcelaine. C’était une de ces poupées, d’une grâce mystique et puérile, que les Espagnols groupent, ainsi que des actrices muettes, en une scène de crucifixion. Dans un élan désintéressé, elle priait sur la douleur humaine. Une exaltation de sincère douleur spiritualisait ce visage passionné.

« Cette Madeleine ressuscite pour moi toute la lumineuse ardeur de Séville, » se remémora San Giovanni. « Ah ! cette acuité frémissante de l’atmosphère ! Je m’y sentais devenir presque transparente en l’intensité subtile de vivre ! »

Elle sourit à un souvenir.

« À Séville, » poursuivit-elle, « j’ai été frappée par quelque chose d’étrange et de très symbolique. On a voulu récemment, comme vous le savez, unifier l’heure dans toute l’Espagne, et l’on a choisi pour cette unification l’heure marquée par Greenwich. L’horloge de la cathédrale de Séville, seule, persiste à être obstinément en retard d’un quart d’heure. Elle défie les autres horloges, elle les nargue, elle semble se glorifier d’être en retard. Que dites-vous de cette histoire, qui, pour être véritable, n’en est pas moins frappante ?

— Je n’en dis rien, les histoires vraies ne m’intéressent pas, » bouda Vally. « S’éloigner le plus possible de la Nature, là est la fin véritable de l’Art.

— Vous avez raison, » confessa San Giovanni. « Celui qui imite n’est que le vulgaire copiste du réel. Celui qui crée est seul l’artiste véritable. Je n’aime, en peinture, que les paysages psychiques, les fleurs de rêve et les visages qu’on ne contemplera jamais. Créer, c’est innover, c’est produire ce qui n’a été ni vu ni entendu dans la Nature. La Nature est inimitable, l’Art est inimaginable.

— Je voudrais vous comprendre, San Giovanni, » m’intéressai-je. « Vous êtes la floraison bizarre d’une sève inconnue. Je mets une âpreté réfléchie à éclaircir les causes obscures dont vous êtes l’effet si paradoxal. »

San Giovanni se mira dans le passé. Ses yeux se perdaient, comme les yeux qui cherchent leur image lointaine en une source mystérieusement profonde.

« Je m’étonne moi-même de mon étrange enfance, » réfléchit-elle. « Ce fut une germination de solitaire, une enfance à l’écart des autres, presque en dehors des êtres. Lorsque des passants m’admiraient avec de sots attendrissements, je me reculais au fond de mon instinctif mépris, ainsi qu’on se pelotonne au fond de l’ombre ramassée. Tandis que mes compagnes recueillaient complaisamment les adulations et les caresses, je regardais ces intrus de mes yeux devenus méchants, où déjà s’allumait une petite haine. »

Elle s’arrêta, pour donner à ses mots plus de poids convaincant.

« Pendant mes premières années, je n’ai aimé personne. Les sympathies les plus opiniâtrement obtuses se déconcertaient devant cette hostilité inconsciente.

« Avant de savoir lire, je me divertissais de la personnalité complexe de mes mains. Mes dix doigts avaient chacun une individualité, un caractère, presque une âme. Le pouce affirmatif et belliqueux s’isolait avec un naturel orgueil. L’index se recueillait en une sagesse prophétique. Le médius étendait sur son empire limité un despotisme bourgeois de père opulent. Le quatrième doigt, plus haut que l’index, s’élançait avec une sveltesse féminine. Quant au petit doigt, il incarnait la mutinerie changeante et la fantaisie gamine. Je faisais discourir mes doigts. Je leur attribuais une existence traversée d’événements variables et de graves décisions.

— Les doigts d’Ione, » interrompis-je, « sont pareils à de longs cierges religieusement pâles. »

San Giovanni continua :

« Comme presque tous les enfants, j’étais menteuse et cruelle. Je mentais par besoin d’impossible et d’au-delà. Je répandais en inventions mal cousues tout le songe que j’accumulais depuis déjà des années.

« Il m’agréait de tourmenter mes camarades plus jeunes, en leur contant de terrifiantes histoires de spectres. Leurs effrois me ravissaient d’une ivresse ingénue. Mais je m’épouvantais encore davantage moi-même de mes imaginations démoniaques.

« Aucun rêve pervers ne traversa mon isolement replié. Vers l’âge de treize ans, je me pris d’une passion très pure pour une compagne dont j’aimais les beaux sourcils mélancoliques.

— Moi, » interjeta Vally, « j’avais huit ans à peine, que je me divertissais à affoler les petits garçons par le baiser inquiet et presque savant de mes lèvres enfantines. Je ne les aimais point, mais je m’enorgueillissais de leur trouble précoce. »

San Giovanni tourna de nouveau ses prunelles vers les jours disparus.

« Je composai mes premiers vers pour cette compagne aux beaux sourcils, qui me donna candidement sa tendresse ignorante. Je résolus de m’enfuir plus tard avec elle, lorsque, toutes deux, nous aurions atteint l’âge respectable de la liberté. Je rêvai de me travestir en homme, afin de la pouvoir épouser. Mais à cette chimère d’une existence étroitement unie ne se mêlait aucune image charnelle. J’évoquais uniquement la paix des heures fondues l’une dans l’autre, ainsi que des couleurs harmonieuses.

« Longtemps, l’ardeur de la piété me brûla. Longtemps, comme Ione, je redoutai l’Inconnaissable. Aujourd’hui, je me plais dans la grandeur triste de l’Incertitude…

« J’étais peut-être créée pour l’apostolat, » regretta-t-elle après une pause. « J’aurais voulu fonder une religion ou retrouver un culte très ancien et très obscurément sage, — le culte primitif de la Déesse-Mère qui jadis conçut l’Espace et enfanta l’Éternité. Je n’ai point l’âme d’une amoureuse, malgré la colère sensuelle de mes poèmes. J’ai l’âme d’une moniale qui, n’ayant point trouvé la paix dans le sanctuaire, a rejeté ses voiles et pleure de se voir nue parmi les parfums rituels. »

Une tristesse brisait sa voix.

« Je me perds en un labyrinthe de digressions, » se reprit-elle. « Avant d’avoir quatorze ans, je n’étais donc qu’un petit animal paresseux et mauvais.

— Comme tous les enfants, » anticipai-je.

« Certes, » dit San Giovanni. « Mais un songe s’infiltra à travers le sommeil de mon être, lors d’un voyage que je fis en Italie. J’en rapportai la perception confuse de la beauté. Vers dix ans, mon âme inconsciente avait été émerveillée par l’Ancien Testament et la mythologie hellénique. Pourtant, jamais l’universelle splendeur ne s’était révélée à moi, comme devant ces paysages trempés de lumineux parfums. C’est là que j’entrevis le plus clairement l’amour.

— Vous dites que vous n’avez point l’âme d’une amoureuse, San Giovanni, » interrompis-je, avec un léger étonnement. « Initiez-nous à votre conception de la tendresse et de la volupté. »

San Giovanni sourit bizarrement de son demi-sourire.

« Je vous ai dit combien mon enfance fut éloignée des rêveries impudiques. À dix-sept ans, j’ignorais tout de la bestialité sexuelle, malgré la liberté anglo-saxonne de mes lectures. Une jeune amie française, dont l’étroite éducation avait été très diligemment surveillée, me décrivit l’animalité des accouplements. Je l’écoutai avec un dégoût stupéfait et, tout d’abord, incrédule. Instinctivement, je me cabrai toute contre la laideur grotesque du rut humain.

« Les réflexions ultérieures ne dissipèrent point ma nausée.

« Mais, je m’absorbai bientôt en des pensées moins répugnantes. Une grande soif de justice m’enfiévra chimériquement. Je m’exaltai pour la femme méconnue, asservie par l’imbécile tyrannie masculine. J’appris à haïr le mâle, pour la basse férocité de ses lois et de sa morale impure. Je considérai son œuvre et je la jugeai mauvaise. Car la révolte de l’être fier contre l’oppression grondait déjà en moi.

« C’est alors que je composai mon poème de Vasthi, où je célébrais une des initiales rébellions féminines. Cette Vasthi, la première épouse d’Ahasuérus, plus belle et plus orgueilleuse que la craintive Esther, éblouit autrefois mon imagination juvénile. J’admirais la magnanimité de son défi, lorsque Ahasuérus lui ordonna de dévoiler aux courtisans ivres son visage glorieux comme le visage du soleil… Elle refusa de laisser profaner par les lubriques regards des satrapes son front mystérieusement splendide, et préféra mourir, répudiée et misérable.

« Et c’est pour cette hauteur d’âme que je la vénère et que je l’aime. »

San Giovanni se tut un instant.

Je me hâtai de l’interroger sur le mystère de sa vie amoureuse :

« Parlez-nous de votre douce compagne aux beaux sourcils, ô Saint pervers ! ».

San Giovanni se déroba, évasive et fuyante.

« Vous vous abusez sur l’ambiguïté de cette puérile ferveur… L’ignorance éloignait l’une de l’autre nos bouches trop ingénues.

« J’eus vingt ans avant d’entrevoir la grâce inexprimable des amours féminines, cette blancheur dans la volupté, cette grâce candide dans la tentation. La lecture de Méphistophéla m’ouvrit des jardins insoupçonnés et le chemin d’étoiles inconnues. J’adorais ce livre, malgré le mauvais goût de certains chapitres, où la morale bourgeoise épouse en justes noces le mélodrame populaire. Je compris dès lors que les lèvres incertaines pouvaient s’unir sans dégoût à d’autres lèvres, plus savantes mais non moins timides. Je compris qu’il fleurissait sur la terre de féeriques baisers sans regret et sans remords. Et, avec une anxieuse patience, j’attendis la venue de l’Inespérée…

— Parlez-nous d’elle, San Giovanni… »

Mais, prise d’une pudeur gauche d’éphèbe, la poétesse de Mytilène se détourna, effleurant, de ses mains fébriles, le piano à la basse veloutée. Les notes tressaillaient sous les mains voluptueuses qui les frôlaient avec une insistance légère.

« À mon regret inlassable, je ne suis point musicienne, » soupira-t-elle. « La Musique n’est pour moi qu’une évocation. Et pourtant, comme la Mer, elle est l’Infini… La Musique est une suggestion. Je me souviens de quelques strophes en prose que m’a dictées un nocturne morbide de Chopin. »

Elle s’accompagna en parlant, d’une mélodie tourmentée et pareille aux battements brisés d’un pouls de fiévreuse.


Je t’aime parce que tu ressembles à l’automne et au soleil couchant. Je t’aime parce que tu es malade. Je t’aime parce que tu vas mourir…

Je t’aime aussi parce que tu as les cheveux roux et les yeux verts et parce que tu es frêle et triste. Tu as l’infléchissement d’une fleur agonisante. Ta voix est mélancolique à l’égal des souffles d’octobre qui soulèvent les feuilles mortes…

Je t’aime parce que tu vas mourir.

Ta lassitude m’enchante et ta faiblesse me ravit… Quelqu’un doit assurément t’attendre, dans les tombeaux.

Car tu sais, comme moi, que les Mortes, assises au fond de leur sépulcre, attendent celles qu’elles ont aimées. Elles les attendent fixement, sans angoisse et sans impatience, en une immobilité épouvantable…

Quelqu’un doit assurément t’attendre dans les tombeaux…

Les Mortes enroulent leurs doigts autour des racines, espérant la venue de leurs amies et de leurs compagnes. Et parfois, à travers leurs paupières closes, elles comptent les années…

Je t’aime parce que tu vas mourir.

Lorsque tu seras morte, ô ma Dame d’automne ! tu m’attendras, assise sur les dalles de marbre lépreux. Tu souriras aux taches de moisissure qui prennent des formes imprévues, des contours étranges, et qui, parfois, comme les nuages, revêtent la figure des choses terrestres… Lorsque tu seras morte, tu m’attendras, comme celle qui, déjà, m’attend. Et, sous les paupières closes, tu dénombreras les années.

Quand je chanterai des chansons à mon ombre, je sentirai ta pensée flotter autour de moi, telle une haleine froide. Quand le grésil crépitera contre la fenêtre, j’entendrai le tambourinement de tes doigts. Les vents d’hiver m’apporteront le frisson de ton linceul qui passe. Je saurai que tu m’attends, en supputant le nombre des mois et des années.

Ton index jettera son ombre sur le cadran solaire. Tu t’insinueras à travers la brume et les bruines, comme celle qui m’attend déjà.

Je t’aime parce que tu vas mourir.

C’est la joie brève dans la beauté éphèmère que je bois sur tes lèvres. Je crois te prendre un peu de ta vie fuyante lorsque je t’embrasse. Je vois, à travers ton corps, le dessin délicat du squelette. J’adore tes tempes fébriles où bleuissent les veines et où brille une rosée de sueurs glaciales. Je t’aime, d’être si pâle…

Oh ! que tu es belle d’être ainsi émaciée et pâle !…

Quelqu’un doit assurément t’attendre dans les tombeaux…


San Giovanni écoula pieusement l’écho fugitif d’un accord expiré.

« Ce que la musique a de plus beau, » dit-elle, « c’est la pause au milieu du rythme ou le silence qui suit la dernière note tremblée… »

Elle considéra les touches du clavier, mystérieuses.

« Tout le charme de la mélodie est dans le jeu de la main gauche. Ah ! cette douceur grave, cet inexprimable sanglot de la clef de fa !

— Vous êtes une fervente des sons, San Giovanni, » constatai-je.

Elle acquiesça.

« Que j’aime cette vision religieuse qui promet aux béatitudes futures une Éternelle Musique ! Je voudrais, à l’égal des Élus, n’être qu’un souffle chantant exhalé dans l’espace !… »

Elle reprit, sur un ton voluptueux :

« La musique !… Quel prestige et quelle magie !… J’ai essayé de rendre ce sentiment dans un conte intitulé The Sin of Music. C’est le récit des tentations d’un Saint dans le désert. Tous les mirages et toutes les oasis chatoyèrent en vain devant ses yeux indifférents. La vue ne le perdit point. Les plus merveilleuses nudités de femmes et de statues resplendirent inutilement devant lui, telles qu’un infernal clair de lune sur les sables. Les Déesses elles-mêmes, plus désirables d’être lointaines, lui laissèrent entrevoir la flamme blanche de leur chair, sans faire jaillir de ses yeux mornes un regard de convoitise…

« Les parfums qui accablent, les parfums qui triomphent, les parfums qui tuent, montèrent vers lui sans rompre la paix profonde de son corps d’ermite. Les fruits les plus richement imprégnés de soleil, les fruits rares d’inaccessibles climats, et les vins de pourpre et d’or ne réveillèrent point en lui la joie de la saveur. Et le sens le plus délicat et le plus troublant, le sens du Toucher, ne lui fut point révélé par la douceur animale des fourrures, où les doigts s’égarent curieusement, ni par les tissus dont l’attirance équivoque semble un hésitant appel.

« Mais il succomba par l’Ouïe. La Musique, ardente et perfide autant qu’une maîtresse, la Musique qui stimule les regrets et qui ranime les souvenirs, la Musique qui enveloppe et entraîne comme l’eau, emporta son âme dans le sanglot d’un accord… La volupté des sons fut si aiguë qu’elle le fit renoncer à la lumière paradisiaque.

« Ainsi fut damné l’Ermite, jadis invulnérable, par le Péché des Harmonies. »

Les doigts de San Giovanni, savamment attardés, caressèrent avec une ténacité perverse les notes consentantes.



V
OP. 14
beethoven.



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V


J’avais vingt et un ans et j’étais ivre des jeunes libertés, lorsque Ione m’amena dans la maison de Vally, et que je connus les affres extasiées de la première passion. Depuis ce jour d’azur et de ténèbres, l’amitié s’était effacée devant l’amour. Ione, la sœur pâle, reculait dans le lointain. Je ne la nommais plus ma Consolatrice, car je ne lui confiais plus mes tristesses. Je les gardais jalousement dans les profondeurs endolories de mon âme. Et c’est ainsi que je devins l’être du silence et de la solitude.

Vally était toute à l’extase changeante de l’heure. De multiples visions féminines se succédèrent dans son existence nuancée. Je m’accoutumai à leur présence odorante, à leur sourire qui me demandait pardon. J’appris à ne leur garder nul ressentiment : elles ne me dérobaient point une tendresse que je n’avais jamais possédée. Je me sentais des indulgences presque amoureuses pour mes rivales. Elles me torturaient si involontairement et avec tant de grâce !

… Je me rappelle sans amertume ces passantes. Elles étaient dissemblablement adorables. J’admirai surtout une Israélite, magnifique comme l’Orient. Sa chevelure était imprégnée d’une odeur de roses fanées et de santal. Bethsabée sans voiles ne fut pas plus victorieusement splendide. Sous la langueur de ses lourdes paupières, sommeillait la violence des voluptés. Elle était presque terrible à force d’être belle.

Une enfant lui succéda, dont le profil et le gazouillis d’oiseau m’attendrissaient. Elle fut bientôt délaissée pour une jeune Anglaise, une âme de petite fille enchâssée dans un corps de déesse.

Deux sœurs se disputèrent ensuite le cœur mobile de Vally. Toutes deux étaient pâlement blondes comme un soleil boréal. Mais leur règne fut de courte durée. L’amante incertaine les oublia, éprise d’une petite Américaine au désirable sourire d’amoureuse. Nulle ne sut retenir sa pensée fugitive ni fixer son cœur indécis.

Néanmoins, j’enviai ces puériles bien-aimées, car elles avaient eu d’elle, ne fût-ce que pendant un instant, un baiser sincère.

« Je ne t’aime pas, » me disait-elle dans ses moments de loyauté. « Peut-être apprendrai-je à t’aimer plus tard. Tu m’enseigneras peu à peu la mansuétude et la tendresse. »

Et, avec une patience douloureuse, je guettais le regard adouci que, depuis si longtemps, j’attendais en vain.

L’été s’enfiévra de roses, l’été rayonna sur les mers, et Vally m’intima l’ordre de l’accompagner en Amérique. Je la suivis, comme au jour où j’avais abandonné pour elle mes espoirs et mes souvenirs.

Nous allâmes, dans un vaste collège de femmes, où quelques hommes d’étude et de travail étaient seuls admis. C’était toute une ville sacrée, une ville d’effort et de méditation. Ces jeunes filles se préparaient à la lutte future, ou élaboraient, pour leur contentement, un infini de rêves studieux. La joie de l’esprit, mille fois plus poignante que la joie de la chair, éclairait inexprimablement ces francs visages. Une quiétude s’exhalait des murs remplis de bourdonnements laborieux, qui faisaient songer à des ruches.

Celui qui n’a point passé dans le Nouveau Monde le divin mois d’octobre, ignore la splendeur de l’automne. Ce fut devant moi une flamme de couchant universel. Les forêts brûlaient ainsi que des bûchers ensanglantés, les ors et les bruns étaient d’une intensité de songe. De minuscules serpents, plus verts que des émeraudes en fusion, dormaient parmi la poussière des routes, et s’animaient soudain, telles des branches vivantes.

Il y avait aux environs de la ville, à la fois active et contemplative, un petit cimetière où venaient rôder les chauves-souris aux ailes bleues. Dans cette étroite cité des morts, Vally et moi surprîmes, vers le soir, San Giovanni en flagrant délit de composition littéraire. Elle était assise sur la tombe vénérable de Hannah Jane, épouse bien-aimée d’Ebenezer Brown.

« Vous avez réalisé votre idéal de bonheur, ô Poète ! » railla Vally, souriante. « Des serpents, des chauves-souris, des tombeaux et la solitude : vous voilà en possession de votre paradis. Car la béatitude ou la damnation diffèrent selon les âmes.

— En effet, » approuvai-je. « Mon Ciel, à moi, est contenu tout entier dans ce mot : Musique, et mon Enfer dans ce mot : Discordance. Mon supplice éternel sera sans doute d’entendre des bruits agressifs, des grincements de scies, des roulements de tramways, des hurlements d’enfants, des cris de sirènes et des tâtonnements de pianistes inexpérimentés.

— J’ai lu autrefois un livre fort curieux, intitulé Letters from Hell, » médita San Giovanni. « Cette correspondance de damné révélait un déplorable esprit protestant, mais elle abondait en détails bizarres sur les mœurs et coutumes infernales. L’âme est punie là-bas par le besoin tardif d’expier ses péchés terrestres… Les égoïstes errent à travers les crépuscules, dans une soif douloureuse d’aimer et de se dévouer. Ils balbutient au néant d’inutiles paroles de tendresse. Ils ouvrent les bras en de vains élans d’amour. Et les ombres à qui ils prodiguent les offres obséquieuses et les caresses ferventes, les repoussent excédées. Les hypocrites sont forcés de sangloter leurs anciens mensonges, malgré les protestations de leur âme altérée de franchise. Le supplice des vaniteux est plus terrible encore. Ils sont condamnés à voir ce que les autres pensent d’eux et à entendre tout ce qui s’est dit sur leur compte pendant leur existence terrestre. »

Nous frissonnâmes d’horreur simulée.

« Quel est le châtiment des luxurieux ? » demandai-je avec intérêt.

« Ils sont contraints à l’acte de désir, » répondit San Giovanni. « Lassés jusqu’au dégoût, ils rêvent obscurément d’une impossible chasteté. L’ardeur de la solitude les rongera, comme la faim, et les brûlera, comme la soif. »

Elle se recueillit un moment.

« Il y eut autrefois un homme qui se damna pour une femme, » poursuivit-elle. « La férocité sensuelle de son amour le supplicia jusqu’en l’Éternité. Il chérissait l’espoir de retrouver cette femme. Sans répit, il désirait sa venue dans l’Angoisse Ténébreuse. Et, pendant de longues années, il l’attendit.

— Telle est la magnanimité de l’amour, » observai-je, très philosophe.

« Il la revoyait, implacablement belle de toute sa jeunesse. Il haletait vers les lèvres lointaines, ensanglantées de baisers, vers les paupières de pourpre et vers le corps inexprimable. Il se souvenait des soirs mystérieux, et des paroles, et des divins silences.

« Longtemps, il attendit.

« Elle le rejoignit enfin. Elle s’accroupit à ses côtés. L’ombre révéla ce visage, où s’enchevêtrait le lacis des rides. Le sourire édenté s’ouvrait sur les gencives noirâtres. Les seins étaient pareils à deux outres dégonflées. Les yeux clignotaient lamentablement sous les cils rares.

« Le supplice de l’amant est de poursuivre ce spectre qu’il abhorre, de sangloter les aveux d’autrefois et de réitérer les promesses et les prières. Il implore avec répugnance les baisers de cette bouche à l’haleine fétide. Et il s’épuise à inventer d’abjectes louanges, devant cette chair jadis désirée. »

Vally se détourna, un peu pâle.

« Lorsque vous descendrez à votre tour dans l’Éternel Abîme, San Giovanni, » interrompis-je, « vous y trouverez beaucoup de lecteurs. Vos œuvres seront entre les mains de tous les damnés de lettres.

— Vous me flattez. Je me faisais une idée plus modeste de ma vogue littéraire. Être lue en enfer : quel succès ! Cela me dédommagera de la vente restreinte de mes volumes ici-bas.

— La justice, » ajoutai-je, « lasse de vagabonder vainement sur la sphère terrestre, s’est réfugiée en enfer. Car la justice est l’unique vertu des Démons.

— Dans l’enfer il n’y a point de Démons, » nia San Giovanni. « Les tortionnaires seraient inutiles, puisque les damnés se torturent eux-mêmes. Les Démons ne sont que la matérialisation grossière des Pensées Mauvaises. »

Un jeune professeur, dont Vally estimait le remarquable savoir d’helléniste, vint se joindre à nous pour nous annoncer victorieusement ses fiançailles. Vally murmura quelques phrases de circonstance. San Giovanni le considéra non sans mélancolie, et lui dit amicalement :

« Je vous offrirai, mon jeune confrère, des conseils qui feront plus pour votre bonheur futur que de vaines congratulations. »

Elle déploya le manuscrit sur ses genoux et choisit au hasard le passage suivant :


Le Charmeur de Serpents dit à l’éphèbe :

« Voici ce que m’ont appris les Serpents, conseillers de Volupté :

Fuis l’acte d’initiation, lâche comme le pillage, brutal comme la rapine, sanglant comme le massacre, et digne seulement d’une soldatesque ivre et barbare.

Si la femme que tu aimes est vierge, laisse à un inconnu le viol des premières pudeurs. L’amour doit être pur de tout ce qui n’est point la volupté. La souffrance dans l’amour est la fausse note dans la musique. »


Elle attendit en vain les remerciements émus de notre camarade. Avec une rare ingratitude, il s’était éclipsé, dès qu’il avait entendu parler de l’acte d’initiation.

Vally étouffait des rires scandalisés.

« Quels conseils pour un fiancé helléniste ! Vous avez offusqué la pudeur de ce digne jeune homme.

— Tant pis, » dit implacablement San Giovanni. « Il n’a pas craint d’offusquer ma pudeur, à moi, par cette indécente proclamation de ses fiançailles. Ce sont là des détails malpropres que l’on devrait éviter de donner en public. Chacun a son scrupule particulier.

— Taisez-vous, » sourit Vally. « Ou plutôt, lisez-nous cet essai qui arbore un titre aguicheur : le Prostitué.

— J’acquiesce à votre volonté mais non sans vous prévenir que le Prostitué m’est apparu, l’autre soir, sous les traits de ce M. de Vaulxdame avec qui vous valsiez si onduleusement, et qui est venu troquer son titre insignifiant contre de significatifs dollars. »

San Giovanni commença avec solennité :


Look here, upon this picture, and on this.

La prostituée passe dans la nuit.

Sa face a la fixité hagarde des attentes. Sur ses joues, le rouge des fards ressemble au rouge de la honte. Elle passe dans la nuit, traquée à l’égal des fauves, flétrie par l’universelle réprobation, guettée sans cesse par la captivité infamante. En danger perpétuel de mort, elle a, suspendu au-dessus de sa tête, non point le glaive de Damoclès, mais le vulgaire couteau du souteneur ou de l’amant passager. Elle est la créature exploitée, avilie, l’être écrasé sous le fardeau des préjugés et des règlements.

Or, cette femme s’est vendue, parfois même elle fut vendue, comme l’esclave du marché antique. Et ceux qui s’écartent de son chemin la nomment : Prostituée.

Le Prostitué vautre sa paresse dans des demeures aussi vastes que des palais. Des serviteurs vêtus, selon son caprice, de livrées pittoresques, exécutent silencieusement ses ordres. La grâce fine de ses chevaux attire les yeux que ravissent les belles formes animales. Le Luxe, cette réalisation de tous les songes de la terre, rayonne immuablement sur son chemin. Ses désirs s’incarnent en beauté. Les louanges éclatent autour de son orgueil. Il passe, le front dans la lumière, glorifié plus qu’un savant et plus qu’un apôtre.

Or, cet homme s’est vendu. Mais le Mariage a sanctifié le marché sous la voûte du temple. Des réjouissances solennelles ont salué l’acte vénal. Cet homme est béni par la religion, honoré par les mœurs et protégé par les codes, et moi seule le nomme : Prostitué.

Cette femme s’est vendue par ignorance, par nécessité, parce que les lois du salaire sont impitoyables pour celle qui travaille, et que le seul métier féminin qui permette de vivre dans l’aisance est celui de la galanterie.

Cet homme s’est vendu, parce que, malgré des possibilités de labeur lucratif, il a préféré la mollesse à l’effort et l’opulence au respect de soi-même. Or, mille fois plus déchu moralement que la Prostituée, mille fois plus méprisable, le Prostitué jouit de tous les biens et de tous les honneurs de la terre.

Et moi seule l’ai nommé de son nom véritable Prostitué.


« Vous avez raison de blâmer le Prostitué, » approuva ma Prêtresse, « ce qui ne m’empêchera nullement de valser avec lui ce soir. Je délaisse les cités de l’étude pour un bal très frivole dans une maison de campagne voisine. M’accompagneras-tu, mon chevalier servant ?

— Non, » refusai-je avec douceur. « Je t’ai trop souvent suivie des yeux, triste jusqu’à l’âme de te voir ondoyer entre les bras de ces fantoches. J’ai trop douloureusement envié et trop farouchement haï tes partenaires de valse ou de cotillon. Je n’irai plus au bal, Vally.

— Soit, » bouda-t-elle, avec un joli mouvement d’épaules. « Je vous laisse, San Giovanni, puisque vous préférez à ma compagnie celle des hiboux et des serpents. Méditez tant qu’il vous plaira les inscriptions funèbres qui vous entourent. »

Et les bruissements de sa robe réveillèrent sans pitié le silence des feuilles mortes.



VI
LIEDES AHNUNG
schumann.



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VI


La glèbe se ranimait sous les premiers baisers de l’Hiver. Il riait comme un géant heureux, réjoui des neiges, des glaces, des givres et des vents magnanimes. L’ivresse des premiers froids remplissait l’atmosphère de vigueur et de contentement. Je m’exaltais aux frissons de l’air, aigus comme une volupté.

La fin de novembre nous ramena vers Paris. Je n’éprouvais nullement cette paix du revenir qui émane de la maison familière. Seul, le foyer de Vally, où j’étais pourtant la présence taciturne qu’on tolère et qui impatiente, me donnait une impression de bien-être.

Paris ! Ce nom de ville aimée et désirée ne rendait la vie qu’à des apparitions peu gracieuses : le fantôme de l’ineffable Pétrus, si attendrissant de fatuité grasse, et les spectres des innombrables admirateurs et courtisans de Vally, que je haïssais en bloc.

Pendant mon absence, je n’avais pas écrit à Ione. Mon découragement amoureux était si profond que je n’aurais pu tracer une ligne sans avouer tacitement mes préoccupations amères. Car l’indifférence ennuyée de Vally s’accentuait avec le temps, et je commençais à désespérer. Je m’étais si vainement acharnée à une tâche impossible !

Lorsque nous fûmes de retour, j’allai voir la pâle amie de mon passé sans rêves. Je la trouvai, comme toujours, effroyablement méditative. Son front démesuré mettait une grande lueur blanche dans la chambre crépusculaire.

Longtemps, elle me baigna de ses yeux inoubliablement tristes et tendres. Il me sembla que dans ses prunelles s’exprimait l’aveu de sa pensée mystérieuse. Je m’efforçai de déchiffrer son regard, mais ma raison s’y perdait, comme en un abîme.

« Je t’en prie, » murmurait sa voix très basse, « comprends-moi. Devine ce que je ne puis encore te dire. Devine-moi et comprends-moi. »

Déjà mon geste impuissant lui répondait :

« Je ne puis deviner, Ione. Je ne puis comprendre. Aide-moi. »

Elle secoua lentement et doucement la tête, d’un air de regret infini. Quel verbe aurait pu traduire le mystère de sa pensée ?

« Parlons d’autre chose. Tu n’es plus l’être d’autrefois, si follement utopique, si épris d’idées et de chimères. Tu as renoncé à tout ce qui faisait jadis ta joie et ta fierté. Tes yeux sont deux lacs morts et ne revivent que lorsqu’ils rencontrent les yeux de Vally. Lorsqu’elle est auprès de toi, tu ne vois que son visage, tu n’entends que ses paroles, et, lorsqu’elle est loin, tu la contemples et tu l’écoutes encore par la pensée. Tu n’es plus qu’une ombre errante, tu n’es plus que le reflet et l’écho de Vally. »

J’eus un long frisson étonné. Jamais elle ne m’avait parlé aussi ouvertement de mon douloureux amour.

« Tu n’as pas trouvé le bonheur. »

J’essayai de sourire.

« Non certes ! J’ai l’âme si divinement malheureuse que, pour rien au monde, je ne voudrais me consoler. »

Ione soupira longuement.

« Et pourtant j’ai une prière à t’adresser. Je suis un peu malade et surtout très lasse.

— Lasse de trop penser, Ione, » interrompis-je. « Oh je t’en supplie, aime, agis, pleure, vis désespérément, mais ne pense plus avec cette épouvantable fixité ! »

Elle continua, sans m’écouter, sans presque m’entendre :

« Je vais me reposer un peu, dans le bienfaisant Midi. Là-bas, il y a des sapins fleuris de roses blanches, et des glycines mauves qui retombent jusqu’à terre. On y contemple des oliviers qui ont la couleur des vagues au crépuscule, et l’on y respire d’inexprimables aromes d’orangers en fleurs. Dans les montagnes, l’herbe est bleue de violettes. De grands lits d’algues empourprent la mer. Le soleil y est si puissant qu’il dissipe tous les maux. Viens oublier là-bas… Je te guérirai, je serai, comme autrefois, ta Consolatrice. Viens là-bas… »

Il me semblait que toutes les étoiles s’éteignaient à la fois dans une nuit misérable. Quitter Vally, ne fût-ce que pour quelques semaines ! Je souriais presque à la folie de cette pensée.

L’image trop désirable se dressait au fond du soir. Je contemplais, en un décor de souvenir, les cruels cheveux blonds et les cruels yeux bleus qui me rendaient si faible et si lâche.

Je voulus refuser avec tendresse l’offre amicale, mais je vis dans les prunelles d’Ione une si éperdue supplication que je n’osai formuler la phrase définitive.

« Plus tard, » répondis-je évasivement, « je viendrai plus tard, Ione. Pour le moment, je ne puis m’arracher à mes occupations. »

Je n’osai regarder mon amie. Il y eut entre nous deux un si vaste silence qu’il semblait s’étendre jusqu’à l’éternité.

« Tu me promets de venir ? » dit enfin la pâle Ione. « Tu me promets de venir plus tard ? »

L’angoisse que je devinai dans sa voix me fit soudain frissonner. Je mentis résolument.

« Je te le promets, ma chérie.

— Pèse bien tes paroles. Il y a parfois une très ironique Divinité qui oblige à l’accomplissement des promesses faites sans intention de les tenir. »

Cette phrase légère tombait dans les ténèbres lumineuses comme une prophétie.

Je pris les mains froides d’Ione. La désolation indicible qui s’appesantissait sur elle me courbait lourdement à mon tour. Nous restâmes côte à côte, et la mélancolique torpeur qui nous enveloppait embrumait nos pensées incertaines.

Nous étions tristes comme le crépuscule, et, comme lui, nous redoutions le néant de la nuit… Jamais je n’ai connu d’heure plus poignante que cette heure accablée et fraternelle.



VII
LA MORT D’YSEULT
wagner.



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  composer = "WAGNER."
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}
>>
}


VII


Ione partit quelques jours plus tard. Je reçus d’elle des fleurs ensoleillées, et une lettre délicate qui les suivit, comme un bonheur suit un espoir.

Je songeai parfois à elle avec une intense inquiétude. Puis ma passion dévorante absorba de nouveau mon âme tout entière.

De plus en plus, Vally s’éloignait de moi. Je ne la voyais qu’à de rares et amers intervalles. Elle était éprise d’espace et de liberté comme une mouette, et je suivais de loin son essor en plein azur.

Un soir, je reçus un billet de San Giovanni. L’écriture tourmentée s’allongeait et s’élançait plus fiévreusement encore que de coutume sur le papier gris pâle.


Je vous en prie, usez de toute votre influence pour mettre en garde l’impétueuse Vally. Le Prostitué a très malheureusement en sa possession une lettre d’elle, qui contient une promesse formelle de mariage. Je ne crois pas que Vally ait l’intention de l’épouser en effet. Les Américaines s’amusent parfois à se fiancer ex improviso, sans attacher plus d’importance à ce détail qu’à une partie de golf ou de tennis. Mais le Prostitué ne l’entend pas de la sorte.

Je vous en conjure, avertissez Vally.


La nausée du dégoût était plus puissante encore que ma jalousie crucifiée. Je m’inclinai devant la haine de San Giovanni pour l’Homme crapuleux.

Le soir tombait. Je n’osai plus me rendre chez la trop insouciante enfant. Le lendemain, j’allai frapper à la porte de Vally. Je regardai à le Bois dentelé de givre et pareil à une merveilleuse architecture mauresque. L’imperturbable valet de pied britannique me fit savoir, avec toute la majesté de l’accent anglais, que sa maîtresse était sortie. Mais la solennité de James ne réussit point à me convaincre. J’avais vu, dans l’antichambre, un chapeau et un pardessus d’homme. Et, à mes yeux jaloux, s’évoqua l’image du Prostitué.

« C’est bien, » dis-je à James, scandalisé jusqu’au plus profond de son âme de footman, « j’attendrai la rentrée de Mademoiselle. »

Et, sans souci des conventions mondaines, que j’offusquais en l’immobile personne de ce respectable serviteur, je m’installai dans l’atelier de Vally.

Les instants passèrent, plus lourds que les instants qui précèdent un orage. La porte allait s’ouvrir. Vally entrerait dans un frisson de parfums. Elle serait vêtue de clair de lune et elle aurait à son cou son collier d’opales perverses. Ses manches légères laisseraient entrevoir les bras nus que j’adorais.

Elle entrerait, en me souriant. Quelles paroles de voluptueuse colère trouverais-je pour exprimer la haine de mon amour ? Comment l’accueillerais-je, lorsqu’elle paraîtrait ?

… Le Prostitué était au-dessous de mon mépris. Il cherchait un établissement : c’était sa raison d’être et sa fonction sociale. Mais elle, mais Vally, ma vierge amoureuse et ma Prêtresse ?

Je pleurais sur sa déchéance morale plus encore que sur moi-même. Qu’importait mon misérable supplice de toujours, devant cette dégradation du vivant symbole de mon culte ?

Elle s’était fiancée, elle s’était promise toute à cet individu de sentiments inavouables, à ce personnage au-dessous de toute insulte.

Comment l’accueillerais-je lorsqu’elle paraîtrait ?

… Je ne lui dirais rien. J’irais vers elle, et je contemplerais au fond de ses yeux sa cruelle âme blonde. Elle s’épouvanterait de mon silence et de mon calme. Puis, froidement, résolument, je l’étranglerais…

Je l’étranglerais. Ce serait laid, brutal, sauvage mais ce serait un cauchemar bref, et, dans la joie du meurtre mystique, je l’étendrais sur le divan d’étoffe verte qui ressemble à un banc moussu. Je disposerais autour de son front le halo de ses pâles cheveux. Je mettrais dans ses mains des lys expiatoires, et j’effeuillerais sur son corps les roses qu’elle préfère, les roses blanches un peu vertes. Elle dormirait, un peu plus pâle que dans l’habituel sommeil. Et je l’aimerais, à cette heure surhumaine, plus que nul être n’a jamais osé aimer. Ce serait la Folie, avec ses exaltations et ses terreurs, et ses au-delà.

Je veillerais auprès d’elle jusqu’à l’aube. Je regarderais vaciller les cierges. L’azur de minuit remplirait les coins d’ombre… Les paupières de Vally bleuiraient étrangement. Et je dirais très-haut, comme un homme qui parle dans l’ivresse :

Je l’ai tuée !

Elle demeurerait à tout jamais ma virginale Prêtresse. Elle serait la blancheur de mes songes, l’Inaccessible et l’Internissable.

Je l’aurais sauvée en me sauvant moi-même. Je l’aurais emportée afin de la contempler dans l’Infini. Je garderais à travers l’éternité son cri d’effroi, — le seul cri sincère que j’eusse recueilli sur ses lèvres de mensonge, — et sa vaine prière. Elle ne connaîtrait point le remords d’avoir failli à soi-même. Elle ne connaîtrait point les lendemains de grâce, les empreintes caricaturales du Temps sur la statue humaine. Elle serait la Beauté que la Mort éternise dans un sourire. Elle ne pleurerait ni sur les autres ni sur elle-même. Et peut-être ressentirait-elle une gratitude compréhensive à l’égard de l’être qui l’aimait assez noblement pour la tuer.

La porte s’ouvrit avec lenteur… Elle allait paraître, mon rêve s’accomplissait… Et je m’avançai, mes mains crispées dans le geste de la strangulation… Ce serait si vite accompli, et après… et après…

San Giovanni entra. Elle ne vit point mes yeux hallucinés, car ses yeux à elle étaient remplis de larmes.

« Je vous cherchais, » balbutia-t-elle. « Je savais que je vous trouverais chez Vally. Je viens de recevoir ce télégramme… Ione… »

Je lui arrachai le papier banal où était intimé l’ordre solennel du Destin. Quelques mots qui résumaient brièvement, stupidement, tragiquement, la vie et la mort de deux êtres.


« Ione gravement malade… Venez… »


Lorsque je levai les yeux, il me sembla que je ressurgissais, comme Alkestis et comme Lazare, des profondeurs funèbres.

« Ione est atteinte de la fièvre typhoïde, » continuait San Giovanni. « Il y a des complications très redoutables…

— Je vais à Nice, » annonçai-je brusquement. « Je n’ai que le temps de très courts préparatifs de départ. Faites mes adieux à Vally… »



VIII
beethoven.



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    <ees bes' des ees >2. <g bes ees>8.[ <g bes ees>16] |
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    <g bes ees>4 <g bes ees> <g bes ees> <ees ees'>8.[ <ees ees'>16] | 
    <ees aes ces ees>4 <ees aes ces ees>8.[\cresc <ees aes ces ees>16]\!
    <ees aes ces ees>8.[ <ees aes ces ees>16 <ees ges! bes ees>8. <ees f aes ees'>16] 
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% LIGNE 4
    ees'8.[ ees16 ges8. bes16] ees4 ces8.[ ces16] | aes4 fes!8.[ fes16] ges4 
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}
>>
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VIII


J’étais dans le jardin d’Ione où pâlissaient des iris blancs plus mystiques encore que les lys. Je me souviendrai, pendant toute mon existence humaine, de ces iris blancs. Et une senteur mélancolique de violettes s’attardait dans les allées, comme un adieu.

Je considérais ce jardin où elle se plaisait sans doute à errer, âprement songeuse. Elle avait aimé ces fleurs, elle s’était inclinée vers ces iris blancs, elle avait respiré ces violettes.

Il me semblait qu’elle était déjà morte. Un pressentiment étouffait en moi l’effort de l’espoir.

D’anciennes paroles se répercutèrent dans le silence bleu. San Giovanni les avait murmurées jadis, par un soir de brume.

« L’amitié est plus périlleuse que l’amour, car ses racines sont plus profondes que les racines de l’amour.

« La douleur d’amitié est plus amère que la douleur d’amour. »

Je ne sais pourquoi ces choses du passé m’obsédèrent en ce moment… La pensée parfois s’égare dans les grandes douleurs, elle s’attache à des choses futiles, ainsi qu’un être englouti par l’abîme se raccroche vainement à une touffe d’herbe.

Quelque chose articulait nettement : « Tu vas perdre Ione. Ione va mourir… » Et j’écoutais sans comprendre encore.

Je cueillis, d’un geste d’aveugle, un iris blanc. Je disais « Cette fleur va mourir, comme Ione… Elle meurt déjà, comme Ione… Elle est morte, comme Ione… »

Et soudain, je levai les yeux. Une haute forme noire passait devant moi. Je vis que c’était un prêtre… Il se fit en moi une grande stupeur.

Un prêtre ! — Un prêtre, parmi ces fleurs véhémentes, dans ce jardin frémissant de parfums !… Ione avait fait appeler un prêtre à son lit de mort… Pourquoi ?…

Je me souvins de certaines phrases de moi qu’elle avait approuvées :

« En mes bosquets, les fleurs n’ont point de symbole. Elles n’ont que des pâleurs et des parfums. Je ne conçois pas d’autre éternité que celle des Poètes et des Statues… »

Et cette même Ione avait fait appeler auprès d’elle un prêtre !

J’évoquai les yeux fixes de mon amie, les yeux qui semblaient ne plus devoir se fermer, même dans le sommeil, et le front qui songeait toujours. Je compris toute l’horreur de cette perpétuelle pensée. C’était elle qui avait lentement ravagé et inexorablement détruit le frêle corps d’Ione.

Je sentis que la pauvre enfant, hagarde devant l’impénétrable Mystère, s’était réfugiée dans l’humaine consolation de la croyance catholique. Le silence l’avait si abominablement épouvantée, qu’elle avait écouté les voix qui parlaient d’espérance, de certitude, de cieux lumineusement ouverts. Sa raison ayant fléchi sous l’Inconnaissable, elle s’était attachée à la foi des simples qui méprise, qui nie et bafoue toute raison.

Et, se voyant sombrer dans la ténèbre, elle avait réclamé un secours à ce divin mensonge qui explique l’Inexpliqué…

Voilà pourquoi le prêtre était venu.

Elle m’avait autrefois demandé mon opinion sur l’au-delà et sur l’âme. Je ne trouvai à lui répondre que le tragique : « Je ne sais pas. »

… Et elle avait soupiré profondément.

« Je n’ai point d’idées, » avais-je ajouté, « je n’en ai jamais eu et je n’en aurai jamais. Les idées passent et changent, les sentiments seuls sont immortels. Les doctrines périssent, et l’amour demeure. »

… J’entrai dans la maison qui prenait déjà la couleur de cendre des demeures funèbres. J’insistai pour voir Ione, ne fût-ce que pendant l’éclair d’une seconde. Et, après de douloureuses supplications, je franchis le seuil de sa chambre de malade.

Comment exprimer l’impression qui me maîtrisa, quand je la vis ? Un effroi démesuré paralysait en moi l’élan douloureux de la tendresse.

Ce n’était plus Ione… Elle était déjà morte. Ce qui, devant moi, s’agitait et grelottait de fièvre, c’était son cadavre tiède encore.

On avait coupé les cheveux bruns, ardents ainsi que les nuits d’automne. Les pauvres lèvres remuaient continuellement pour des paroles incohérentes. Les regards vagues, qui ne discernaient rien, se tournèrent vers moi. Ione me contempla longtemps, — je ne sais si elle me reconnut. Elle n’était plus qu’une souffrance obscure… L’effroyable énigme de cette personnalité abolie me glaçait… Et je restai, comme Ione, une souffrance obscure…

Pour la première fois, je comprenais toute l’horreur de la déchéance humaine…

La Misère, la Maladie et la Vieillesse sont des abîmes où s’anéantit l’espoir, parce qu’elles sont la Laideur irrémédiable.

Une terreur s’empara de moi devant ce qui avait été Ione. La Mort me paraissait moins implacable que cette métamorphose. Je n’avais plus qu’un instinct de fuite. Cette inconscience qui ne voyait plus, qui n’entendait plus, qui ne parlait plus, qui ne comprenait plus, pareille à l’enfance, à l’idiotie, à l’extrême vieillesse, c’était Ione ! — Ione, cette subtilité profonde, cette pensée, Ione, cette complexe intelligence !…

Mes yeux errèrent une dernière fois sur ce visage méconnaissable, sur ce front trop haut et trop vaste qui m’apparaissait presque difforme, tant il s’élargissait sur l’oreiller pâle.

On me fit sortir, et, lâchement, la tête entre les mains, je m’enfuis, je m’enfuis, je m’enfuis…



IX
MARCHE FUNÈBRE
chopin.



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>>
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IX


Le décousu des heures qui suivirent m’étonne et m’épouvante. Je marchai longtemps dans la nuit en tâtonnant, comme un être soudain frappé par l’amaurose.

Je me souviens que, dans ma chambre, des parfums, aussi doux que des poisons, me brûlèrent les narines et la gorge… Je ne voyais que le front démesuré d’Ione… Le battement de mes paupières enfiévrait mes yeux malades… Je m’assoupis lourdement, stupidement, comme un ivrogne couché sur des pierres.

… Et je me réveillai… La chambre était bleue de ténèbres. Une rigide stupeur immobilisait mes pensées hagardes.

… Ione, debout au pied de mon lit, contemplait ses mains, dans cette attitude étrange qui lui était familière. Sans me regarder, elle recula jusqu’à un angle où elle n’était plus qu’une blancheur de brouillard et de songe.

D’un pénible effort, je tentai de me lever et d’aller vers elle… Mais mon pied glissa, et je tombai dans un flot de lave ardente qui ruisselait en bouillonnant au pied de mon lit. Je voulus hurler ma détresse, mais le fleuve fumant me charriait, fétu de paille égaré dans ses ondes de feu. De chaque côté du torrent embrasé, de vieilles femmes accroupies faisaient cuire des œufs et du riz sur la flamme liquide. Et la lune était de cuivre, tel un soleil d’hiver. Des cendres tombaient en une grêle drue.

Une soif abominable me desséchait le palais et la gorge.

… Mes yeux s’ouvrirent sur un temple au souffle de fournaise… Un trône de rubis empourprait l’ombre ainsi qu’un astre couchant. Du haut de ce trône, Kâli me contemplait avec une férocité religieuse. Elle laissa choir la tête de mort qu’elle broyait à la manière des chiennes affamées, et me sourit de ses dents rouges…

Le sirocco m’emportait, tourbillon de sable brûlé et de poussière jaune. Le sable et la poussière remplissaient atrocement mes poumons meurtris. J’ouvris la bouche, et le râle des étranglés secoua ma poitrine… Le sable et la poussière m’étouffaient, m’aveuglaient, m’ensevelissaient.

Je criai, dans la nuit sans étoiles…

Des prêtresses aux doigts trempés de nard rythmaient des danses mystiques. Elles étaient à demi-voilées de tissus d’un bleu nocturne. Une vaste émeraude soulignait leur nombril, et leur sexe découvert brûlait de flammes blondes ou rousses… J’étais une plume de paon que l’une d’elles agitait au gré de la danse lascive. Ce mouvement rituel me secouait impitoyablement…

Par la fenêtre ouverte de la chaumière, entrait la voix des passantes. Tout l’infini de l’inconnu entrait par la fenêtre ouverte avec ces voix. Mais je ne les écoutai point, les yeux fixés sur une rose blanche qui se balançait du haut de la croisée.

Ce fut ensuite un paysage puérilement artificiel qui évoquait les illustrations anglaises des contes de fée norvégiens ou allemands. Des arbres vernissés aux feuillages peints s’alignaient de chaque côté d’une allée plus lisse qu’une chevelure de petite fille.

Un grondement de cascades… Un sifflement de serpents mêlé au chuchotis des feuilles. Puis encore des cascades…

Et je me trouvai devant le cadavre de Vally… Vally flottait sur un marais stagnant. Les seins blêmes étaient deux nénuphars bleus. Les yeux révulsés me regardaient… Je compris que je l’avais noyée autrefois, dans le marais stagnant. Elle flottait, les cheveux mêlés d’algues et d’iris, comme une perverse Ophélie. Je l’avais tuée autrefois, pour un motif insensé. Et, de ses yeux sans regards, elle me contemplait éternellement…

Je sentis sur mon visage l’air froid d’un caveau funèbre. J’étais debout au milieu de quatre cercueils. Le plus grand était un cercueil d’homme. Il avait je ne sais quoi de massif et d’imposant. Je compris que c’était là le cercueil d’un homme de marque, — d’un politicien ou d’un diplomate… Des fleurs sans poésie s’y étalaient en larges taches sombres : des immortelles, de lourdes pensées aux pétales de velours pourpre.

Auprès de cette masse, s’atténuait et s’amincissait un cercueil embryonnaire, un cercueil de larve, que baignait un crépuscule de limbes… Des couronnes incolores, au parfum très faible, s’y fanaient avec simplicité. Ce cercueil d’enfant était tragique et nul, comme tout ce qui aurait pu être.

D’affreuses verroteries funèbres recouvraient un cercueil ratatiné, dont le bois était sillonné de nombreuses rides, pareilles à des toiles d’araignées. Ces hideuses couronnes de perles noires et jaunes devaient perpétuer la mémoire bourgeoise d’une vieille femme à la voix maussade.

Et, au plus profond de l’ombre, dans une adoration perpétuelle de cierges fervents, un cercueil virginal parfumé de violettes blanches… Je compris que je voyais le cercueil d’Ione…

Le silence était si mystérieux que les battements même de mon cœur s’étaient tus…

Mais, plus effroyable que le clairon des jugements divins, le bois du grand cercueil craqua. C’était la fermentation de la pourriture.

… Un râle, et un râle encore, et un dernier râle… J’avais cessé d’exister. J’étais une âme dépouillée de son corps. J’étais une masse informe et confuse, sans limites et sans consistance. Je flottais, n’ayant d’autre sensation qu’un grelottement de nudité.

Une pensée surnageait au milieu de ce vide conscient de lui-même, une pensée plus aiguë que le désir et la prière : « Une personnalité ! Un corps ! un nom ! Oh ! redevenir quelqu’un ! Être ce que je fus, quoique j’aie oublié déjà qui je fus ! »

De l’ombre… Et le Néant…



X
MARCHE FUNÈBRE
chopin.
Page 1Page 2


X


Enfin l’aube se leva dans mes ténèbres, et la grise apparition des êtres et des choses remplaça les effrois du délire. Dès que je pus entendre une parole humaine, on m’apprit qu’Ione était morte.

Elle reposait en un caveau funèbre. Son étroit cercueil était paré de violettes blanches. À travers la pénombre, je distinguai, avec un grand frisson, trois autres cercueils pareils à ceux que j’avais vus dans mon délire.

Je demeurai toute la journée parmi les morts. Je ne m’en allai que vers la nuit. Le parfum des fleurs agonisantes se mêlait à je ne sais quelle odeur fade, qui m’épouvantait. Par intervalles, le bois des cercueils craquait dans le silence, une rose s’effeuillait, avec un bruit très doux.

Lorsque je remontai jusqu’à la lumière, tout ce que je vis me parut incompréhensible et nouveau. J’étais plus semblable aux morts qu’aux vivants. Les voix me surprenaient par leurs sonorités étranges, le bruit des voitures dans les rues m’étonnait, la vue des êtres me frappait de stupeur.

Un jour, on vint m’annoncer que la cérémonie funèbre aurait lieu le lendemain.

Dans un brouillard de larmes, je me souviens de la froide église, et de la foule apitoyée, et de quelques profondes douleurs. Je revois le catafalque blanc et les fleurs virginales. J’évoque aussi le froid clergyman britannique et le froid service anglican… Malgré la conversion d’Ione à la croyance catholique, ses parents avaient imposé leur volonté dans le choix des cérémonies protestantes.

Le cri de résurrection et d’éternité sonnait creux devant le cercueil, où se fanaient les fleurs pâles. J’entendis, ainsi qu’un glas dominant les sanglots, la phrase liturgique :

Though worms shall eat this body…

Et l’horrible vision de ce corps doux et délicat, en proie aux vers du sépulcre, surgit devant mes yeux embrumés.

Though worms shall eat this body…

Ces paroles retentirent en moi plus profondément que toutes les promesses d’immortalité. Mon âme païenne se lamentait sur la beauté disparue, sur la douceur évanouie. J’étais le regret sans espoir, et la consolation chrétienne m’apparaissait ainsi que la raillerie la plus cruelle.

Je tombai à genoux. Devant qui, devant quoi et pourquoi ? Je ne sais. Je m’agenouillai très simplement, devant quelque chose qui était au-dessus de ma douleur et que je ne comprenais pas…

Dieu !… Le pauvre mot, le misérable mot qui nomme l’Innommable ! Comment un nom, c’est-à-dire l’étiquette inventée par les humains pour se reconnaître parmi leurs semblables, un nom, la définition d’une humaine pensée, peut-il résumer l’Infini ?

Et qu’importaient Dieu et l’Infini et l’Éternité même, devant ce cadavre qui fut un être aimé ?



XI
LA MORT D’ASE
grieg.

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XI


San Giovanni avait raison, lorsqu’elle disait :

La douleur d’amitié est plus amère que la douleur d’amour…

Jamais les cruautés de Vally ne m’avaient fait souffrir autant que la perte d’Ione. Jamais ses mensonges ne m’avaient fait souffrir comme le silence de cet être cher, dont je n’avais point entendu les dernières paroles.

Ce qui s’était passé au fond de cette âme taciturne pendant les derniers mois de son existence humaine, je ne le saurais jamais. Ses douleurs, je les ignorerais éternellement, ses doutes, ses hésitations, sa conversion finale, me resteraient impénétrables. Elle avait emporté son secret dans les ténèbres. Mon affection lui était devenue étrangère. J’étais le frivole, l’importun Autrefois, qu’elle n’avait point jugé digne de son souvenir.

Mais cette amertume fut bientôt oubliée en face de la beauté de cette mort. Ione était partie consolée, fût-ce par une illusion, fût-ce par une chimère. Elle avait eu la Foi qui surpasse la Raison.

« Elle est morte heureuse, » sanglotai-je éperdument… « Et qu’importe tout le reste ? Elle est morte heureuse. »

Ione, ma Consolatrice, je n’ai plus de mots devant l’Infini de ton sépulcre, devant l’aube de ton trépas. Si je le pouvais, je ne te rappellerais pas à l’existence mortelle. Je ne t’arracherais pas à la paix bienheureuse de ton sommeil. Si j’osais t’envier, j’envierais ton repos. Mais, quoi qu’il puisse advenir, je garderai ta mémoire, ta pure et fraîche mémoire… Ione, ô la meilleure tendresse de mon âme, je t’ai dit l’adieu suprême. Dors en toute sérénité, dors parmi les âmes chastes qui te ressemblent, les âmes que nul souvenir d’amour ne tourmente dans leur repos ! Dors en paix, toi qui fus l’Amitié consolante, toi qui fus la Tendresse virginale avant l’amour et au-dessus de l’amour.

Requiescat in pace… Amen…



XII
Op. 22
beethoven.

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XII


Le soir est glorieux ainsi qu’un hosanna…
Jadis, il me comprit et me rasséréna.

Je pleure, en contemplant le ciel roux comme l’ocre,
Sur mon esprit flottant et mon cœur médiocre.

Le fiévreux souvenir d’une Amie est dans l’air…
L’Arc-en-Ciel de la Mort se lève sur la mer.

Et vers toi la Prêtresse, et vers moi la disciple,
Monte la Nuit unique et diverse et multiple.

La couleur de mes jours, tel un prisme incomplet,
S’assombrit gravement du vert au violet.


Sans révolte, j’attends le crépuscule neutre,
Sable gris où le pas se veloute et se feutre.

Plus rouge que le vin aux Noces de Cana,
Voici venir le soir qui me rasséréna

Jadis, et qui versa ses ors de soufre et d’ocre
Sur mon esprit flottant et mon cœur médiocre.


La voix exquisement artificielle de Vally modulait ces vers attristés que San Giovanni lui avait dédiés jadis.

J’entrai. Mes vêtements de deuil mettaient une note sombre parmi les couleurs jeunes.

L’auditoire attentif de ma Loreley la contemplait en toute ferveur et l’acclamait frénétiquement. Le Prostitué se faisait surtout remarquer par l’excès de son admiration.

Vally, Madone perverse des chapelles profanes, respirait avec une douceur lointaine l’encens de ses fidèles.

J’ai la haine et l’horreur des écrivains et de tous ceux qui participent, directement ou indirectement, à la débauche d’imprimerie, déshonneur de notre époque. Aussi les amis littéraires de Vally s’empressèrent-ils de prendre congé d’elle, dès qu’ils me virent entrer. Je les mettais évidemment en fuite.

Seul, le Prostitué fit face à l’ennemi, représenté par mon humble personne. Il écoutait avec ferveur les paroles légères de Vally.

« Je me souviens, » disait-elle, « d’un petit cousin, que je me plaisais à battre comme plâtre. À travers ses larmes, il se réjouissait d’être battu. Le pauvre enfant était timide et doux ; il habillait d’étoffes éclatantes des poupées que je décapitais ensuite sans remords.

— Que je regrette, mademoiselle, de ne point vous avoir connue à cette époque ! » soupira imbécilement le Prostitué. « Vous deviez être une si adorable enfant !

— Il est banal comme l’adultère, » observai-je, lorsque enfin le jeune homme quitta le salon de ma Loreley.

Vally détourna de moi ses yeux glacés. Elle ne répondit pas directement à cette attaque.

Je continuai :

« San Giovanni me disait hier : “Si j’avais été assez malheureuse ou assez imbécile pour me marier, la lecture du trois cent millionième roman d’adultère aurait déterminé en moi une irrésistible vocation d’épouse fidèle. Oh le roman à l’usage des femmes du monde et des petites bourgeoises en mal de coupables idylles ! »

À ce moment, la robe serpentine de San Giovanni glissa sur le tapis avec un frémissement d’écailles.

« Vous venez une minute trop tôt ou trop tard, » observai-je. « L’auditoire enthousiaste qui écoutait vos vers vient de s’enfuir à l’instant, et je me préparais à vous louer d’une respectueuse admiration au moment de votre arrivée. Votre présence a tari en moi le flot des éloges. Je ne parle plus. J’écoute.

— Je viens de passer une heure mystique dans une église très ancienne, » dit San Giovanni. « Je me suis attardée parmi les ténèbres grises de la nef, et l’encens a divinement alourdi mon cerveau. En présence de ces hommes silencieux et de ces femmes recueillies, une parole très profonde d’un aveugle, entendue à Tunis, m’est revenue en mémoire « Donnez-moi un peu d’argent, afin d’acheter de la lumière. » Tous, nous oublions que la lumière ne se vend pas. Nous sommes les Aveugles, » ajouta San Giovanni d’une voix assourdie, « et nous épuisons inutilement notre volonté dans l’effort de voir, au lieu de fermer les paupières et de regarder en nous-mêmes. La lumière est en nous et non point au dehors. Nous ne verrons qu’en nous résignant à ne point voir.

— Ah ! contempler ce qui éblouit les prunelles fixes des aveugles ! Entendre les harmonies sanglotantes que les sourds écoutent en extase ! » interrompis-je. « Et surtout rêver le rêve incompréhensible et démesuré des Fous ! La douleur n’a sur eux aucune emprise. Ils vivent dans la splendeur d’une royauté illusoire. D’aucuns pensent être Dieu, et sont en vérité ce qu’ils pensent être. Ils sont énigmatiques et surhumains.

— Tu parles toujours trop, » reprocha Vally.

« Ne peux-tu écouter San Giovanni, au lieu de nous infliger tes dissertations futiles sur les fous auxquels tu ressembles ?

— Ne crois pas me l’apprendre, Vally… »

… La portière se souleva. Dans un bruit de feuilles remuées, une Femme m’apparut. Mes yeux furent attirés par une chevelure de Mélisande, une irréelle et rouge chevelure de martyre. Elle avait le regard lointain des filles du Nord. En la voyant, j’éprouvai ce divin et terrible frisson que réveillent une statue, jaillissement de marbre radieux, un tableau nostalgique, un accord infini. Avec un trouble de toute l’âme, j’entendis son nom : Éva.

Ce ne fut qu’une Vision. La jeune fille nous quitta presque aussitôt. Le charme religieux de sa voix grave persistait en moi.

Nous nous tûmes après son départ. L’ombre semblait plus mystérieuse. L’effluve de cet être inexprimable imprégnait l’atmosphère. Il y avait en Éva et autour d’elle une solennelle douceur.

Vally et la poétesse se remirent à causer, mais plus bas. Je sortis bientôt dans la rue tumultueuse. J’avais l’âme oppressée par la Discordance et par le Bruit. La laideur de la ville m’attristait. J’aspirais de toutes mes forces à un silence fraîchement vert parmi l’eau vive et les forêts.

Soudain, planant au-dessus de la confusion, des cloches égrenèrent leurs notes séraphiques. Elles louaient, à l’unisson, une Sainte, une Martyre, elles glorifiaient le nom sacré : Éva ! Éva ! Éva !



XIII
Op. 7
beethoven.
Page 1Page 2


XIII


« Ne sentez-vous point une odeur tenace d’encre d’imprimerie ? » demanda San Giovanni, les narines dilatées.

Le couchant ocellé entrait par les fenêtres de son cabinet d’étude.

« Sans doute, » acquiesçai-je. « N’est-ce point là le plus subtil encens qui puisse flatter une Divinité littéraire ?…

— Taisez-vous, » interrompit San Giovanni. « J’ai la nausée de tout ce qui s’exprime en vers ou en prose.

— Moi aussi, » sourit ma Prêtresse.

Dédaigneuse, elle se tourna vers moi.

« Sais-tu pourquoi je me plais dans la compagnie de cet aimable gentilhomme que tu appelles ridiculement le Prostitué ? Parce qu’il a prononcé l’autre jour ce mot exquis : « Moi, mademoiselle, je ne lis jamais. » Si j’avais en moi la possibilité d’aimer, je lui aurais voué une passion profonde pour ce mot, jailli de sa bienfaisante ignorance comme d’une source très claire.

— Pourquoi écrivez-vous, San Giovanni ? » m’étonnai-je. « Cette faiblesse m’afflige chez un être aussi intelligent que vous. Passe-temps comme un autre, et supérieur à l’art de massacrer des mouches, mais divertissement sans grâce, vous le reconnaissez vous-même.

— Je ne sais quelle puissance occulte m’acharne à cette œuvre vaine de lasser mes lecteurs et de me dégoûter moi-même, » soupira-t-elle. « Je suis la proie d’une habitude néfaste, comme l’ivrogne et le morphinomane. Quel philanthrope fondra une maison de santé où les littérateurs incurables se pourront guérir de leur hideuse maladie, à force d’hygiène, de remèdes et de soins intelligents ? Vous croyez que je plaisante, » ajouta-t-elle. « Je ne plaisante jamais. La plaisanterie est une grossière invention masculine. Je vous le dis en toute sincérité j’ai le dégoût du métier d’écrivain. »

Elle sourit.

« Hier encore, un imbécile n’a-t-il pas offensé mes pudeurs les plus sacrées en m’adressant une lettre dont la suscription m’a fait frémir d’une juste indignation ?

Mademoiselle Willoughby,                    
   Femme de lettres.

« Cela est cynique. On ne proclame point de pareilles turpitudes. Mettrait-on à la poste une enveloppe libellée de la sorte :

Mademoiselle Maximilienne de Château-Fleuri,
          Prostituée…

« Comme le public éclairé a, pour l’une et l’autre profession, toutes deux très intéressantes et nécessaires, le même indulgent mépris, je réclame au moins en faveur des femmes de lettres la même politesse élémentaire que l’on accorde aux demi-mondaines de grande marque.

— C’est que la femme de lettres a infiniment moins de modestie que la courtisane, » hasardai-je. « L’une ne vend que son corps à un nombre en somme restreint d’individus, l’autre vend son âme, tirée à des milliers d’exemplaires. L’âme nue est plus impudique que le corps dévoilé.

— Vous êtes aussi stupide que les gens qui m’écrivent. Je ne conçois pas de pire insulte à jeter à la tête de quelqu’un. Que l’on imprime sur mon œuvre tout ce que l’on voudra, je n’y vois aucun inconvénient, mais qu’on m’adresse d’agréables facéties dans ce genre !… »

Elle déplia, en riant, une lettre :

Mademoiselle,

Je regrette de ne point trouver dans votre œuvre la trace d’une influence masculine. Se rapprocher de la nature, n’est-ce point la plus ambition que puisse concevoir un écrivain ?

— La meilleure façon de se rapprocher de la nature, en écrivant, » interrompit Vally. « c’est de faire des fautes d’orthographe. »

Je regardai San Giovanni avec compassion.

« J’avoue que cette missive est du plus mauvais goût. Elle ne peut provenir que d’un professeur de l’Université ou d’un bibliothécaire.

— On ne saurait célébrer littérairement ce qui est inesthétique, » corrobora Vally, « et l’homme est l’Inesthétique par excellence. S’il n’y a qu’un petit nombre de femmes écrivains et poètes, c’est que les femmes sont trop souvent condamnées par les convenances à célébrer l’homme. Cela a suffi pour paralyser en elles tout effort vers la Beauté. Aussi, le seul poète-femme, dont l’immortalité est pareille à l’immortalité des statues, est Psappha, qui n’a point daigné s’apercevoir de l’existence masculine. Son œuvre n’en porte ni la trace ni la souillure. Car elle a célébré le doux langage et le sourire désirable d’Atthis, et non le torse musclé de l’imaginaire Phaon. »

San Giovanni contempla ma perverse bien-aimée avec cette reconnaissance que nous éprouvons pour ceux qui expriment, moins bien que nous-mêmes, certes, mais d’autre sorte, nos théories les plus sacrées.

« Je ne suis pas au bout de mes peines, » continua-t-elle. « Lisez encore cet article du secrétaire de l’Action Provinciale, que je viens de recevoir. La banalité de son style est pimentée d’une orthographe savamment fantaisiste. Il est regrettable que le fait d’écrire filozofie au lieu de philosophie ne puisse faire illusion sur la pauvreté des phrases et la misère de la pensée. Ce monsieur Bellebotte de Foyn, comme tous les petits provinciaux de lettres, est gonflé d’une vanité immense. Autant que Pétrus, il estime, en se souriant dans le miroir, que la séduction du mâle est si irrésistible qu’aucune femme ne saurait demeurer insensible à tant de charme. Laissez-moi vous lire cette phrase ineffable :

« Sapho, vraiment humaine, brûle enfin de l’amour véritable, de l’amour naturel pour l’homme, de l’amour inévitable, au lieu d’une volupté morbide et anormale… »

— Quel langage de cuistre de province romanesque ! » sourit Vally, en haussant les épaules.

« Ce monsieur m’est très sympathique, » intervins-je. « La distinction de sa sottise me plaît, autant que le chevrotement naïf de son style démodé.

— On ne brûle plus d’amour que dans les vers de l’abbé Delille, » acquiesça la Madone perverse des chapelles profanes.

« — Le courrier de ce matin, » nous confia San Giovanni, « m’apporte la missive d’un individu qui, après m’avoir gratifiée des louanges les plus outrées et les plus absurdes, me demande, ma photographie ! Lisez plutôt. »

Elle me tendit une lettre qui portait le cachet d’une ville de province. Je lus :

Madame et chère fée,

Peut-on s’offenser, même Déesse, d’être adorée, surtout lorsque, comme vous, on vit célébrant la caresse ? Depuis que j’ai étudié vos œuvres, j’emporte avec moi votre gracieuse vision, mais tout songe a besoin d’un aliment de réalité. Je ne demande point à descendre avec vous dans les profondeurs élyséennes pour y aimer une heure ; ce que j’ose implorer de vous, c’est l’envoi de votre portrait…

« Avez-vous donné une leçon de convenances à cet habitant d’une petite ville où l’on manque de femmes » demanda Vally.

« Seriez-vous curieuse de lire ma réponse ? Je ne l’ai pas encore mise à la poste :

Monsieur,

Sachez qu’il est toujours très dangereux d’écrire à des gens dont on ignore le caractère et l’existence, et que précisément vous avez mal choisi votre correspondante. Je n’envoie point mon portrait à des inconnus. Loin de m’enorgueillir des hommages masculins, je les considère comme une offense et comme une insulte.

Vous auriez dû comprendre, n’ignorant pas mes théories de farouche indépendance, que je n’aurais point eu la simplicité de me marier. Le titre de Madame que vous m’infligez me désoblige infiniment.

Vous me dites, Monsieur, que vous ne demandez pas à descendre avec moi dans les profondeurs élyséennes. Il ne vous manquait plus que cela ! Parce qu’on a le malheur d’écrire en vers et en prose, même lorsqu’on vit célébrant la caresse, suivant votre élégante expression, il ne s’ensuit pas de toute nécessité qu’on doive être une femme facile.

Agréez, Monsieur, mes sentiments de profonde surprise.

— Je comprends votre indignation, » approuvai-je. « Mais avez-vous d’autres sujets d’amertume, ô Muse qui vivez célébrant la caresse ?

— Certes. Le directeur d’un canard de province m’envoie une carte postale où il m’informe que, ayant inséré dans sa revuette une critique favorable à mes œuvres, il a vu plusieurs fidèles de l’Aquitaine Littéraire se désabonner.

— Ce monsieur ignore peut-être que vous avez jusqu’ici joui de l’estime de votre concierge. Il ne se doutait pas que sa lettre ouverte produirait sur l’esprit de ce dignitaire l’effet le plus fâcheux. »

San Giovanni poursuivit rageusement :

« Voici encore un passage d’une autre lettre dans le même genre. C’est la réponse d’un critique à qui j’avais appris qu’il se trompait en me gratifiant du titre de Madame :

Comment pouvais-je supposer que ce titre de Madame vous froisserait ? Votre dégoût des hommes, je l’attribuais à l’expérience, parbleu ! De quel droit, en effet, peut-on condamner de manière impitoyable un sexe qu’on ignore ?

— Quel style plébéien » m’offusquai-je.

« C’est un myope maladroit, » observa ma Très-Blonde. « On peut, sans être l’épouse ni l’amante d’un homme, juger le sexe tout entier par ses actions et par ses paroles. Or, les actions des hommes ont toujours eu pour but unique l’asservissement de la femme à leur caprice stupide, à leur sensualité, à leur tyrannie injuste et féroce. Et comment ne point haïr un individu qui se présente à vous sous les espèces d’un maître ? Tout être intelligent et fier se révolte nécessairement contre le joug d’un autre être, parfois son égal, mais le plus souvent son inférieur.

— Ce visage hirsute, qui rappelle le gorille, suffirait à m’éloigner de l’amour masculin, » interjeta San Giovanni. « J’ai rêvé autrefois que j’étais affligée d’une barbe. Je n’oublierai jamais l’effroi et le dégoût avec lesquels je me contemplais dans une glace noire, un miroir de ténèbres. »

Elle s’arrêta, puis, très convaincue :

« Ah ! la laideur des hommes !

— Mais, parmi toutes ces missives plutôt décourageantes, » insistai-je, « il doit pourtant se trouver des témoignages d’admiration. »

Dans les yeux lointains de San Giovanni brûlèrent deux lueurs rousses.

« Ne me parlez pas de ces fausses admirations, qui ne sont qu’un inavouable mélange de curiosité malsaine et de vice agréablement chatouillé ! » se cabra la poétesse. « Je préfère toutes les attaques, toutes les insultes même, à ces admirations-là. Ma fierté les répudie et mon orgueil s’en offense. L’impudence de ces éloges n’a d’égale que leur inanité. Les hommes ne voient dans l’amour de la femme pour la femme qu’une épice dont se relève la fadeur des rites habituels. Mais, dès qu’ils se rendent compte que ce culte de la grâce et de la délicatesse n’admet point d’équivoque, point de partage, ils se révoltent contre la pureté de cette passion qui les exclut et les méprise. Quant à moi, » ajouta-t-elle, presque solennelle à force de sincérité, « j’ai exalté l’amour des nobles harmonies et de la beauté féminine jusqu’à la Foi. Toute croyance qui inspire l’ardeur et le sacrifice est une religion véritable.

— Toutes les religions sont véritables et pourtant aucune n’est vraie, » regrettai-je.

« Sauf la mienne, » affirma San Giovanni.

Elle continua, le front plus sombre :

« Je ne sais pourquoi ce douloureux métier de femme de lettres me pèse aujourd’hui plus que de coutume. Les prostituées qui, malgré les laideurs de leur existence, n’ont point oublié tout élan vers le Meilleur, doivent souffrir de pareilles nausées. Leurs répugnances ne sont point plus rebutées que les miennes. Vous avez raison, ma conscience obscure, j’ai vendu mon âme. Mais le châtiment de mon ignorance est dans ces soi-disant admirations qui s’adressent à la femme plus qu’à l’artiste. Je n’aspire plus qu’à l’honneur d’être lapidée. Oh ! rencontrer une compréhension fraternelle, sans étonnements, sans éloges, une compréhension muette et féminine qui consolerait de toutes les paroles lues et entendues !

— Combien je vous approuve ! » soupira Vally. Et, virant de mon côté :

« Tu ne seras jamais pour moi l’incarnation de cette sympathie aux douceurs insoupçonnables, car tu m’aimes sans me comprendre, et tu m’admires aveuglément. De toute mon âme lasse, j’aspire vers cette amitié inconnue. De toute mon âme excédée, je me tourne vers elle aux heures de crépuscule.

— Si j’ai confondu ton image, ô ma Prêtresse, avec l’image de la Divinité que tu sers et dont tu m’as enseigné le culte mystérieux, c’est que je ne puis ni aimer ni haïr à demi. Je t’aime d’un amour absolu. J’aime tes injustices et tes trahisons à l’égal de tes élans magnifiques. Je ne nie point que ma passion soit aveugle. Elle s’abandonne sans discernement. Mais quand je t’offre le meilleur et le pire de moi-même, tu me demandes l’impossible amitié. »

Vally ne m’écoutait point.

« Pour vous, San Giovanni, » dit-elle, « vous avez toute ma sympathie. Je n’admets pas qu’on mêle la personnalité de l’artiste à l’œuvre qu’il élabore dans la souffrance. Cet espionnage public organisé autour de la vie d’un écrivain, je le condamne à l’égal de ces lâches profanations de sépulcres que sont les biographies et les publications posthumes. »

Je m’adressai à Vally :

« Plus que tout autre esprit révolté et sincère, je sens l’immensité de ce cri d’amour : Go thy ways to a nunnery. Nul, comme Hamlet, n’a connu le vomissement des êtres et des choses. Frémissant d’une colère royale, il a voulu préserver des souillures extérieures la femme qu’il aimait, et l’encloîtrer dans la dignité de la solitude.

Be thou as chaste as ice, as pure as snow, thou shalt not escape calumny, » souligna la poétesse de Mytilène. « J’ai souvent rêvé de la fraîcheur des chapelles, comme on rêve de la Mort. J’ai souffert toute ma vie du manque de foi. Car le seul bonheur enviable est celui des nonnes, des ermites et des solitaires.

— Je suis de votre avis, » confirma ma Loreley. « Les amoureuses sont prédestinées à l’angoisse multiple. Car les hommes méprisent involontairement celles qui se plient à leur joug. Comme les animaux sournois, ils aiment à être battus. C’est l’instinct le plus profond qui parle en eux. Aussi n’adorent-ils jamais que les femmes qui les dédaignent. Au fait, San Giovanni, une femme a-t-elle jamais aimé un homme ?

— J’ai peine à concevoir une telle déviation des sens. Le sadisme et le viol des petits enfants me paraissent infiniment plus normaux. Les Juliette, les Yseult et les Héloïse ont aimé l’amour, elles n’ont point aimé l’amant.

— Me permettez-vous, ô Saint équivoque… » commençai-je.

Vally me jeta un regard soupçonneux.

« Tu as l’air ridiculement solennel de quelqu’un qui va donner un conseil, » cingla-t-elle.

« Je te répondrai par une citation, ma Très-Blonde. Te souviens-tu du Charmeur de Serpents, dont notre amie littéraire nous a transmis les maximes ?

Ne suis jamais un conseil, pas même l’un de ceux que je te donne. Tout être doit vivre sa vie personnelle et gagner chèrement l’expérience qui ne prouve rien.

— Soit, » concéda Vally, « mais cela ne t’empêchera pas de nous infliger le conseil que nous n’écouterons point.

— Ne recevez plus aucun littérateur, San Giovanni. Fermez votre porte aux auteurs comme aux critiques. Alors seulement, vous jouirez de la paix des méchants. Car les justes ne goûtent point la paix. Leur conscience les tourmente.

— Tu es désagréable et haïssable, comme tous ceux qui ont raison. »



XIV
Op. 27 no 2
beethoven.

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XIV


J’errais dans les rues où s’empourprait un merveilleux crépuscule mauve, pareil à un tissu de violettes, lorsque je rencontrai San Giovanni. Elle semblait plus que jamais détachée d’un cadre ancien. Les seins et les hanches sans relief, de vierge adolescente ou d’éphèbe, ne soulevaient point l’étoffe de sa robe imprécise. Elle était droite et longue comme un page.

« Quel hasard bénévole a conduit jusqu’ici vos pas, San Giovanni ? Quelque Florentine aux yeux plus noirs que la nuit italienne, vous attend sans doute, accordant un luth ou effeuillant une rose ? »

L’Androgyne me répondit brusquement, toute à l’intime trouble de son âme.

« Je crois qu’au fond de votre passion amère pour Vally il dort une tendresse insoupçonnée de vous-même. Je viens faire appel à cette douceur d’amitié qui est en vous. »

Mon étrange amie s’arrêta, indécise.

« Vous ne connaissez pas Vally comme moi. Votre âme britannique, où sommeille encore le vieux levain protestant, ne peut se plier à l’intelligence de ces flirtations très hardies et très ingénues où se complaît la rouerie puérilement perverse des Américaines. Vous êtes de races d’âmes différentes : vous ne vous comprendrez jamais. Vally aime à faire souffrir les hommes par l’offre impudente de son inviolable beauté. Elle a voulu cette attitude d’Idole tangible, et pourtant lointaine. Elle frémit délicatement de se savoir inaccessible dans une atmosphère brutale de désirs et de convoitises. Elle adore les tortures que font naître son regard et son sourire. Le sentiment de sa puissance féminine l’enivre. Mais elle demeure plus froide que les glaces éternelles qui défient le soleil. Votre orgueil saxon n’admettra jamais ces subtilités. Vous gardez l’âme hostile, l’âme hérissée de soupçons, de l’antique Roundhead. »

Elle s’interrompit, ses yeux énigmatiques scrutant mes yeux humiliés.

« Écoutez-moi bien, disciple de l’Ironside Cromwell si peu compris par le bourgeois français Hugo. Si vous ne modérez point votre douleur jalouse et votre humeur sauvage, vous perdrez Vally. Elle s’évadera de ce brouillard dont vous voulez l’envelopper, et où elle étouffe. Il lui faut le grand air, l’espace et le soleil. Elle a une si brûlante jeunesse, une telle ardeur de vivre !…

— Ô San Giovanni ! patron des amours perverses, conseillez-moi, car nul ne doit connaître Vally plus fraternellement que vous.

— Vally, comme vous le savez, a eu le tort de se fiancer en secret avec le Prostitué. Oh ! n’attribuez pas à ce fait insignifiant plus d’importance qu’il n’en a dans la réalité. La plupart des jeunes Américaines, je vous l’ai dit cent fois déjà, se promettent en mariage à droite et à gauche sans la moindre intention d’accomplir ce sacrifice. C’est un prétexte à baisers sur les lèvres, rien de plus, et, en Amérique, le baiser sur les lèvres n’a guère plus de gravité qu’un baiser sur la joue en France. Entre sœurs et entre amies, — sans équivoque ! — on s’embrasse à pleine bouche… Vally ne fait que suivre les usages de son pays natal. Elle a déjà eu treize fiancés, et c’est sans doute afin de ne point s’arrêter sur ce chiffre fatidique qu’elle en a élu un quatorzième… »

San Giovanni hésita un instant.

« Je vous en prie, obtenez de notre fantasque Morgane la promesse de bannir cet homme de son intimité. Je ne prononcerai pas le mot démodé et ridicule de compromission. On ne compromet plus les jeunes filles, Dieu merci ! Elles seules peuvent se compromettre en allant vivre maritalement avec un monsieur, ou en devenant enceintes… Vally ne se donnera jamais à un homme, » se reprit-elle. « Elle n’aime point les hommes, vous devez le savoir aussi bien que moi. Elle se méfie d’eux, comme on se méfie instinctivement de ses adversaires, elle les hait comme des ennemis, elle se mesure avec eux comme avec des rivaux. Ne craignez point la présence d’un homme dans le cœur de Vally. »

Je n’écoutais plus les paroles de San Giovanni, je ne voyais plus le sourire de ses lèvres aux lignes sinueuses. Je chancelai ivre de douleur.

« Addio, Saint pervers. »

J’allai, sans pensée, vers la demeure de Vally. Je m’étonnais de souffrir si peu, ou plutôt de souffrir si inconsciemment.

En arrivant devant la porte où, tant de fois, j’avais hésité délicieusement avant d’entrer, l’horreur du présent me rappela à la réalité de l’heure, comme une torture nouvelle ranime le patient évanoui.

Je ne me souviens plus très exactement de ce qui suivit, car je marchais dans une brume de cauchemars. Ma mémoire évoque surtout la pénombre savante du boudoir vert, et la silhouette blanche de Vally.

À ma vue, le pli de ses lèvres dessina un sourire contraint. Le Prostitué s’agita fébrilement sur son fauteuil.

Je m’approchai de Vally.

« Je viens vous féliciter de l’événement heureux que j’apprends. Vos fiançailles… »

Vally se leva, blanche et longue comme un lys expiatoire.

« Je ne comprends pas, » répliqua-t-elle sèchement. « Il n’a jamais été question de fiançailles entre M. de Vaulxdame et moi. »

… Lorsque je retrouvai la notion des choses réelles, le Prostitué n’était plus dans le boudoir. Vally me regardait de ses yeux bleus froidement courroucés.

Je ne sais plus quelles paroles inhabiles je balbutiai dans ma fièvre. J’essayai machinalement des phrases de reproche et de blâme, en m’efforçant de maintenir un accent résolu… Les lèvres minces de ma Loreley se contractèrent. Elles ne semblaient plus qu’une mince ligne transversale dans son visage immobile. Je m’écoutais sans m’entendre moi-même…

La voix de Vally, dure comme un choc de métal, raya le silence.

« Je ne m’explique pas ton imbécile obstination à m’irriter et à te rendre intolérable. Tu aurais dû voir que, si je dédaigne les calomnies, je méprise ceux qui s’en font l’écho stupide. Je ne crois pas un seul mot de ces fables ridicules à propos de M. de Vaulxdame, inventées sans doute par ta jalousie en délire. Mais cet énervement perpétuel où tu te complais à me jeter par tes soupçons tracassiers et absurdes, a lassé ma patience. Nous sommes à un tournant du Destin où nos deux routes différentes se séparent. J’ai toujours été loyale envers toi. Je ne t’ai point fait de mensongères protestations de tendresse. Dès la première minute, je t’ai ouvert le néant de mon cœur. J’aurais voulu t’aimer : tu n’as point su m’inspirer l’amour que je souhaitais si vainement.

— Je ne sais si ma passion maladroite fut la seule cause de cette grande inintelligence de nos âmes. Certes, je t’ai importunée de ma méfiance ombrageuse. Mais n’était-elle point la conséquence logique de cette froideur méprisante que tu me témoignais ? Tu t’adressais à moi comme un maître brutal qui rudoie un serviteur négligent. Tu te plaisais à me blesser, et à donner à tes courtisans le spectacle de mon humiliation. Si ces multiples blessures m’étaient plus douces que les caresses d’une autre, elles m’étaient plus amères que la fin des espérances terrestres… Je ne te fais aucun reproche, Vally, ma Très Blonde et ma Bien-Aimée. Je t’ai immolé ma vie avec joie. Tu m’as fait connaître l’incomparable volupté du sacrifice, la merveilleuse douceur du renoncement. Je t’ai aimée d’un amour pieux, comme d’autres aiment leur Madone. En vérité, les prêtres et les moniales, qui répudient le siècle dans leur ferveur divine, n’ont point connu l’extase mystique avec laquelle j’ai tout abandonné pour te suivre. Tu es l’Inoubliable, Vally. Tu peux me chasser de ta présence, tu peux m’exiler de ta grâce cruelle, mais tu n’effaceras jamais l’incomparable souvenir que j’ai mis à l’abri des métamorphoses de l’existence. Car on n’efface jamais la brûlure profonde du premier amour. »

Elle ne m’écoutait plus. Une colère glaciale brillait dans ses prunelles pâlement bleues comme un fleuve du Nord.

« Ta présence m’est devenue odieuse, » dit-elle de cette voix mesurée des juges qui prononcent une sentence capitale. « Tu es sur mon chemin l’ombre qui obscurcit les rayons et qui endeuille les roses. Ton âcre tristesse m’exaspère indiciblement. L’amertume de ton caractère te rend abominable. Tu es une âme de colère et de haine. Tu t’obstines à ne me voir que sous l’aspect le moins beau. Tout ce que je possède de fier et de noble est resté ignoré de toi. Ta mesquine jalousie ne pouvait s’élever au-dessus des faits et des apparences. Va, je préférerais n’importe quelle inimitié loyale à l’hypocrisie de ton amour. Va ! » ordonna-t-elle, de sa voix d’acier.

Je sortis. Un grand silence s’était fait en moi. Mon cœur était pareil à un sépulcre sans aurore.



XV
Op. 2 no 2
beethoven.

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XV


Je partis le lendemain pour Tolède. J’aime l’attitude de cette ville d’automne, attardée en le souvenir. J’aime la lèpre de ses maisons, la maladie de ses pavés, les plaies de ses murs, l’agonie de ses fresques. L’amour de la folie m’attira vers les tableaux du Greco. Ses anges de démence, aux fronts bizarres et fuyants, aux fronts d’où la pensée s’est à jamais enfuie, m’obsédèrent de leurs regards hallucinatoires. À Madrid, j’avais contemplé pendant des heures les longs visages invraisemblablement étroits et pâles de ses portraits.

D’où me vient cette passion singulière pour la folie et pour le suicide, alors que je ne possède ni assez d’imagination pour l’une, ni assez de courage pour l’autre ? Je ne sais…

Donc, je n’eus point la bravoure définitive du seul Acte qui vaille une résolution. La complexité et la laideur des moyens de délivrance me retinrent, et surtout la crainte de ce ridicule qui stigmatise les suicides avortés.

Il me revenait à la mémoire la litanie morbide que San Giovanni avait autrefois composée en l’honneur de Notre-Dame des Fièvres, si victorieusement enchâssée dans cette ville de désolation.

Ton haleine fétide a corrompu la Ville…
Un vert de gangrène, un vert de poison
Grouille, et la nuit rampe ainsi qu’un reptile.
La foule redit en cœur l’oraison,
Délire fervent qui brûle les lèvres,
Frisson glacial parmi les sueurs,
Vers ta lividité, Notre-Dame des fièvres !

L’ombre t’a consacré ses mauvaises lueurs.
Les phosphores bleus sont tes frêles cierges,

notre-dame des fièvres

Et les feux-follets dorent ton autel,
Vierge qui souris à la mort des vierges,
Qui demeures sourde à l’obscur appel,
Madone vers qui matines et vêpres
Montent en grelottant, Notre-Dame des Lèpres !

Ta cathédrale aux murs rongés par les lichens
Écœure le soir par sa tiédeur fade.
Sur les lits souillés de hideux hymens
Suinte la moiteur des mains de malade.
Les ladres squameux et les moribonds
Mêlent leur soupir au cri des orfraies
Et baisent tes genoux, Notre-Dame des Plaies !

Tes tragiques élus ont incliné leurs fronts
Sous le vent divin de tes litanies.
Et, parmi l’encens et les chants sacrés
Et l’écoulement des âcres sanies,
S’exhale un relent de pestiférés.
Le pus et le sang et les larmes pâles
Ont béni tes pieds nus, Notre-Dame des Râles !

Peu à peu, je discernai la pâleur cruelle de la Madone des Pestiférés. Dans ses yeux stagnants s’azuraient et se verdissaient les reflets des eaux mortes. Des souffles paludéens émanaient de sa robe aux plis tourmentés. Sa face était tumultueuse comme les visions du délire. Mais ce qui m’épouvantait le plus, c’est que je reconnaissais dans l’Image Mortelle l’image de Vally… Les yeux stagnants réfléchissaient le regard de Vally… Le visage changeait à l’égal du visage de Vally… Elle était venue corrompre l’air et le soleil où je retrempais mes sanglotantes lassitudes. Elle était venue empoisonner à jamais mes espoirs d’oubli et de guérison. Elle était venue, sachant que je ne lui échapperais point…

Les jours passèrent, et j’écrivis à San Giovanni pour abréger une heure douloureuse.

Elle me hante comme un remords. Je ne peux plus me ressaisir, je ne peux plus revivre. Son souvenir me tue sans m’achever.

J’entends parler d’elle. Elle est joyeuse. Elle s’amuse, là-bas, elle n’a point de pensées en dehors de ses bals et de ses dîners futiles, et peu lui importe que j’agonise ici.

Vainement, j’ai voulu me tuer deux fois. Si je trouvais pourtant, au fond de ma faiblesse et de ma lâcheté, l’énergie de disparaître, si j’y réussissais enfin, vous ne diriez jamais, jamais à Vally, — n’est-ce pas ? — que c’est pour elle que je mourus, et qu’elle seule me porta le dernier coup.

L’amitié très blanche d’Ione fut jadis ma consolation et mon refuge. Depuis sa disparition, je n’ai plus rien sur la terre.

Les quinze jours qui suivirent ma première rencontre avec Vally ne furent qu’une stupeur extatique, un éblouissement enchanté. Oui, pendant ce temps, je n’ai pas pensé, j’ai vécu. Et cependant je savais qu’elle ne m’aimait point, que je me trompais comme elle s’était trompée. Je savais qu’il était trop tard et je me complaisais dans l’Irrémédiable.

Ce n’est point sa faute si elle n’a pu m’aimer. Ce n’est point non plus la mienne. Ne la blâmez point, puisque moi-même je ne la blâme pas.

Vous avez peur de la mort, vous le poète de la lumière, des roses, de l’Aphrodita. Vous, l’attardée de Lesbos, vous craignez la mort, moi, je l’aime comme une maîtresse lointaine. Je suis du Nord, j’aime les brumes qui voilent de mystère les choses réelles, j’aime surtout les ténèbres fraîches.

Je hais la vie. Je ne sais ni comment, ni pourquoi j’existe encore.

Tout ce que j’écris est inutile, faible, impuissant impuissant comme ma pensée, faible comme mon cœur, inutile comme ma vie. Je me réjouis au souvenir de la fin d’Ione. Je triomphe de la certitude de son repos. Elle ne souffre plus de l’oppression de vivre, elle n’est plus qu’un parfum errant au fond de la nuit, un peu de sève dans un brin d’herbe…

La douleur ! Ah ! la banalité, ah ! la monotonie de la douleur ! Elle est vulgaire, puisqu’elle appartient à tous. Elle est la prostituée sans grâce que la foule possède. De l’avoir connue, il me reste une lassitude où se mêle une nausée.

Vally ! elle a de divins sourires d’âme, et des larmes inespérées. Mais elle a surtout des cruautés implacables. Je veux l’aimer comme on aime une Morte. Je veux ne plus songer qu’à l’Incomparable qui est en elle, à la langueur fébrile de nos rares baisers, à la tristesse des heures attendries.

Un portrait d’elle, que j’avais commandé il y a quelque temps, m’est enfin parvenu, grâce à la complicité d’un Destin ironique. La plaie vive de mon être s’est encore envenimée à la contemplation de ce visage et de ces lèvres. Ah ! ces yeux froids qui m’ont percé l’âme de leurs regards sans tendresse !…

Elle fut mon premier amour, voyez-vous, je n’ai jamais aimé qu’elle. Je crois que je ne pourrai jamais aimer une autre femme de cette même passion furieuse et farouche.

Je ne sais point l’oublier aux heures oh je veux me distraire de cette idée fixe. J’ai fait discrètement la cour à une Espagnole fervemment parfumée comme une nuit de Mytilène. Mais ce n’est là qu’un jeu sans importance, un simple thème de conversation sur lequel il est plus agréable de broder que sur le thème trop usé de la pluie et du beau temps. Cela ressemble à l’amour vrai comme la peine d’une enfant ressemble à l’agonie d’une martyre.

N’est-ce pas ?

Je rêve d’une mort qui serait une volupté, d’une mort qui serait une consolation de la vie. Et cette mort serait l’Impossible Bonheur qu’on n’a jamais entrevu. L’obsession de cette mort est pareille au désir qui s’exalte vers une femme aimée.

San Giovanni m’adressa une lettre doucement railleuse. Elle me décochait quelques sarcasmes aigus et me raillait de mon inconstance. Elle insistait sur l’Espagnole aux yeux d’abîme.

Je lui répondis aussitôt :

Ne savez-vous donc pas, San Giovanni, que la psychologie se trompe presque aussi infailliblement que la médecine ? Vous êtes tombée dans l’erreur la plus profonde en croyant que mon amour pour Vally se conjugue au passé. Tout est fini entre nous : c’est la meilleure des raisons pour que je continue à l’adorer.

J’ai commis une faute grave en l’excédant de ma jalousie imbécile. Mais cette jalousie fut toute spéciale. Je ne la blâmais point lorsqu’elle s’agenouillait devant la beauté féminine, mais mon orgueil se révoltait à la pensée de partager avec des êtres grossiers ses sourires, ses promesses et même ses baisers.

Voilà le mortel affront, l’outrage irrémissible.

Quant à la brune Sévillane, ô devineresse grossièrement abusée, je la revois demain après une absence d’une semaine, et cette pensée m’est indifférente. Elle a la perfidie de l’Autre, de l’Unique, sans le charme cruel, la magie de tout l’être, qui jadis m’ensorcelèrent.

Cela n’empêche pas ma nouvelle souveraine d’être tout à fait exquise. Elle a très peu d’intelligence, mais beaucoup de ruse subtile.

Je vous parle de tout cela légèrement peut-être. La vérité est que je m’égare dans la douleur. Je hais Vally avec passion. Je la verrais souffrir avec délices. Et je donnerais pourtant mon cerveau et mon sang pour lui épargner la moindre angoisse. Je ne sais plus. Je l’aime.

Au revoir, poète de Mytilène, disciple pieuse de Psappha. À quand ? je ne sais. Je ne puis envisager l’avenir lorsque le présent est d’une intensité si douloureuse. Vous me plaindrez peut-être un peu, puisque vous êtes une amie loyale autant que subtile et tout à fait délicieuse lorsque vous ne faites point de psychologie.

Je n’ose vous baiser les mains, San Giovanni. Vous avez des mains presque viriles, des mains qui possèdent, qui prennent et qui gardent, mais ne s’abandonnent jamais. J’ai, comme vous le savez, la passion des mains, plus éloquentes que les visages.

Je me souviens comment Ione, pendant des heures, contemplait ses mains de malade aux matités d’anciens ivoires…

Je n’ose point non plus vous serrer la main en camarade, car vous avez des mains perverses, San Giovanni, et elles me déconcertent. J’ai trop l’inquiétude de leurs longs doigts sinueux. Toute réflexion faite, je vous dis très simplement : Au revoir.

Je quittai la divine Tolède pour m’abîmer dans le rêve mauresque. L’Alhambra fut pour moi un enchantement pieux. La sala de las Dos Hermanas me devint plus chère que toutes les autres. Par un soir de sortilège et de souvenir, je vis les Deux Sœurs royales, Zoraÿda et Zorahaÿda.

… Elles étaient assises l’une en face de l’autre, de chaque côté de la fontaine. L’eau chantante miroitait dans l’ombre, et leurs yeux ingénus riaient en la contemplant. Les joueuses de guzlas endormaient moins harmonieusement leur immuable rêverie. Parfois, les princesses modulaient une mélopée bizarre et leurs voix dominaient la musique de la fontaine.

Leurs regards, tout ensemble proches et lointains, se cherchaient à travers une brume de fraîcheur. Et, chaque fois que leurs yeux s’appelaient et s’avouaient ainsi, elles frémissaient d’une angoisse merveilleuse…

Mais la fontaine les séparait plus efficacement l’une de l’autre que toutes les portes du palais. La fontaine leur semblait l’obstacle infranchissable. Elles se souriaient pâlement à travers la brume d’eau… Jamais, elles n’osèrent s’asseoir l’une près de l’autre et se prendre les mains. Jamais, elles n’osèrent unir leurs lèvres passionnées et solitaires. Elles moururent sans détruire dans leur âme le charme infini du Désir et du Regret.



XVI
AU PRINTEMPS
grieg.

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XVI


Vers la fin de l’hiver, je m’arrachai à la ville merveilleuse. Je revins à Paris, avec l’espérance lâche de revoir pour un instant la beauté fuyante de Vally.

La tristesse du printemps était en moi. La révolte des plantes jeunes contre la mort prochaine, l’effort inutile de la vie, m’oppressaient comme une souffrance. Que de souvenirs au cœur des renouveaux !

Je me promenais autour du Lac, les yeux vaguement charmés par les reflets des arbres sur l’onde, lorsqu’une voix limpide me fit tressaillir. C’était une amie de San Giovanni, Dagmar, une petite poétesse que j’avais admirée jadis pour son coloris délicat de vieux Saxe. Ses courts cheveux bouclés l’auréolaient d’une grâce enfantine. Ses yeux, d’un bleu puéril, s’ouvraient largement, comme extasiés d’un conte de fées. Elle semblait l’incarnation juvénile de mai.

« Comme vous êtes sombre, par ce beau soleil ! » sourit-elle de ses lèvres claires.

« La joie des autres attriste mon égoïsme, Dagmar. »

Elle me considéra, avec une compassion étonnée.

« Et Vally ? Vous étiez, il y a un an, son chien de garde, soit dit sans vous blesser.

— Oh ! ne craignez rien. J’ai toujours eu le culte de l’absurde. Je n’ai point oublié Vally : c’est Vally qui a perdu le souvenir de ma modeste existence.

— Vous avez dû beaucoup souffrir. Vous n’avez plus le même visage. Sans rides et sans cheveux blancs, vous donnez une impression de déclin et de vieillesse. J’ai eu un moment d’hésitation avant de vous reconnaître. Je suis très bonne, au fond, malgré mes joies légères d’enfant gâtée. J’écouterai le récit de vos peines, fût-il interminable. C’est le meilleur moyen de guérison. À force de parler d’une chose, on finit par s’en détacher, car on se lasse même de ses plus chères douleurs.

— Peut-être avez-vous raison, petite églantine d’avril. Mais vous m’effrayez un peu : vous ressemblez trop au matin.

— Le matin est parfois très doux, lorsqu’il se lève après une nuit de fièvre, » dit-elle. « Il ne faut pas redouter le matin. Je l’ai vu errer dans les bocages, pour voir si les roses rouges s’étaient ouvertes pendant la nuit. Et, d’un geste délicat infiniment, il apaisait la longue insomnie des fleurs de tabac, qui s’endormaient enfin une à une.

— Le sommeil… » murmurai-je. « Il y a si longtemps que je n’ai dormi d’un véritable sommeil. J’ai appris à aimer les insomnies qui m’apportent les pensées nocturnes, si différentes des pensées du jour, et la perception très nette des Présences Invisibles… Ione revient parfois pendant les longs silences des minuits. Sa robe florentine, sa robe de velours rouge sombre, semble un reflet de couchant au fond des ténèbres. Elle regarde ses mains pâles… Elle avait de si belles et de si douces mains, des mains de sœur et de Consolatrice. Mais ses yeux sont toujours baissés, et jamais elle ne murmure une parole.

— Ne pensez plus aux mortes. Let the dead bury their dead.

— C’est que je suis plus près des morts que des vivants, Dagmar… Que j’aime votre nom de fille du Nord ! un nom plus vigoureux que la brise marine, un nom frais et joyeux comme vous. Les noms de femmes sont parfois étrangement évocateurs. Les Maries ont toutes des paupières douloureuses ainsi que des violettes fanées. Les prunelles des Sibylles sont d’un bleu mystérieusement vague et se perdent dans l’au-delà. Les Éléonores sont pétries de musique et de parfums. Elles ont de profonds cheveux, où se sont effeuillés des daturas. Les Élisabeths sont étrangement impérieuses ; elles ont des regards tenaces comme le souvenir. Le sourire des Lucies est doux à l’égal d’une lueur stellaire. Il faut craindre les Faustines, perverses comme des magiciennes et cruelles comme des impératrices romaines. L’âme des Blanches a la pureté des lys expiatoires. Les Adélaïdes ont les lèvres tragiques des amoureuses prédestinées. Les Hélènes sont aussi belles que les statues.

— Voilà une vérité qui ne m’était point apparue. »

Elle s’arrêta.

« J’adore les contes de fées… Quand j’étais petite, mon cheval de bois m’emportait, coursier aux ailes fabuleuses, vers les lointains où les elfes prennent leur essor au clair de lune. J’ai gardé l’âme attentive d’une enfant qui s’étonne des récits merveilleux qu’on lui égrène par les longs soirs d’hiver.

— Vous êtes charmante, Dagmar. Je viendrai vous voir avec un grand plaisir. Pour votre étincellement, je renie mes solitudes. S’il est vrai que chaque être trouve son image dans le règne animal, vous ressemblez à un colibri.

— À quoi ressemblait Vally ? » demanda la petite curieuse, les yeux brillants.

« À un cygne sauvage. »

Une tristesse lourde ceignit mon front, ainsi qu’un bandeau de ténèbres.

« Vous êtes un être bien incompréhensible, » dit la petite poétesse, pour détourner le cours de mes imaginations. « Combien d’êtres avez-vous aimés sur cette terre ?

— J’ai aimé d’amitié, et ma sœur très blanche est morte. J’ai aimé d’amour, et ce fut le désastre. Aujourd’hui, Dagmar, j’aime la solitude.

— Eh bien vous la délaisserez pour moi. Venez chez moi demain, vous y retrouverez Éva, que vous avez surnommée la Déesse du Couchant, à cause des ors roux et bruns de sa chevelure.

— Je me souviens d’elle, en effet. Elle m’enchante, parce que, lumineusement jeune, elle incarne pourtant toutes les mélancolies de l’Automne. Ses cheveux sont comme une gloire autour de son front pâle. Elle a dû chérir d’une tendresse très douloureuse un passé dont elle n’ose se souvenir.

— Eh bien non ! vous ne la verrez pas. Vous parlez d’elle avec trop de ferveur. Je veux être l’unique idole de mon sanctuaire. »

Je cédai à ce caprice ingénu où je la retrouvais toute.

« Vos désirs sont les ordres solennels du Destin, Divinité Enfant. »

J’allai chez Dagmar le lendemain, un peu moins triste d’avoir vu cette fraîcheur de sourire. Elle avait revêtu une robe d’une fougue barbare. Elle aimait, comme les tout petits, ce qui chatoie et resplendit et s’irise, le printemps, l’arc-en-ciel et les opales. À son cou, un rang de grosses turquoises rondes semblait un collier de fillette sauvage.

« Regardez, » s’écria-t-elle de sa voix cristalline. « Le lilas vient de fleurir dans le jardin. Allons voir la vieille tortue, dont l’antique sagesse se recueille parmi les verdures. Elle est si attentive et si taciturne, qu’elle paraît écouter l’herbe croître et les racines s’enfoncer dans la terre… Parfois, elle me semble harmonieuse…

— Elle l’est sans doute, » répondis-je. « Hermès n’a-t-il point tiré la première lyre d’une écaille de tortue ? Et Psappha n’a-t-elle point dit « Viens, écaille divine, et, sous mes doigts, deviens mélodieuse ?… » J’ai la plus grande vénération pour les tortues. »

Le soleil dorait ses boucles d’enfant. Elle me sourit, et dans mon âme brûla soudain une farouche tendresse pour cet être de sève et de rosée. Je la désirai comme une eau bleue d’aurore.

Et l’envie cruelle de mordre ces lèvres naïvement offertes au baiser, de meurtrir cette chair d’églantines roses, devint si violente en moi, que je pris congé de Dagmar, brusquement.

Elle me dit, très simple

« À demain. »

Le soir, je parlai ainsi à mon âme grave qui me désapprouvait :

« Pourquoi reculer devant la certitude d’une joie et peut-être d’une consolation ? L’espoir est le léger fil qui seul nous guide à travers l’amer labyrinthe. Un fil si frêle, si ténu, si près de se rompre, mais peut-être le salut… Je pourrais boire cette eau bleue d’aurore. Je pourrais respirer cette gerbe d’églantines… Je verrais l’aube sans terreur, et toute la nuit je dormirais… »

À ce moment, je reçus une lettre de Vally :

Chose instable que ton cœur d’amant ! Je croyais que tu m’entrevoyais enfin, que nous pourrions suivre notre chemin commun en sécurité et en confiance. Lève les prunelles, vois mieux, contemple-moi telle que je suis. Ce morne aveuglement ne peut pas être, ne doit pas être ! Je te dis que c’est impossible. Je te le répète, les larmes aux yeux. Ah ! crains de les tarir, ces larmes, de me rendre incapable même de te pleurer ! En vérité, chaque être devient pareil à l’apparence que notre obstination se forme de lui. Crains de me rendre un jour aussi laide que l’image que tu le façonnes de moi. Crains à force de ne pas me comprendre, de me rendre incompréhensible. Crains, à force de me reprocher mes cruautés, de me rendre cruelle, à force de me blâmer de mon indifférence, de me pétrifier. Une pensée nous fait tant de mal, — et ce que tu penses de moi me fait plus de mal que tu ne te l’imagines, plus que je ne le sais moi-même.

Se peut-il que tout se soit ainsi consommé ? Se peut-il que disparaisse le toi que je m’imaginais, tout ce qu’il y avait de sincère et de passionné dans ton être ?

Ne chercheras-tu désormais que de banales amours, afin d’oublier la passion à laquelle tu sacrifiais toute ton existence ?

Tu n’étreins que pour trahir. Quant à moi, je n’ai jamais encore commis de trahison. En m’accusant de toutes les bassesses, crois-tu te rehausser ? En piétinant les Dieux brisés par tes mains, qu’espères-tu ? Leur grâce mutilée te hantera toujours. Jamais ton faux bonheur n’égalera le dégoût que tu auras de toi-même.

Ah ! t’avoir donné cette arme contre moi, ton lâche amour !

Que je sois perfide et froide, je te l’accorde mais alors pourquoi me prendre comme modèle, en me surpassant ? Tes lettres ne sont qu’un écho du toi aveugle et méchant d’avoir trop souffert…

Lorsque tu auras compris quelle erreur nous sépare, reviens auprès de moi…

Je sortis, en proie à toutes les tempêtes. Des iris bleus, que j’entrevis à une montre, m’évoquèrent la beauté fraîche de Dagmar. Je les lui envoyai, avec ces mots :

Des fleurs, plus belles que les contes de fées, pour une enfant qui n’aime que les contes de fées et les fleurs…

Toute la nuit, j’attendis fiévreusement l’approche de l’aurore. Elle vint enfin, laide et solennelle comme une nativité. Elle semblait redouter obscurément la vie inconnue. Mais que m’importait la tristesse de l’aube ? N’avais-je point en moi la lumière de l’espoir ?

Dans la crainte de la voir s’évanouir, je n’osai réfléchir à cette douceur nouvelle et si fragile. Je n’osai m’avouer à moi-même la joie incertaine qui me ravissait. Je n’osai aller vers la maison de Dagmar, et ce ne fut point avant le couchant que je trouvai le courage de frapper à sa porte.

Elle était debout sur le perron, les yeux hypnotisés par le couchant somptueux.

« Voyez ces nuages, » s’écria-t-elle. « Ils sont pareils à des rois très puissants et très pieux, qui apportent des vases d’or et des ciboires éclairés de pierreries afin de parer les autels.

— Vous êtes une princesse-fée, » lui dis-je, « une princesse qui chante en jouant avec les opales de son collier. Elle aime ses opales, qui sont des reflets d’arc-en-ciel entre ses doigts. En attendant le Prince inconnu, elle s’endort toutes les nuits aux sons d’une invisible harmonie que font murmurer autour d’elle ses rieuses petites sœurs, les Fées ! »

Dagmar, en égrenant ses opales, attisait capricieusement leurs flammes incertaines.

« Les opales… » murmura-t-elle. « Oh ! oui, je les aime. J’aime aussi les turquoises rondes et les saphirs.

— Les Hébreux nommaient le saphir : la plus belle chose, répliquai-je. Ce sont de merveilleux artistes… Le poème épique de l’Ancien Testament n’est surpassé par aucun autre poème. Le livre de Job frémit d’un souffle tragique dont la beauté stupéfie, comme un drame de Sophocle. J’ai la plus profonde admiration pour l’art douloureux de cette race d’exilés qui a su faire de l’univers sa patrie. Mais, surtout, me hantent les silhouettes orientales de Sarah, de Rébecca, de Rachel, de Bethsabée, de Tamar. L’orgueilleux éblouissement de Sarah fut tel qu’Abraham la fit passer pour sa sœur. Car il ne voulut point risquer sa vie en s’exposant à la jalousie qu’inspirerait la possession d’une telle magnificence. Rébecca nous apparaît, mirée éternellement dans un puits légendaire. Rachel fut si harmonieusement splendide que, pour l’avoir vue fouler aux pieds les lys rouges des champs, Jacob l’attendit sept années. En se baignant nue sur sa terrasse, Bethsabée fit naître le désir du meurtre dans l’âme de David, qui, pour l’élever jusqu’à son trône, fit tuer l’époux importun. Je vous rappelle ces idylles orientales, petite Dagmar, sachant que vous aimez les contes. »

Elle sourit de son joli sourire d’enfant perverse.

« Petite âme d’opale, vous avez dû écouter ingénument d’innombrables aveux, — des aveux murmurés par des soirs glorieux comme celui-ci, chuchotés, vers le crépuscule, ou sanglotés dans les ténèbres.

— J’ai eu beaucoup d’amoureux, oui.

— Et des amoureuses aussi, petite princesse. Car je vous ai entendue chanter :

For I would dance to make you’smile, and sing
Of those who with some sweet mad sin have played…
And how Love walks with delicate feet afraid
’Twixt maid and maid...

Vous avez dû cueillir cette chanson sur les lèvres passionnées d’une amie…

— J’aime l’amour des femmes et celui des hommes, » avoua-t-elle. « Je ne partage point le farouche exclusivisme de San Giovanni et de toutes les femmes qui, pour l’amour des femmes, haïssent et méprisent l’amour des hommes. Mais je préfère le plus souvent à la rude véhémence des hommes l’incomparable tendresse féminine. »

Je la considérai.

« Joli poème de porcelaine, de quels mots assez fluides vous dire ma reconnaissance ? Je revis, pour avoir rencontré sur ma route le rêve de Saxe que vous êtes. »

Elle souriait toujours, sans répondre. Je contemplai longtemps ses lèvres entr’ouvertes de rose sauvage.

« Voulez-vous, » dit-elle, « m’emmener voir les feux d’artifice qu’on tire cette nuit ? J’adore les fusées ambitieuses, la pluie d’étoiles tombantes et les arcs-en-ciel brisés.

— Petite princesse, le plus humble d’entre vos courtisans attend avec docilité vos ordres les plus futiles. »

Elle prit mon bras. Le frôlement de ce corps gracile m’enivrait. La conscience de ma force me grandissait à mes propres yeux. Je me sentais l’orgueil attendri de l’être qui domine et qui protège. J’aimais Dagmar d’être insoucieuse et frêle. J’aimais en elle l’enfant câline. Sa puérile perversité était un charme de plus, un charme de trouble et d’inquiétude.

… Une comète s’élança vertigineusement vers l’abîme nocturne. Elle montait, éperdue, jusqu’aux plus lointaines Pléiades. Les yeux de Dagmar la suivirent, étonnés et ravis, de larges yeux d’enfant… Puis, ce fut un bruit d’explosion, et une retombée de rayons d’azur.

« Oh » soupira Dagmar, « la neige d’astres bleus ! Les vois-tu ? les vois-tu ? »

Elle me tutoyait comme une enfant tutoie son petit camarade. Elle ne se rendait même pas compte de ce qu’elle disait, toute à l’extase de ces étoiles filantes, vertes, blanches et rouges.

« Que c’est beau, » murmurait-elle, « que c’est beau, cet éclair avant ces étoiles ! Voici que tout le ciel est blanc d’une voie lactée !… Maintenant, il ruisselle du sang héroïque des géants… Oh ! il est pavoisé de pourpre… Il est comme un vaste tapis de violettes… Non, non, il est plus vert que l’Océan par un soir printanier… Que c’est beau, et que je suis heureuse ! »

Ses paupières battaient fébrilement. Ses yeux éblouis cherchaient les miens pour y surprendre le reflet de sa joie. Je riais comme elle, je riais de son rire. En vérité, nous avions l’âme légère de deux enfants.

… Mais, lorsque la dernière fusée s’éteignit, ma gaieté s’éteignit avec elle. Nous rentrâmes par une avenue de grands chênes séculaires.

« J’ai presque peur de ces arbres, » frissonna Dagmar. « Ils sont plus hauts que la voûte d’une cathédrale gothique. J’aurais peur, grand’peur, j’aurais tout à fait peur si tu n’étais pas là… »

Elle se blottissait contre moi, en un geste frileux et charmant. J’aurais voulu l’emporter très loin, l’étendre sur un lit doux comme une couche de malade, étroit comme un berceau, et brûler de baisers intolérables ses fragiles pieds nus.

« N’êtes-vous point lasse, Dagmar ? »

Elle me regarda, de ses yeux de page effronté :

« Un peu. »

Le rire lumineux de ses prunelles démentait ses paroles. Nous nous assîmes sur un banc de marbre que l’ombre recouvrait, épaisse et tiède autant que la mousse.

Irrésistible à l’égal d’un instinct, le désir de frôler cette chair virginale m’étreignit puissamment. Je me rapprochai d’elle.

« Jolie, ah ! trop jolie, pourquoi ai-je tant d’angoisse en vous aimant ? »

Elle ne s’étonna point, ne s’offensa point. Elle ne dégagea point sa main, d’une blancheur candide.

« Je ne vous comprends pas… D’ailleurs, je n’ai jamais pu vous comprendre. Vous êtes un être bizarre et complexe… »

À ce moment, je sentis en moi l’élan primitif des petits garçons simiesques et cruels, qui s’amusent à meurtrir et à terrifier une colombelle sauvage. J’aurais voulu faire pâlir ce visage de rose apriline, pour la joie farouche de voir en ces yeux l’intensité vivante d’une émotion irrésistible. Faire vibrer cet être indifférent, de terreur ou d’amour, qu’importe ? Le faire frémir, fût-ce de colère, fût-ce de dégoût !

« Dites-moi encore, et mieux, que vous m’aimez, » commanda l’enfant impérieuse.

« Si je vous avouais de quelle convoitise barbare je vous aime, vous vous effraieriez peut-être… La haine est peut-être plus intense et plus durable que l’amour. Elle est aussi belle, aussi sacrée que l’amour lui-même. Celui qui ne sait point haïr, ne sait point aimer. Parmi tous les poètes, Dante m’émeut le plus, à cause de cette puissance de haine qui était en lui, et qui n’eut d’égale que sa puissance d’amour. Les ennemis implacables sont aussi les amants les plus passionnément tendres. L’Alighieri eût moins adoré Béatrice, s’il eût moins haï ses adversaires. Je t’aime de toute l’ardeur de mes antiques haines, Dagmar.

— Vous avez une effroyable façon d’aimer.

— Ô ma fleur d’aube ! Si tu savais pourtant de quelle tendresse très douce je t’environne ! Elle est simple, comme tout ce qui est profond. La prose exprime peut-être mieux que les vers l’ardeur véritable. Ma tendresse est très simple, mais je la tresserai en mille phrases complexes, afin qu’elle te paraisse éternellement nouvelle. Je veux la rendre versatile et changeante, comme les opales et comme les arcs-en-ciel que tu préfères… »

Elle inclina son front sur mon épaule.

« Je t’aime, Dagmar, d’une si indulgente caresse d’âme, que tes trahisons les plus cruellement féminines n’éveilleront jamais en moi la plus faible colère. Et cependant, si je t’aimais plus tard d’une passion comme celle qui me ravagea… qui sait ? »

La vision écarlate du Passé m’éblouit de son reflet sanglant. Je m’abîmai dans cette contemplation terrible et chère…



XVII
LE MATIN
grieg.

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      }}
>>
}


XVII


Dagmar préférait, entre toutes les fleurs, l’inconscient lilas du renouveau. Vally aimait les gardénias, délicatement artificiels, qui se flétrissent au plus doux effleurement.

« Vous êtes plus églantine que jamais, Dagmar, » murmurai-je. « Je n’ai jamais vu de fraîcheur comparable à la vôtre. »

Et la pensée soudaine me vint, qu’il serait exquisement imprévu et charmant d’oublier, auprès de cette adolescence, mes longues tortures expiatoires. Un rire de parfums, une évocation d’avril, après les ténèbres d’abîme où mon âme s’était si longtemps perdue… Ce serait pour elle le caprice d’une heure d’ennui, et, pour moi, la consolation inespérée. Ce serait mon cœur arraché de ma poitrine et ne me torturant plus de ses battements fébriles.

Mais une anxiété me retint. Oserais-je mettre ce fardeau de mon cœur trop lourd entre les mains d’une Enfant ?…

Les yeux rieurs de Dagmar étaient comme une eau de source baignée de soleil bleu.

« À quoi rêvez-vous ? » me demanda-t-elle. « Vos pensées m’inquiètent toujours. Vous avez un regard si sombre et une bouche si amère ! On dirait le regard et la bouche d’un vieil ermite, dont les paupières sont accoutumées aux ténèbres et dont les lèvres taciturnes ont le pli du silence.

— Je pensais à la Sœur Aloyse de Villiers de l’Isle-Adam. Jamais les yeux de l’âme n’ont contemplé un plus idéal visage de vierge amoureuse. Je pensais aussi que vous lui ressemblez, Dagmar, plus joyeuse et moins fervente, pourtant. »

Je la regardai jusqu’au fond de ses yeux bleus de tout le printemps qui s’y reflétait.

« Si vous vouliez mettre dans la mienne votre main de fillette sans défiance, Dagmar, j’irais respirer auprès de vous l’air de l’aurore. »

Ses prunelles trop claires ne fléchirent point sous mes prunelles sombres d’épouvante et de désir. Et, dans sa candeur perverse, elle tendit vers moi ses lèvres savantes, ses lèvres ingénues.

« Ne crains-tu rien, Dagmar ? »

Ma voix déchira les voiles légers, que le silence venait de tisser autour de nous.

« Que pourrais-je craindre ?

— Mon amour.

— Faut-il craindre l’amour ? » demanda-t-elle, si simplement que, devant le baiser qu’elle m’offrait, je reculai… Je reculai comme un être que la démence a frappé à demi recule devant le meurtre conçu en une heure insensée.

Je pris entre mes mains ses mains frêles.

« N’as-tu point peur de mes mains, Dagmar ?

Vois comme elles ont pris tes mains, comme elles les compriment, comme elles les possèdent ? »

Elle eut un faible cri d’alouette blessée.

« Tu m’as broyé les doigts… Tu m’as fait très mal…

– Et c’est ainsi qu’elles te feraient toujours mal, car ce sont des mains violentes, qui ont failli devenir des mains criminelles… Elles auraient pu se resserrer mortellement autour d’un cou trop fragile, aussi fragile que ton cou d’enfant… Vally me l’a dit autrefois : je suis une âme mauvaise, et ce que j’aime le plus dans l’amour, c’est la colère et la haine. Mais il y a encore place en moi pour une pitié attendrie devant l’exquise faiblesse confiante. Tu ne souffriras pas de ton caprice puéril, Dagmar… »



XVIII
Ballade, Op. 47, 1re Partie
chopin.

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  <g e'>) <f d'>](
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  g]) r8 <e_~ c'>( \slashedGrace d' <e, c'>[
  <f b> <e c'>~] | <e c'> )

  \bar "||"  
    
 

      }}
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s2. | s2.
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      }}
>>
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XVIII


La vierge aux boucles légères s’éloigna pendant de longs jours. Je pensais à elle comme on sourit aux enfances anciennes…

Vers la fin d’un après-midi pluvieux, je m’attardais dans la bibliothèque bleue de fumées et d’ombres, lorsque la porte s’entre-bâilla. Dagmar s’avança vers moi, hésitante.

« Je suis venue vous apprendre une nouvelle très grave, » dit-elle d’une voix légèrement hâtive. « Mais laissez-moi me réchauffer d’abord et sécher ma robe toute ruisselante de pluie. »

J’allumai pour elle un feu capricieux. Les flammes firent miroiter ses prunelles trop claires.

« Donnez-moi une cigarette. »

De ses lèvres d’enfant gourmande, s’exhala une irréelle fumée céruléenne, plus subtile qu’un songe d’opium.

« J’aime le crépuscule comme j’aimerais une femme, » chuchotai-je, en la contemplant.

« Le crépuscule, » répondit-elle, « est pareil à une femme qui pleure, à une femme qui pleure en une chambre silencieuse, où se fanent des fleurs blanches… Les pétales tombent sans bruit, l’un après l’autre, et l’heure est frémissante de rêves inavoués. Dans le lointain, passent les Souvenirs aux tuniques légères… Des étoiles brillent à leurs sandales…

— Vous êtes poétesse comme Éranna, la vierge de génie qui mourut à dix-neuf ans et qui fut aimée de Psappha… Mais quelle est la grave nouvelle dont vous me parliez tout à l’heure ? »

Elle rougit faiblement et détourna ses douces paupières.

« Vous m’avez dit autrefois que j’étais une petite princesse attendant, sur la terrasse, la venue de l’Époux. Mes yeux, las de la monotone blancheur plane de la route, fouillaient en vain l’horizon. J’ai attendu pendant de longs mois sur la terrasse… »

Elle s’interrompit, puis, avec un soupir frémissant

« Le prince que j’attendais est venu vers moi… »

Ce fut un silence d’angoisse…

Une délicate bergère de Saxe, qui ressemblait à Dagmar, jouait sur des pipeaux de porcelaine une musique muette. Je pris douloureusement la mièvrerie trop jolie et trop frêle, et je la brisai…

Dagmar tendit vers moi ses mains qui tremblaient un peu.

« Épargne-moi ta rancune. Je ne la mérite pas.

– Je n’ai à votre égard aucune rancune, petite princesse.

– Je tremble pour mon bonheur, » frissonna-t-elle. « Le monde est semblable à un dragon qui ne s’assoupit jamais, au dragon cruel des contes de fées. Ah ! qui nous défendra de la haine de l’univers ? Nous sommes deux enfants, lui et moi, deux petits enfants perdus dans la forêt ténébreuse. »

La pluie tombait, plus douce qu’une musique atténuée. La pluie isolait nos inquiétudes, tel un rideau déployé. Elle nous séparait du monde et des êtres. Elle bruissait, comme la soie des longues traînes.

« Je ne sais pourquoi, » dis-je, afin de voiler par de vaines paroles la tourmente de mon âme, « la pluie me rappelle les vagues lointaines.

— Les vagues… » murmura Dagmar, « et les galets… Il me semble voir les marées jeter vers nous des fleurs d’argent et des fleurs glauques…

— Dagmar, » sanglotai-je, « enfant divinement perverse et candide, se peut-il que nos routes se séparent à tout jamais ?

— Nous n’avons cueilli ensemble que les roses pâles de l’amitié, » répondit-elle.

Lentement, elle se leva.

« Ma vie est différente de la vôtre. Je suis encloîtrée derrière une haie d’aubépines, et je devine à peine les laideurs menaçantes du monde. Je ne sais pas l’existence humaine. J’ignore les passions et les angoisses que reflètent vos yeux mauvais… vos yeux méchants…

— En vérité, tu n’as point connu l’existence humaine, Dagmar. C’est pourquoi je n’ai point osé t’aimer… »

Elle se détourna, et pensive

« Adieu, » dit-elle très bas.

« Adieu, Dagmar… »

En passant, elle frôla de sa longue robe Kate Greenaway, de sa robe aux larges plis, la petite statuette brisée.



XIX
Ballade, Op. 47, 2e Partie
chopin.

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      }}
>>
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XIX


Dagmar s’était aventurée dans le mariage, comme une enfant, se confiant à une frêle barque démunie de rames et de gouvernail, voguerait vers l’Océan nocturne.

Sans fortune, elle avait épousé ce jeune homme sans fortune. Et pourtant, ni l’un ni l’autre ne possédait la force combative, ni la vision exacte et pratique des choses qui, seules, protègent contre la vie médiocre, plus terrible encore que la misère. Tous deux, ils adoraient naïvement le luxe ingénieux, le rire fixe des gemmes, le déroulement des paysages et l’aspect multiple des joies renouvelées.

Dagmar avait accepté en aveugle l’Inconnu le plus redoutable. Elle ne s’était point épouvantée devant le mystère des Êtres à venir… Insouciante pour eux comme pour elle-même, elle livrait tout le futur au Hasard perfide.

Et le jeune époux, irréfléchi comme elle, s’abandonnait avec une égale faiblesse ignorante au caprice d’une Destinée incertaine. C’étaient, en vérité, deux enfants ingénument éblouis de chimères, perdus dans la forêt ténébreuse.

Le jour de son mariage, je m’attristai sur cette grâce virginale barbarement immolée. La maternité hideuse déformerait donc ce corps insexué. Et le rut conjugal souillerait cette chair pétrie d’églantines puériles…

Je demeurai inconsolable devant cet effeuillement d’un songe…



XX
NOCTURNE, Op. 48
chopin.

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% Ligne 3



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  <b,, b'>-. <g'' d' f g>-. <c,, c'>-. <g'' c ees g>-.
% Ligne 2  
  <aes,, aes'>-. <c'' ees aes>-. <f,,, f'>-. <f'' c' d>-. |
  <g,, g'>-. <f'' b>-. <c,, c'>-. <ees'' g>-.
  
% Ligne 3  



      }}
>>
}


XX


Le tourment de l’avril s’éteignit enfin. L’été, cher à Notre-Dame des Fièvres, s’exhala de la terre brûlante. L’image de Vally régnait implacablement sur les heures torrides. L’image de Vally consumait mon sang et desséchait mes moelles. Je craignais les fleurs, comme de sournois adversaires ; je craignais la musique, comme une perfide ennemie ; car fleurs et musique recélaient toutes les trahisons du souvenir. Elles évoquaient lâchement les cruels yeux bleus que je haïssais et que j’adorais tout ensemble. Les colères voluptueuses d’autrefois me déchiraient, ainsi que des monstres charmants. Des paroles vibraient dans ma mémoire. Parfois, les dents serrées pour une muette défense, je luttais contre le véhément regret qui m’attirait vers Elle…

Je fuyais les amies de ma Loreley, et pourtant j’espérais qu’une circonstance aussi imprévue que sourdement désirée, ordre supérieur du destin, me forcerait à la revoir ou tout au moins à entendre parler d’elle. Les événements me servirent. J’appris que les fiançailles secrètes de Vally étaient devenues des fiançailles officielles.

J’eus la lâcheté de lui écrire. Ma lettre resta sans réponse. Je connus l’angoisse inexprimable des emmurés et des ensevelis vivants. Je perdis jusqu’à la force de pleurer sur moi-même, unique et tendre consolation des affligés.

Un jour, pourtant, je me réveillai l’âme moins lourde. Il me sembla que des parfums de violettes avaient baigné mon front, pendant que je dormais.

Je n’avais plus cette oppression qui m’étouffait à mon réveil. Je ne redoutais plus le soleil entrant par la fenêtre ouverte, ni le parfum de glycines qui montait du jardin.

Je me demandai très bas quelle douceur inconnue dissipait ainsi le souffle pestilentiel de Notre-Dame des Fièvres. Et, en regardant au dehors, je m’aperçus que l’été venait de fuir devant l’automne.

L’apaisement des fleurs fanées s’infiltrait en moi. J’errai près de l’eau, où se trempaient les chevelures rousses des saules. Je contemplai les chrysanthèmes dont les nuances attristées s’harmonisaient avec les feuillages flétris. Des arbres, plus beaux d’être nus, tordaient leur délicate ossature d’hiver.

La consolation de l’automne me rendait l’univers moins intolérable. J’avais une âme d’agonisant qui se réjouit de mourir. Avec une attente incertaine, je levai les yeux. Et devant moi, sereine de la sérénité d’octobre, j’aperçus Éva.

Elle paraissait l’incarnation même de l’automne. Dans ses longues mains de martyre expiraient des chrysanthèmes mêlés aux feuilles mortes. Les plis mélancoliques de sa robe tombaient autour d’elle. Elle était enchâssée de vitraux plus splendides que l’arc-en-ciel et que le couchant… Je songeai que, jadis, dans une ville où j’avais l’âme douloureusement blessée par le bruit, j’avais murmuré son nom mystique, son nom de sainte. Et, soudain, une envolée de cloches aériennes plana au-dessus du tumulte des rues discordantes. Le carillon pieux chantait son nom, le clamait, le jetait aux vents : Éva ! Éva ! Éva !

… Elle vint à moi. Nulle vaine parole ne brisa le charme du mystère. Je la comprenais et elle me comprenait également.

« Ma douce Automne, ma chère Automne, » bégayai-je enfin.

Je crus que nous étions, Elle et moi, debout sur le seuil de l’éternité. Les invisibles verrières jetaient autour d’elle une gloire si miraculeuse que je ne pus en soutenir l’éclat. Un merveilleux espoir, vaste comme la tristesse, se levait dans mon cœur.

Elle ne me répondit que par son grave sourire.

Je ne sais pourquoi l’image de Dagmar, ce poème de porcelaine, se dressa entre nous avec son charme inquiétant de fragilité.

Une angoisse plus terrible que toutes les angoisses humaines m’étreignit à ce moment. Mes prunelles s’attachèrent sur les prunelles d’Éva, grises et lointaines et comme vues à travers des fumées d’encens.

Je répétai les paroles d’hier :

« Ne crains-tu rien, Éva ?

— Je ne crains rien, » dit-elle.

Ce fut comme un murmure d’orgue au fond des chapelles crépusculaires.

« Seras-tu plus forte que mon mal ? » implorai-je.

« Je serai plus forte que tous les maux humains, puisque je suis la pitié. »

Il se fit autour de nous un silence religieux. Je n’osai point lui sangloter : Je t’aime !



XXI
SCHERZO DE LA SONATE, Op. 35
chopin.

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  \break
% Ligne 3 voix 1
  bes2.~ bes~ bes4 b\rest b\rest

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  r4  bes,4 bes~ bes bes bes~ | bes bes bes~ |
% Ligne 2 voix 2
  bes bes bes | r4 bes bes | r4 <bes ges'> <bes ges'> | r4 ces ces
%LIGNE 3 VOIX 2
  r4 <bes ges'> <bes ges'> | <bes ges'> <des ges> <des ges> | <des ges>

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  ges, <des' ges ees'>( <des ges ees'>) |
  ges, <des' ges ees'>( <des ges ees'>)
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  ges, <des' ges ees'>( <des ges ees'>) |
  ges, <des' ges ees'>( <des ges ees'>) |
  ges, <des' ges ees'>( <des ges ees'>) |
  des, <des' ges ees'>( <des ges ees'>)
  
% Ligne 3  
  ges, <des' ges ees'> <des ges des'> |
  <des ges des'> <des ges ces> <des ges bes> |
  <des ges> r4 r4


      }}
>>
}


XXI


Un an plus tard, le soir d’été, blanc de clématites, nous réunissait dans la bibliothèque aux vieux meubles anglais. Tout, dans cette maison d’Éva où j’avais trouvé asile, était cordial et simple. Les choses y accueillaient avec une bonté sincère. Les murs, tapissés d’épais et sombres papiers aux douceurs de velours, protégeaient perpétuellement de confiantes causeries. Les fauteuils étaient propices à la méditation. L’atmosphère de paix et de sécurité enveloppait dès le seuil. On respirait une odeur charmante de bois ancien et de fleurs fanées. Sur la cheminée pâlissaient, auprès du portrait d’Ione, des violettes blanches.

« J’ai une nouvelle surprenante à t’annoncer, » me dit Éva, de sa voix très basse et comme recueillie. « Cette vieille pendule normande que tu as installée dans la salle à manger s’est si bien acclimatée parmi les meubles Queen Anne, que je l’ai entendue tout à l’heure prononcer très distinctement :

One, two, three, four, five, six, seven, eight.

« Elle a très vite appris l’anglais, n’est-ce pas ?

— Les meubles ont des sympathies et des antipathies obscures, » corroborai-je. « Une de mes amies assure qu’elle a chez elle un siège hostile à tout usurpateur. Il serait impossible à quelqu’un d’autre qu’elle de rester dix minutes dans ce fauteuil. La sourde inimitié qui s’en dégage repousse inconsciemment.

— La chose est peut-être vraie. Ce qui m’attriste un peu, c’est que ces meubles, que nous avons aimés et qui se sont imprégnés d’un peu de nous-mêmes, se déprendront de nous, et tomberont aux mains d’autres qui les posséderont aussi entièrement que nous les avons possédés. »

Elle se tut, et, malgré la mélancolie de ses paroles, il régna entre nous un silence heureux.

Soudain, les lèvres d’Éva se plissèrent d’une légère contraction.

« Il me semble voir s’attrister au fond de ton regard l’ombre de Vally, » s’inquiéta-t-elle.

Sa voix frissonnait d’un peu d’angoisse en prononçant le nom de mon Passé.

Malgré la douceur confiante dont j’avais l’âme imprégnée, je pâlis à cette évocation. Les yeux dans les yeux d’Éva, je répondis à sa pensée.

« J’ai trouvé la paix, Éva, mais je n’ai point encore trouvé l’oubli. Lorsqu’on a aimé un être comme j’ai aimé cette femme, il ne peut jamais vous devenir indifférent. Jamais on ne peut abolir en soi le Passé qui fit incomparablement souffrir.

— Tu as raison, » soupira longuement Éva.

Elle hésita, puis reprit :

« L’heure est très grave. De l’inconnu entre, ainsi qu’un pressentiment, par la fenêtre ouverte… »

Tout à coup, je respirai un étrange parfum, plus véhément et plus subtil que le parfum des fleurs, qui s’exhalait du jardin et montait irrésistiblement vers moi. Je tressaillis, comme devant un péril indéterminé.

« Je te révélerai, dès maintenant, puisqu’il le faut, ce que je t’ai caché jusqu’ici, craignant pour la santé de ton âme encore malade. Les fiançailles de Vally avec le Prostitué sont rompues définitivement. Le Prostitué s’est enfin vendu à une dot encore plus tentante que celle de Vally… »

Éva s’arrêta, les paupières divinement songeuses, avant de murmurer très lentement :

« Vally est revenue. »

Elle attendit. Je compris l’immense signification de ces quelques mots très simples. Vally s’était lassée de la comédie infâme. Elle était redevenue elle-même, la Prêtresse des Autels Délaissés, celle devant qui mon âme s’était agenouillée autrefois. L’infamie de cet homme ne s’interposait plus entre nous. Je pouvais reprendre ma Loreley, je pouvais aller vers elle en la suppliant de me pardonner tout le mal qu’elle m’avait fait et que je m’étais fait à moi-même à cause d’elle. Je pouvais revivre les souffrances ardentes et les haineuses voluptés dont je gardais inguérissablement l’empreinte cruelle.

… À cette évocation, il me semblait que je renaissais dans la flamme qui, jadis, avait consumé ma chair douloureuse. Cette flamme jaillissait autour de moi, magnifiquement effroyable, et je frémissais de toute l’exaltation d’une mort triomphante. Je regrettais les amertumes passées plus encore que les joies aiguës et brèves.

« Vally, » balbutiai-je, « Vally… »

L’éblouissement disparut, et mes yeux rencontrèrent de nouveau les yeux mystiquement embrumés d’Éva. Ils avaient la tristesse qui dort aux prunelles des Saintes impuissantes à soulager les douleurs agenouillées devant elles.

« Le mirage s’est dissipé, Éva. »

Elle se leva, diaphane, à travers les demi-ténèbres grises.

« Je te laisse à tes deux anciens conseillers, au silence et à la solitude.

— N’es-tu pas mon silence, Éva ? N’es-tu pas ma solitude ? Tu vois ma pensée plus clairement que moi-même. »

Lentement, et avec une douceur infinie, elle dégagea ses mains immatérielles de mes mains acharnées à les retenir.

« Non. Ton âme solitaire doit décider de sa destinée qui ne concerne qu’elle. La solitude est le sort naturel de l’Être, qui naît seul, qui souffre seul et qui meurt seul. Aucune compassion, si brûlante et si pitoyable soit-elle, ne peut enfreindre la Loi sacrée. »

Elle disparut au fond du crépuscule, qui l’enveloppa comme un voile…

Je m’attardais à rêver obscurément. La vision d’Éva mettait dans la lumière imprécise un surnaturel reflet de verrières…

Peu à peu, l’ombre s’illuminait d’un équivoque sourire… C’était Vally, la Fleur de Séléné, l’Ondine et la Loreley. Elle incarnait l’éternelle Tentation féminine. Une cruauté ambiguë aiguisait les lueurs d’acier de ses regards. Je crus que ces deux Femmes étaient les deux Archanges du Meilleur et du Pire : Vally, l’Archange Pervers, Éva, l’Archange Rédempteur… Vally, lueur de lune verdissante, Vally, parfumée de poisons, gemmée d’aconit et de belladone, Éva, portant au front une rouge auréole de martyre, Éva, effeuillant sous ses pas les lys expiatoires…

Je prononçai tout haut, en invoquant je ne sais quelles invisibles Présences :

« Choisir…

— Ne choisis jamais, » interrompit une voix de contralto, une voix androgyne dont l’accent familier répondait à mon hésitation. « On regrette toujours ce qu’on n’a pas choisi.

— Mon doux San Giovanni, que me conseillez-vous en cette heure indécise ?

— Je vous conseille de retourner auprès de Vally.

— Je ne reconnais point là votre habituelle sagesse. »

Elle sourit bizarrement, ainsi que le soir sourit à son image reflétée dans l’eau.

« Aucune parole de sagesse ne vaut le rire de la folie, » affirma-t-elle. « Je crois, ou, plutôt, je suis certaine que, si vous vous jetiez, comme autrefois, à ses genoux, Vally ne vous refuserait point son pardon.

— Il est trop tard, San Giovanni. Les paroles irréparables ont été prononcées. Il y a entre elle et moi, désormais, l’image d’une autre femme. »

Son geste d’impatience m’étonna douloureusement.

« J’ai toujours préféré la violence à la tendresse et la passion à l’amour, » scanda-t-elle de son accent impérieux. « C’est pourquoi je blâme votre lâcheté d’avoir estimé le bonheur plus haut que la radieuse souffrance.

— Je ne suis ni salamandre ni phénix, San Giovanni, et je ne puis vivre de ce qui détruit et consume.

— Tant pis pour vous, vous ne serez jamais poète. Jamais un poète ne fut heureux. Je ne dis point cela pour moi, » se reprit-elle avec quelque tristesse. « Je ne me suis jamais arrogé ce titre sacré, auquel je n’ai aucun droit véritable. On n’est, d’ailleurs, ni poète ni saint de son vivant. Mais vous ne serez point poète dans la mort, puisque vous n’avez point su aimer.

— J’ai aimé jusqu’à la limite de mes forces, » me défendis-je. « Nul n’a le droit d’en demander davantage à un être humain. Le terrible : Tout ou rien d’Ibsen, je l’ai accepté joyeusement… Plus tard, je m’épuisai et je renonçai à la lutte vaine. Comme Dante, j’ai erré dans la nuit d’orage, et j’ai frappé aux portes du monastère en implorant la paix… Une Moniale ouvrit pour moi le sanctuaire où mon âme fut divinement consolée. »

San Giovanni ne m’écoutait que distraitement.

« Dagmar revenait du traditionnel et imbécile voyage d’hymen lorsque je l’ai rencontrée, » dit-elle. « Elle m’a demandé si vous gardiez contre elle un léger ressentiment. Pourquoi lui en vouloir, si elle n’a pu vous guérir en vous aimant avec cette terrible ardeur que vous exigiez d’elle ?

— Je n’ai jamais gardé de ressentiment contre aucune femme, si grand que fût le mal qu’elle me fît ou qu’elle voulût me faire. Les injustices des femmes et leurs colères sont pareilles aux injustices et aux colères des Dieux. Il faut les accepter avec résignation et les subir avec amour. Et certes nul être n’est coupable de ne point aimer un autre être. C’est pourquoi Vally n’a jamais commis la moindre faute à mon égard. »

San Giovanni me considéra, le regard adouci.

« Écoute les conseils de la Musique, » dit-elle. « Écoute le conseil des Fleurs. Les seuls oracles qui nous restent du merveilleux Antique sont les chants et les parfums. La Musique te ramènera vers ta Prêtresse Païenne par la magie du songe. Les Fleurs te ramèneront vers ta Loreley, par le prestige du souvenir… »

Elle souleva la portière de pourpre, et j’entendis le frisson de sa robe s’éloigner peu à peu…

Je demeurai dans ma solitude troublée… Des étoiles chantaient au profond de l’Espace.

… Éva, très pâle, entra sans une parole et me tendit un papier… Puis, elle me quitta en un remuement de feuilles mortes.

Je lus, grâce à la pénombre :

J’attends dans le jardin.

L’étrange parfum, plus impérieux que jamais, m’attirait ainsi qu’un véhément appel. Je me levai, et me frayai un passage à travers les feuillages nocturnes.



XXII
NOCTURNES
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II

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XXII


D’une odeur de sommeil, les fleurs de tabac rassérénaient l’air violet. Leur souffle aux langueurs perfides dispensait les rêves malfaisants.

Le silence était terrible à force d’intensité. C’était un silence d’angoisse qui enfiévrait la nuit. Les plantes redoutaient vaguement les paroles que nous allions prononcer. Les arbres songeaient, comme de graves prophètes qu’attriste l’avenir…

Vally, les cheveux plus fluidement verts et les yeux plus bleus que la lune, attendait… Son imprécise silhouette se détachait sur l’herbe azurée, s’enchâssait parmi les frondaisons glauques… Un moment je contemplai la forme et le visage de mon Passé.

« Vally… »

Elle ne leva point les yeux. Elle était pareille à la statue d’une Morte.

« Vally… »

Enfin, la pâleur immobile de cette apparition s’anima.

« Je suis venue vers toi pour te reprendre. Tu m’appartiens, car je suis ton premier amour. Tu m’appartiens surtout parce que, la première, je te fis souffrir. Tu ne peux anéantir l’Autrefois qui nous lie indissolublement. Je suis ton Destin. L’intolérable amertume de ta passion nous unit avec plus de puissance que de longs et calmes bonheurs. Tu peux me fuir, tu ne pourras jamais m’oublier.

— Jamais je ne t’oublierai, Vally. Jamais je ne voudrai t’oublier. Jamais tu ne me seras étrangère ni indifférente. »

Un éclair victorieux traversa les yeux lunaires de Vally. Je devinai sa pensée de triomphe barbare. L’orgueil du conquérant masculinisait sa voix despotique.

« Je le savais, et c’est pour cela que je suis venue vers toi. »

Je redoutai, comme jadis, son cruel sourire.

« Je ne te suivrai point, Vally. »

Elle me regarda fixement. Le pli de ses lèvres se contractait en un mépris inexprimable.

« Je t’ai peu comprise, Vally, et je t’ai mal aimée. Je n’ai pas su dompter mon âme jalouse. Je n’ai pas su vaincre la rancœur et la défiance et la haine qui intensifiaient et corrompaient ma misérable passion. J’ai été l’être le plus bassement soupçonneux et le plus amer qui jamais se soit rendu odieux à lui-même. Je t’ai importunée en me torturant par mille supplices raffinés. J’ai été le bourreau de mon âme. Pour tout ce qui ne fut point digne de toi et de moi, je te demande pardon dans un agenouillement infini. »

Les prunelles dédaigneuses ne quittèrent point les miennes.

« Tu n’as pas su me conquérir, » prononça Vally, lentement. « Tu n’as eu ni la force, ni la patience, ni le courage de vaincre mon repliement hostile vis-à-vis de l’être qui veut me dominer.

— Je ne l’ignore point, Vally. Je ne formule pas le plus léger reproche, la plus légère plainte. Je te garde l’inexprimable reconnaissance de m’avoir inspiré cet amour que je n’ai point su te faire partager.

— Je t’ai dit autrefois : « Ne m’aime que juste assez pour ensoleiller ma vie. »

— Et je n’ai pas été assez sage pour l’obéir. »

Elle portait dans un pli de sa robe des orchidées avides comme des lèvres inassouvies. Elle les détacha et les effeuilla une à une de ses longs doigts implacables.

« Je ne t’ai jamais laissé croire que je t’aimerais comme tu m’as aimée. Tu m’as vue dès le premier jour telle que j’étais, » dit-elle. « J’espérais vaincre mon indifférence pour toi… Je n’ai pu triompher de ma froideur à ton égard. Et pourtant, j’aurais tant voulu t’aimer ! Il aurait fallu me plaindre d’être incapable d’une passion unique et sincère, car je ne connais rien de plus triste au monde que d’errer perpétuellement, d’errer enquête d’une douceur inconnue, d’une inaccessible tendresse !

Erôs m’a fait aimer sans me fermer les yeux.

« Tu as eu envers moi un tort inexpiable. Tu n’as pu consoler en moi l’Amante, la créature de ruse et de cruauté, la créature de chair qui cependant veut l’Impossible. L’Impossible ne lui a pas été accordé, elle s’est donc tuée de colère et de honte et de tout. Elle est morte aujourd’hui.

— Tu as raison, » soupirai-je.

« Si des amours moins terribles ne font plus de toi ce que tu as été, c’est-à-dire l’être de tous les sacrifices et de tous les dévouements absurdes, si des amours moins déchirantes doivent te ramener à leur propre niveau, si des êtres moins volontaires te plient à leur façon d’être et de vivre, jette vers moi un appel. Je viendrai comme un oiseau de proie, et je te saisirai de mes griffes de fer, qui te meurtriront peut-être, mais qui t’emporteront vers des altitudes infinies, vers des aires auxquelles ces amantes des jours et des nuits, avec leur douceur et leurs petites plaintes, ne sauraient atteindre ni t’élever. »

Jamais elle ne m’avait parlé de cette voix de mélancolie et de regret. Je reculai dans l’ombre.

« Vally… Vally…

— Je serai tout autre et mieux, ah ! tu verras ! Déjà, j’ai changé un peu… je le crois du moins. Je n’ai peur que des terribles sommeils. Je n’ai peur que des mortels oublis. La Mort est moins effroyable que la Métamorphose…

— Et pourtant, tu as changé toi-même, dis-tu…

— J’ai besoin de toi plus que je n’aurais cru, et autrement. J’ai besoin de toi… »

Les fleurs de tabac pâlissaient mortellement dans l’ombre. Leur souffle endormait ma raison et ma conscience. Les parfums nocturnes étaient si puissants qu’ils triomphaient de tout ce qui n’était pas subtil, périlleux et perfide comme eux-mêmes.

E dell’ anticoamore sentii la gran potenza…

Ô perverse Béatrice, vêtue de flamme vive, ô vision jaillie d’un nuage de fleurs ! Ô souvenir impérissablement douloureux !

« On appartient à son passé, » accentua Vally. « Tout ici-bas serait trop facile si l’on pouvait échapper aux conséquences de ses actes. Je suis ton Passé et tu m’appartiens.

– On appartient à son Avenir… J’appartiens à mon avenir… et à Éva.

— Le Passé est plus vrai que l’Avenir. L’Avenir est l’incertitude, le Passé est ce qui est écrit en lettres ineffaçables. »

La voix de Vally s’imposait, souverainement. Je lui répondis par une phrase évasive.

« Je disais à Éva, ce soir même : Je voudrais répandre sur tout l’Univers un peu de la joie qui me vient de ta présence.

– Quelle joie peut égaler la douleur ? La douleur est plus forte que la joie. On peut oublier une joie, on n’oublie jamais une douleur. Je suis ta souffrance, c’est pourquoi tu ne cesseras jamais de m’aimer. La souffrance seule est vraie, et le bonheur n’est pas.

— Pourquoi le possible serait-il l’insaisissable » demandai-je. « J’ai la certitude que le bonheur est tangible, qu’il est aussi vrai que le rêve. Mais il faut lutter plus âprement encore pour le garder que pour le conquérir.

— Je convoite pour toi un idéal plus haut que le bonheur. Je te veux libre, afin que rien ne te diminue en t’absorbant. Je te veux libre, afin que tu puisses contempler ce qui est au-dessus de toi. Tu es si faible quand tu aimes, ne fût-ce qu’un peu et confusément, comme tu m’as aimée ! Et je crains pour nous le mal que celles-là te feront. »

J’écoutais avec un étonnement troublé cette gravité nouvelle dans sa voix.

« Je songe, » dit-elle, « au Passage du Géant. L’avenir est pareil à un chemin de montagne qu’il faut creuser dans le rocher. La foule s’arrête, hésitante et stupide, devant les blocs infranchissables qui surplombent le gouffre. Mais un Géant se lève et marche en tête. Il se fraie un héroïque passage à travers les ronces et la pierre. La soif le consume et la solitude l’enfièvre… Il périt avant d’atteindre l’Autre Versant… L’irrésistible force de toutes ces faiblesses se rue alors dans la voie qu’il a tracée. On les voit fourmiller par millions, là où est mort le Géant précurseur… S’il y a vraiment en toi quelque chose de grand, fais comme lui, va vers ton Destin. Méprise le lâche bonheur, choisis la meilleure part, qui est la part des larmes.

— Je ne sais si le bonheur, infiniment rare, est inférieur à la souffrance, lot universel, » protestai-je.

« Soyons calmes et limpides, veux-tu ? Ne plongeons point ainsi jusqu’au fond des abîmes de vérité et de mensonge. La nuit me semble lasse, — lasse comme moi toute… Mais, demain, je renaîtrai avec l’aube, et je serai pour toi l’Avril au rire indécis, l’Avril dont la joie recèle des promesses de moissons tristes, de moissons encore endormies.

— Il n’y aura point d’aube sur le passé, Vally. Le passé meurt avec les dernières étoiles. L’Avenir seul est l’Aurore.

— Je suis écœurée de sagesse et de raison et de vérité. Je suis écœurée de tout ce qui n’est point le simple amour. »

Je lui répondis de toute mon ancienne tristesse :

« L’amour aussi a ses aurores espérantes, ses midis fervents, ses couchants mélancoliques et ses longues nuits sans lune. Tu le sais mieux que moi, toi qui crains la Métamorphose plus que la Mort. »

Vally se détourna, fuyante.

« La tentation n’attire jamais que les rassasiés, et, parce que ton âme est rassasiée de dégoût, je sais que tu me reviendras… Tu me reviendras, parce que le dégoût et la lassitude ne voient jamais qu’un seul côté des choses. Rien n’est par soi-même ni bien ni mal : cette règle s’applique également aux humains. Tu ne me juges pas aussi clairement que je me juge moi-même, et tu dis m’avoir aimée et m’aimer encore !… L’orgueil avec lequel tu t’obstines à ne considérer que mes laideurs prouve qu’il y a en toi un vampire ivre de férocité. Moi, je suis plus heureuse ; je vois exclusivement ce que je veux voir, et encore assez peu et assez mal pour sauvegarder mes illusions… Tu me reviendras. Je te le disais autrefois c’est toi qui es l’être de cruauté, puisque tu me fais souffrir stupidement, et que tu ne me places pas, d’une façon définitive, à l’abri de tout soupçon, dans le sanctuaire de ton âme. Je me joue des hommes parce que je me plais à les faire souffrir, et parce que cela m’amuse quelquefois. Mais jamais je n’ai aimé un homme, cela, je puis te le jurer en toute loyauté… Je t’ai dit encore : Ne m’accable point de jalousies et de méfiances, lorsque je tends vers toi mes mains avides et ne veux pour toujours que ta tendresse… Ne détruis pas une chose belle de sa force invincible. Je tiens à toi par-dessus les passions et les jours, — tout le reste n’est qu’une question d’ennui ou de nerfs et n’a ni importance ni durée.

— Et une heure après, Vally, tu me chassais de ta présence avec de dures paroles : Je ne l’aime pas… tu m’excèdes… tu es l’ombre sur mon chemin de lys et de clair de lune.

— Qu’as-tu fait de ton pâle Avril ? » soupira Vally. « J’ai dans l’âme tout un héritage de printemps… Ouvre-moi de nouveau tes bras et ton cœur. Je ne réveillerai en toi aucune angoisse. Je ne t’apporterai aucun vestige d’un jadis qui n’est pas le nôtre. Comme celles qui entrent pieusement dans un temple, j’entrerai dans ton cœur et, si j’y trouve une joie qui se fane d’être déjà vieille, je la remplacerai par une joie fraîchement déclose. J’ai l’âme pleine de fleurs, lorsque je songe au grand Possible qui contient tous les espoirs…

— Je ne puis te donner le bonheur, Vally. Tu t’inclines vers moi parce que je t’échappe comme à un danger, parce que je te fuis comme un péril. Je t’ai trop aimée pour ne pas te craindre éternellement. J’avais perdu l’espoir et la confiance depuis… depuis toi !… Mais une Salvatrice est venue vers moi… une Salvatrice inespérée… Éva…

— Tu t’acharnes à ne voir que les choses laides et tristes de notre Passé. Mais souviens-toi des lys ! »

… Le ciel était pareil à un merveilleux plafond de cèdre et de nacre et d’ivoire. Les arbres étaient sveltes et blancs ainsi que des colonnes mauresques. La nuit semblait un mystique palais de Boabdil, recueilli dans tout le rêve de l’Autrefois.

« Je me souviens, Vally.

— Tu as volé un bonheur auquel tu n’avais aucun droit. Rappelle-toi tes propres paroles : L’amour est le renoncement et le sacrifice. L’amour est un agenouillement. »

Elle s’arrêta et dit, liturgique :

« L’amour est un calvaire où fleurissent des roses. »

Un serpent mort gisait à nos pieds… Un oblique rayon de lune fit briller étrangement l’or terni des écailles vertes, qui semblaient tressaillir d’une ondulation lente. Et je me remémorai les phrases énigmatiques de San Giovanni :

Les Serpents morts revivent sous le regard de celles qui les aiment. Les yeux magiques des Lilith les raniment, ainsi que les clairs de lune raniment les eaux stagnantes… Les Serpents morts s’insinuent à travers les demi-ténèbres, où leurs yeux dardent des lueurs cruelles. Car, fidèles, ils servent les Lilith et ils épient froidement la proie qu’elles leur ont désignée.

« Quelle joie et quelle paix égaleront jamais les souffrances divines que tu appris jadis sur mes lèvres ? » demanda Vally.

… Notre-Dame des Fièvres corrompait le jardin de son haleine mortelle. Les digitales et les belladones tendaient vers elle leurs parfums et leurs poisons… Les reptiles rampaient jusqu’à sa châsse paludéenne et lui apportaient, comme une offrande, leur âme venimeuse… Une lèpre de lune rongeait les arbres, et les roses rouges saignaient, ainsi que des plaies vives… Je voulus fuir le jardin pestiféré, mais je ne pouvais détacher mes prunelles de celles de Vally, aux cheveux plus verts et aux yeux plus bleus que les clartés nocturnes.

« Souviens-toi des lys, » dit-elle insistante.

Une lampe lointaine jeta une faible lumière sur l’ombre violente où mouraient les fleurs de tabac. Cette lueur venait de la chambre de ma Salvatrice… Cette lueur était consolante comme un calme reflet d’étoile.

Puis elle disparut… Les ténèbres écoutaient le conseil des Serpents morts. La morbidité blonde de Vally s’atténuait encore sous la lune.

« Une douleur plus aiguë que la joie, une joie plus profonde que la douleur… » souligna-t-elle. « Un amour plus terrible que la haine. une haine plus voluptueuse que l’amour… Toute la passion qui méprise la paix… »

La lampe jeta de nouveau un rayon d’astre. Elle vacillait dans la main d’Éva, qui s’approchait de nous, pâle et transparente…

En vérité, ces deux femmes étaient pareilles aux Archanges du Destin : Vally, vêtue de vert, Éva, vêtue de violet, toutes deux étrangement lumineuses…

« Voici l’Heure de l’Âme, » murmura Éva.

Il y eut entre nous trois une pause angoissée. Ce que j’allais dire était décisif et fatal. Toute mon existence indéfinie dépendait de cette résolution d’un instant. Sur moi, pesait toute la terreur de choisir.

… Lorsque la parole finale fut prononcée, un soupir monta de la pénombre :

« Adieu… et au revoir… »




Achevé d’imprimer
le vingt-sept février mil neuf cent quatre
par
ALPHONSE LEMERRE
6, rue des bergers, 6
À PARIS