Une femme nue à la caserne/02

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Librairie des éditions modernes (p. 17-26).

Grand’Halte - Une femme nue à la caserne, 1921 - Bandeau02
Grand’Halte - Une femme nue à la caserne, 1921 - Bandeau02


LA RECHUTE D’UN ANGE


Or, Caramel en sabots distingués et le calot sur l’oreille surveillait d’un œil circonspect la queue d’un certain nombre de chevaux généralement mal éduqués.

Si l’un d’eux, se hasardait à déposer trop rapidement sur le pavé glacé, un de ces résidus dorés que le dictionnaire appelle le « crottin », on ne sait trop pourquoi, Caramel s’élançait et dans l’abdomen tendu du délinquant envoyait un coup de sabot en affirmant :

— Enfant d’salaud !

Sa juste colère apaisée, il revenait nanti d’un balai aux fibres rigides et d’une pelle. Précautionneusement, il ramassait l’objet du litige.

Mais si le quadrupède avait le mouvement pondéré, s’il soulevait la queue doucement, comme un honnête cheval, Caramel accourait avec sa pelle et recevait en icelle le précieux engrais. Ensuite il avait une tape amicale pour la croupe du frère inférieur et le complimentait :

— T’es un bon cochon ! J’le dirai à la cantinière, qu’est une bonne cochonne !

Hélas, dans l’écurie, au moment où commence cette histoire véridique, des petits tas pailletés d’or s’alignaient en une file réglementaire et bien ordonnée.

Caramel avait perdu ses esprits ; il méprisait la pelle et le balai.

Bien mieux, il se grattait la région occépitale de la sénestre et la fesse de la dextre, ce qui signifiait qu’il réfléchissait. Enfin il conclut, avec extase :

— Tout c’tas d’poules dans les chambrées, nom… de D… !

Cette supposition lui donnait des visions paradisiaques et des rêves aphrodisiaques.

Il ne put résister à l’empire des sens et abandonna sans remords, le poste glorieux de garde d’écurie.

Il fila par le premier corridor qu’il rencontra sur son chemin. Mais il est bien rare qu’un corridor ne mène point à un autre corridor. D’où il résulte que de corridor en corridor, Caramel arriva juste sur les traces des dames parfumées.

Les narines épanouies, il palpitait :

— C’est sûrement des bath poules !… et pas d’la viande à cochons !

Mais il avait aussi de la timidité, mêlée à une certaine terreur de la discipline qui fait la force principale des armées. Et à cause de tout cela, il fut obligé de se contenter de renifler, ce qui est un plaisir incomplet.

Il marchait donc lentement avec le cœur battant d’un jouvenceau et l’œil brillant d’un paillard muri dans la débauche. Ainsi, la troupe disparut pour se perdre en des profondeurs insoupçonnées où ça fleurait la botte chaude et la sueur de mâle. Évidemment les dames palpitaient, mais Caramel ne palpitait pas du tout, il se voyait isolé comme le lépreux qui se desquame.

Pourtant les sabots à la main, ses fins pieds sur les planchers raboteux, il poursuivait mélancoliquement sa route.

Et soudain, il s’immobilisa, la prunelle égrillarde et la lippe rigolarde. Il entendait des bruits de sommier.

Académique et papelard, il souffla :

Ça c’ t’une affûre !… S’il en restait un peu pour moi ?

Son oreille en cornet de frites s’appliqua contre la porte et il perçut des mots galants :

— Oh ! oh ! ah ! ah !… etc…

Par malheur des bottes éperonnées martelèrent brusquement les planches du couloir. Caramel frémit ; au son, à l’intuition, il reconnut un pas d’officier.

La croupe frissonnante, le jarret agile, il fila vers la cloison d’en face, et du nez appuya sur un huis qui s’ouvrit.

La Providence qui veille spécialement sur les paillards du 99è dragon, voulut que la pièce où entra le cavalier de deuxième classe Caramel fut vide comme un cerveau d’académicien.

Alors, derrière la porte, narquois et rassuré, il écouta. Une voix fort reconnaissable, tonitruait :

— Couleuvrine ! Couleuvrine !

Dans le creux de ses sabots, pour ne pas faire de bruit, le dragon rigola :

— C’ t’encore c’salaud là… qui… !

Il recommença à écouter et entendit le margis s’éloigner en compagnie du colonel. Pourtant, il n’osa sortir encore, sa logique lui assurant que derrière le colonel devaient venir les dames parfumées.

En cela il se trompait, celles-ci étaient redescendues par un autre escalier ; mais ce détail, il aurait fallu pour le deviner, le don de seconde vue que Caramel ne possédait pas au plus infime degré.

Cependant le silence persistait, angoissant, terrible, tragique ; le dragon à force de l’écouter en avait un poinçon au ventre. Et alors, inquiet, troublé, il glissa l’avant-main par l’entrebâillement de la porte.

En réalité, un véritable drame, autant psychologique qu’autre chose, venait de se jouer non loin, en la chambre de Couleuvrine.

Mistress Prickshole, après avoir contemplé durant deux minutes, le dessous d’un sommier rêva d’autres horizons.

Elle vira d’un quart de tour environ et jeta sur l’ensemble de la pièce un regard scrutateur et timide, le même regard que celui du veau atteint subitement de dysenterie au milieu d’un champ de luzerne.

La solitude la tranquillisa, et souriante elle glissa un peton en avant, puis un autre. Enfin doucement, histoire d’avancer, elle frotta son derrière sur le plancher rugueux.

Ainsi elle atteignit l’espace, la liberté, en l’occurrence, un pied carré de chambre. Alors elle se dressa, souveraine et impavide.

La main caresseuse, elle palpa son arrière-train rougi par le contact du bois réglementaire, ensuite, elle regarda son nombril et sans crainte de se tromper, reconnut :

Dear me !… Je suis ’core toute nue !… bare like a blade !

Cette constatation la rendit nerveuse, sa conscience la poussait à réclamer ses vêtements. Ardemment, elle désira, comme une enfant ingénue : sa petite chemise, son pantalon item et sa robe soyeuse. Hélas, tout cela avait disparu, happé par la main de l’Invisible, la main qui étreint !

Mistress Bessie s’inquiéta :

Horrid !… Je n’ai même pas mes jarretières !

L’âme émue, le ventre froncillé par la peur, le nichon sautillant, elle s’en fut vers la porte, dans l’espoir illusoire de retrouver au moins Couleuvrine.

Prudente comme Ève guignant le serpent, elle franchit le seuil.

Hélas derrière elle, à cette même minute, un huis s’entrebaillait et la face curieuse de Caramel se dessinait dans la pénombre. Tout d’abord, le dragon, quoique valeureux, en tomba assis sur le croupion, les paupières plissées par la rigolade.

Des philosophes, affirment qu’il y a des races qui n’ont pas vu la lune. Les pauvres ! Le soldat Caramel avait sans contredit sur elles cette supériorité notable : il voyait la lune, tout comme l’astronome de la Place Vendôme.

Ce spectacle inouï, réveilla aussitôt dans l’esprit du dragon, cette science de la stratégie, que tout soldat français porte en sa giberne, à côté du bâton de maréchal.

Sournois et rigoleur, il avança doucement, doucement et du bout du doigt referma la porte derrière mistress Brickshole. Pour s’excuser, il rugit :

— Oh ! c’ sale vent, tout d’même !

La dame affolée se mit les mains sur les nichons afin au moins de cacher quelque chose et hoqueta !

— Oh ! Seulement un timbre pour me couvrir !

Caramel enroula un bras sinueux autour de la taille grassouillette et promit :

— Bougez pas, j’vous prêterai une paire d’éperons !

Contre le mur, il poussa l’adversaire. Elle s’étonna :

— Oh my… ! Qu’est-ce que cela ?

Il la tranquillisa bonasse et protecteur :

— Bougez pas, c’est l’ Saint-Esprit !

L’admiration fit suite à l’étonnement :

Marvellous ! Splendid !… Tous ces soldats français !… big swords !

Ensuite, elle se demanda combien il y avait de soldats dans un régiment. Ce calcul l’occupa et la troubla. Elle gémit :

— Ah ! ah ! oh ! oh ! hi ! hi !

Ce qui en américain signifie :

— Monsieur faites donc comme chez vous !

Pourtant, même les calculs les plus ardus ont une fin et Mistress Prickshole arriva au bout du sien le front couvert de sueur et le cerveau en émoi.

Elle avait aussi les joues rouges et la prunelle humide, ce qui est le double symptôme de la fatigue intermusculaire.

Mais le calme revenu, tandis que Caramel remettait son calot et souriait béatement, elle pensa à ses vêtements.

Prolonger son état de nudité lui parut immédiatement dangereux et la voix câline, exposa son trouble à Caramel :

— Je vous donnerai beaucoup des dollars, si vous retrouvez mon vêtement.

Il rabattit son calot sur l’oreille gauche, se gratta les cheveux, hocha la tête et osa :

— Dame ! ça s’peut… comme ça s’peut pas, mais enfin ça s’peut tout d’même ! Voire…

Son astuce naturelle lui révélait que la vêture espérée ne pouvait être autre part que dans la chambre de Couleuvrine, mais il aimait faire priser ses services.

Avec la mine de Sherlock Holmes, et en reniflant très fort, il pénétra dans la pièce. Au premier coup d’œil, il eut la conviction que nul costume féminin ne reposait sur les meubles, il fallait donc voir dessous, ce qui est aussi une situation enviable.

En décomposant, il se mit à plat ventre et à l’instar d’un cobra circula en rampant.

Et soudain, en un coin sombre, il distingua une boule floconneuse qu’il attira à la lumière. C’étaient bien le petit pantalon, la petite chemise, le petit jupon, la petite robe de soie, le petit chapeau… tout cela enduit de la poussière millénaire et militaire de la caserne de Saint-Crépin.

Oubliant la légèreté de sa tenue, mistress Brickshole bondit d’une joie juvénile :

— C’est loui ! C’est mon vêtement !

Le geste respectueux Caramel dénoua les linons et les soies. Puis, ayant le mouvement doux d’une camériste à passions secrètes, il glissa la transparente chemise sur les épaules dodues de Bessie. Ensuite, il eut la prétention de boutonner sur la hanche la vaporeuse culotte.

Les forces de l’honnêteté et de la décence ont des limites, Caramel sombra dans la plus fougueuse exaltation. La langue bourbeuse, il hoqueta :

— Oh ! mon coco… dis rien… mais montre moi que tu m’aimes !…

Comment résister à si humble prière ?

Il s’ensuivit des bruits divers.

Cependant mistress Brickshole parvint à se rhabiller, même elle descendit au rez-de-chaussée et dans la cour retrouva la troupe entière des visiteuses, qui commençait à s’émouvoir d’une si longue absence.

Le colonel avait conservé Couleuvrine auprès de lui, afin de bien prouver au public que ni son margis ni l’égarée n’était fautif.

En effet, quand mistress Bessie affirma s’être perdue dans ces sombres couloirs, on fut contraint de la croire.


Grand’Halte - Une femme nue à la caserne, 1921 - Vignette02
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