Aller au contenu

Une femme nue à la caserne/04

La bibliothèque libre.
(pseudo)
Librairie des éditions modernes (p. 34-45).

Bandeaux - Losanges
Bandeaux - Losanges



LA RE-RE-RECHUTE D’UN ANGE


Pour quelques-uns la fortune vient en dormant, pour Caramel, elle était venue de tout autre manière.

Joyeuse d’avoir retrouvé la décence à l’intérieur de sa robe de soie, mistress Bessie avait fouillé dans son sac en peau de kinkajou et en avait extrait une poignée de vagues papiers bleus signés par le caissier de la Banque de France.

Son geste fut charmant pour glisser cela dans le bourgeron de Caramel.

Abêti par l’opulence soudaine, il redescendit au rez-de-chaussée et les jambes flageolantes regagna l’écurie, dont une autorité prudente lui avait remis la garde.

Là, il s’effondra sur le tas de fumier, et les narines énervées, fouilla ses poches.

Autour de lui flotta un nuage azuré. Vrai, il y en avait partout, même parmi les crottins fumants. Les yeux blancs, il avoua :

— Ben mince alors !

À peine avait-il prononcé ces paroles fatidiques que surgirent par toutes les ouvertures, voire les plus étroites, des bourgerons et des sabots ayant la prétention de vêtir des dragons.

On ne sait jamais comment les nouvelles se propagent, toujours est-il que tous les habitants de la caserne semblaient au courant de l’heureuse fortune de Caramel.

Et de dessous de tous les bourgerons jaillit un cri unique :

— Tu payes un litre ?

Caramel prit sa mine hautaine, celle des jours où il était saoul et souverain laissa tomber :

— Évidemment !

Des mains se tendirent bienveillantes autant que quémandeuses :

— Donne j’va l’chercher !

Et dans toutes ces mains Caramel déposa un billet bleu, en recommandant :

— Tu m’rapporteras la monnaie, enfant d’chameau !

Ainsi, en une suite régulière et symétrique, arrivèrent une douzaine de litres, portée par vingt-quatre bras vaillants.

Caramel ouvrit de grands yeux réjouis :

— Ben on va prendre une muffée !

Vous savez comment se boit un litre, eh bien multipliez par douze et vous saurez comment se boivent douze litres.

L’efficacité d’un semblable régime se manifesta très rapidement. Des hommes rubiconds et vainqueurs surgirent dans la cour et eurent la prétention de taper sur le ventre au lieutenant. D’autres plus circonspects avaient gagné le moelleux d’une paillasse quelconque.

Seul Caramel, la lippe amère et l’œil terne, gisait sur le tas de fumier de l’écurie. Il gémissait :

— Cochon d’métier, v’là qu’ j’ai faim et c’est l’heure de la soupe !

Il passa la langue sur ses lèvres gourmandes et la paupière plissée de concupiscence :

— J’ boufferai bien quéquechose de fin, qui m’ dégraisserait la gueule !

Il se souvint que sa poche encore était bourrée de coupures multicolores et crasseuses. Ce lui fut une révélation d’en haut. Son sourire s’épanouit, son regard se voila d’une larme de bonheur. Il avait trouvé.

Quand on est saoul, il y a toujours un copain qui l’est moins que vous. C’est reconnu, d’une vérité incontestable.

Caramel trouva donc le copain moins saoul et l’achetant d’un pot de vin honteux, lui confia l’écurie, les chevaux et le crottin. L’âme sereine, il s’en fut se mettre en tenue.

La garde qui veille à la porte du quartier est sujette à erreur ; Caramel passa inaperçu et gaillard. La démarche assurée, le cerveau plein d’idées joyeuses, il s’en alla par les rues. Mais il répétait tenace et convaincu :

— Y a pas d’bon Dieu, faut que j’mange quéquechose qui dégraisse la gueule.

Et il râpait une langue pâteuse contre ses dents acérées.

Encore une fois la lumière d’en haut vint l’éclairer. Soudain il pensa à Victorine, la femme de chambre de la comtesse de Presfez. Victorine était une payse, sans nul doute.

Le ceinturon tendu, le calot batailleur, il sonna à la porte de service de la seigneuriale demeure. Victorine vint ouvrir et candide lui sauta au cou.

— Mon Caramel, mon chéri !

Il la repoussa, les bagatelles sentimentales ne pouvaient avoir d’influence sur son cœur, quand son estomac réclamait la pâture. Cela, il l’expliqua en termes congrus et Victorine comprit, parce qu’elle était pleine d’amour.

Justement il y avait un dîner somptueux chez la comtesse, Caramel en partagea donc les reliefs en compagnie du personnel mâle et femelle.

S’il était un peu saoul en se mettant à table, il l’était bien davantage en sortant. Et je vois là, une des raisons pour lesquelles, sous les narines frissonnantes de Victorine et de la cuisinière, il retira les godillots qu’un État prévoyant lui fournissait. Ensuite il enleva son dolman et se jugea plus à son aise pour les jeux de l’amour.

Dès lors, il devint égrillard et ses mains audacieuses se glissèrent dans l’entrebaîllement d’une jupe que Victorine agrafait par derrière.

Victorine poussa des petits cris et se sauva. Elle avait raison, on ne fait pas ça devant le monde.

Caramel plein d’une amoureuse impatience s’élança sur ses traces. Dans l’obscurité d’un couloir il la rejoignit et le verbe rêveur ordonna :

— Victorine !… Bouge pas !…

Elle s’immobilisa ; c’était son devoir.

Satisfait, heureux, Caramel rigola :

— Sacré Victorine va !

Et sur la croupe il lui donna une claque amicale. C’était la conclusion et le remerciement d’une petite distraction de quelques minutes. Mais la soubrette avait de la prudence, elle proposa :

— Si qu’on s’en allait ?

Têtu, il refusa :

— Non ! Na ! J’veux encore !

Cette menace l’effraya, elle craignait la surprise d’un maître curieux. Ces choses là arrivent. Peureuse, elle répéta :

— On s’en va ! pas ?

Et elle fila lestement, silencieusement. Le dragon tenait à ses idées, il aimait les amusements répétés. Le cerveau bourré de pensers égrillards, il s’élança sur les traces de la fugitive.

Soudain, dans l’obscurité, il la distingua encore. Il eut un bon rire de poivrot :

— Sacré Victorine !

Il leva une dextre solide, et pan ! il envoya une gifle monstrueuse sur ce qu’il croyait la croupe de l’amie. Ça résonna, grands dieux ! comme un coup de marteau sur l’enclume. Caramel en fut éberlué. Le nez tortillé, la bouche tordue, il s’enquit :

— T’as donc ’l’vé t’ch’mise, s’cré femelle ?

Près de lui une voix douce flûta :

— Oh ! my ! pourquoi vous me fessez ?

Il comprit s’être trompé et eut honte de sa brutalité :

— Ma pauv’ dame fallait m’dire qu’c’était pas Victorine. Sur elle on peut taper, l’a l’croupion aussi dur qu’un crocrodille !

De sa paume râpeuse, il caressait l’arrière-train endolori. La voix dans la nuit, laissa tomber les paroles du pardon :

Ça fait rien !

Il fut content comme tout, même il rigola. Encore, il ordonna :

— Bouge pas !

Le silence tomba lourd comme un manteau de plomb, angoissant à l’instar d’un lavement. La dame ne disait rien, elle soufflait seulement très fort.

À nouveau Caramel se tordit :

— Ben ! En v’là une bonne ! pas vrai ?

Mais près d’eux, un bruit léger se fit entendre. Mistress Brickshole, car c’était elle, sentit à son plexus solaire les tressaillements de la crainte, et elle s’enfuit dans la nuit mystérieuse.

Mais Caramel ne l’entendait pas ainsi. Il se fâcha :

— ’tendez… J’veux… ’core…

Secoué d’un bon rire, il précisa :

— ’tention, j’flanque ’core une tape !

Et sa dextre se leva vers le ciel pour retomber sur des chairs tendues.

Un cri jaillit dans les ténèbres :

— En voilà des manières !

Le timbre de la voix était changé, l’accent différait, Caramel fut estomaqué :

— Faites excuse, j’croyais qu’c’était l’croupion d’l’aut’ dame !

Vraiment il ne comprenait plus rien ; pourtant, il n’avait pas ainsi l’habitude de se tromper.

Curieux, il avança le nez et proposa :

— Dites donc, p’isque vous avez pas d’chemise ?…

Une plainte sourde fut l’unique réponse. Alors, il ordonna le verbe grave :

— Bouge pas ! On s’en va au paradis.

Ils firent comme il le disait. Puis Caramel, goguenard se vanta :

— Hein ! J’suis tout d’même un as !

Personne ne répondit, devant lui l’obscurité était retombée complète. Il s’étonna :

— C’est comme ça qu’on dit merci ?

Il avança deux mains tâtonnantes, et ses mains tâtonnantes rencontrèrent deux tétons frissonnants.

— Oh ! m’sieu ! se révolta un timbre suret.

Cette fois le dragon faillit s’évanouir : la voix avait encore changé. Il toucha son front, son nombril, son orteil droit afin de se rendre compte qu’il était bien éveillé. À cela aucun doute ; il était peut-être très saoul, mais à coup sûr pleinement éveillé. La voix répéta :

— Oh ! m’sieu… vous m’avez manqué de respect !

L’évidence le rendit honteux ; il se rapprocha et s’excusa de son mieux, par des gestes furtifs, caressants. La voix devint plus plaintive :

— Oh ! m’sieu !… Vous m’manquez toujours de respect.

Il rugit :

— C’est vrai, ça ! Bouge pas !

La voix remercia :

— Oh ! m’sieu !… Vous m’manquez plus de respect !

Il fut content, la dame aussi. Il faut quelquefois peu de chose pour satisfaire son prochain.

Cependant, des ombres nues erraient par le couloir sombre. Il y avait d’abord mistress Brickshole qui remerciait tout bas les mânes de ses ancêtres :

— Oh ! Got ! J’en ai jamais tant vu !

Il y avait aussi la comtesse de Presfez qui gémissait :

— Je sens un petit vent coulis qui me pénètre et me ressort entre les dents !

Enfin, madame de Lamottemoussue, s’en allant sur la pointe des orteils, en se disant :

— Si mon mari m’voyait, il prétendrait encore que je le fais cocu ! quand je recherche seulement ma chemise.

La situation, on en conviendra, devenait tragique, quand madame de Presfez eut une idée sublime. Gagnant la salle à manger, elle sonna et Victorine guillerette accourut. À la vue de sa maîtresse toute nue, elle conserva ce flegme respectueux des serviteurs ayant du style :

— Madame désire sa chemise ?

Madame acquiesça d’un signe, puis tout bas, en rougissant un tantinet, expliqua que le tout devait se trouver dans le petit salon. Victorine se précipita, bouscula Couleuvrine, monsieur de Lamottemoussue et dextrement s’empara d’un tas de vêtements gisant sous le sopha. Elle se sauva, mais dans le couloir sombre, elle se buta à une nudité. Ingénue, elle crut que c’était là sa maîtresse respectée :

— Tenez madame, voilà votre chemise, affirmait-elle.

— Oh ! merci ! susurra un timbre sourd.

Le paquet changea de mains, puis croula sur le sol, tandis que la soubrette s’enfuyait. Or c’était par hasard, madame de Lamottemoussue qui avait reçu les bienheureux vêtements.

Assurément, elle trouva sans peine une chemise, un pantalon, en un mot tout ce qu’il faut pour se vêtir. Et sûre d’elle-même, elle se prépara à rentrer au salon, abandonnant sur le parquet un reste superflu.

Mais mistress Prickshole errait par là. Son pied heurta de la soie. Elle soupira :

God gracious ! c’est mon vêtement !

Très vite, en sportwoman, elle s’habilla et heureuse se dit qu’elle allait au salon, faire une entrée naturelle, candide même.

Cependant, madame de Presfez abandonnée en la salle à manger se morfondait :

— Que fait donc cette fille ? grommelait-elle, injuriant en termes de bonne compagnie, Victorine innocente.

Lassée, elle sortit, et la démarche timide s’en fut le long du couloir. Sous ses pas, elle rencontra un tas de choses floconneuses. Une moue gentille plissa ses traits :

— Cette Victorine est bête comme une oie grasse !

Néanmoins, trouvant sous ses menottes une chemise légère, un pantalon parfumé, un jupon froufroutant, elle se vêtit sans arrière-pensée.

Dans le grand salon, ces messieurs étaient réunis, le professeur de philosophie ne dormait plus, la chanoinesse ne chantait plus :

— J’ai du bon tabac !

Elle prisait.

L’atmosphère était paisible, le silence reposant et les liqueurs variées.

Soudain la porte s’ouvrit et madame de Lamottemoussue parut. Derrière elle surgit radieuse et souriante mistress Bessie ; enfin calme et souveraine la comtesse de Presfez se présenta.

Le plus vif étonnement se peignit sur les visages reposés des hôtes.

Ces dames ne portaient plus les mêmes toilettes qu’au début de la soirée et madame de Lamottemoussue était en train de suer dans la chemise de mistress Brickshole.

Il n’y eut pas de tumulte, on se trouvait entre gens du monde.

En bas, à l’office Caramel expliquait.

— Moi, j’vous dis comme ça qu’vous vous gourez, si vous croyez être chez vous… c’est pas vrai tonnerre, v’s’êtes dans un bain turc.


Grand’Halte - Une femme nue à la caserne, 1921 - Vignette04
Grand’Halte - Une femme nue à la caserne, 1921 - Vignette04