BIBLIOGRAPHIE
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Lui et Elle, roman par Paul de Musset, Charpentier, éditeur.
Alfred de Musset, par Arvède Barine, Hachette, éditeur.
Biographie d’Alfred de Musset, par Paul de Musset, Charpentier, éditeur.
Une histoire d’amour. Alfred de Musset et George Sand, par Paul Mariéton, Havard, éditeur.
Les Amants de Venise. Musset et Sand, par Charles Maurras, Fontemoing, éditeur.
Lettres à Alfred de Musset et à Sainte-Beuve, par George Sand (Revue de Paris, novembre 1896).
Histoire de ma vie, par George Sand, Calmann Lévy, éditeur.
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L’Écho Rochelais, 19 avril 1882. Article de M. Aurélien Scholl.
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Le Phare de la Loire, article de Boyer d’Agen, 1894.
Le Courrier de la Rochelle, 16 août 1896.
I
ALFRED DE MUSSET
ET GEORGE SAND
George Sand, petite-fille du receveur général Dupin de Francueil et d’une bâtarde de Maurice de Saxe, naquit le 5 juillet 1804 à Paris. Elle fut élevée par son aïeule, femme de l’ancien régime, esprit cultivé, admiratrice de Rousseau et des Encyclopédistes, personne de haute distinction mais sans préjugés.
Quelque temps après la mort de madame Dupin de Francueil, George Sand épousa, en 1822, le fils naturel d’un colonel de l’Empire, Casimir Dudevant, grand buveur et homme assez brutal.
Il laissa toute liberté à sa femme qui en profita pour voyager. Elle eut cependant deux enfants de lui, un garçon et une fille, ce qui ne l’empêcha pas d’aimer pendant six ans d’un parfait amour platonique un brillant avocat, M. Aurélien de Sèze.
En 1831, par suite d’incompatibilité de caractère, George Sand obtint de son mari une pension pour vivre la moitié de l’année à Paris, où elle fit profession de femme de lettres, et l’autre partie dans le Berri, à Nohant avec ses enfants.
Elle vécut à Paris pendant trois ans avec Jules Sandeau, puis, pour moins longtemps, en compagnie de hauts personnages tels que Prosper Mérimée, Gustave Planche, Alexandre Dumas, Jouffroy.
Sainte-Beuve, le bedeau du Temple de Gnide, comme l’écrivait Musset lui-même au-dessous d’un de ses plus spirituels dessins, présentait ces écrivains à George Sand. En juin 1833, il lui présenta de même le futur auteur des Nuits.
George Sand avait alors trente ans, Alfred de Musset, vingt-trois seulement : étant né le 11 novembre 1810. L’un avait écrit déjà Rose et Blanche, Indiana, Valentine, Lélia ; l’autre venait de publier les Contes d’Espagne et d’Italie, Mardoche, Namouna, les Caprices de Marianne.
Ils s’aimèrent à Paris. Alfred de Musset habita dans la maison de George Sand sur le quai Malaquais. Puis ils allèrent passer quinze jours vers la fin de septembre dans la forêt de Fontainebleau, à Franchart. Mais pendant que Musset dessinait, George Sand s’ennuyait. Ils commencèrent ensuite, au retour, à trouver leur existence monotone et entreprirent un voyage en Italie.
Ils passèrent à Lyon, à Avignon où ils rencontrèrent Stendhal qui se rendait à Civita-Vecchia, à Marseille, à Gênes d’où ils gagnèrent, en bateau, Livourne, à Pise, à Florence où George Sand fut prise de la fièvre, à Ferrare, à Bologne et arrivèrent le 19 janvier 1834 à Venise.
Ils s’installèrent à l’hôtel Danielli, sur le quai des Esclavons, à l’entrée du Grand Canal.
George Sand souffrait toujours de la fièvre et était obligée de garder la chambre. Musset se promenait en flâneur, parcourait Venise en tous sens, respirant la séduction pleine de charmes de la Ville du Rêve.
Leur bonheur ne fut pas de longue durée. Ils ne tardèrent pas à éprouver quelques inquiétudes, une vague fatigue de vivre ensemble ; d’ailleurs, George Sand voulait s’occuper de ses travaux littéraires, tandis que Musset préférait l’oisiveté et la rêverie. Précisément à ce moment, le docteur Pietro Pagello fut appelé auprès de George Sand qui était en proie à une migraine très forte. Il lui prodigua ses soins les plus empressés et elle se rétablit vite.
Quelques jours après, ce fut au tour de Musset de tomber malade.
En multipliant ses visites le docteur, qui était un beau garçon, devint l’amant de George Sand.
Musset s’en aperçut et peu s’en fallut qu’il ne mourût de douleur. La fièvre passée cependant, il se guérit assez vite. C’est à ce moment qu’il composa les vers suivants :
Toi qui me l’as appris, tu ne t’en souviens plus |
Mais pensant que cette existence si pénible pour son amour-propre ne pouvait se prolonger, il quitta Venise le 28 mars pour rentrer en France.
Il écrivit à son amie ses impressions de voyage dans des lettres pleines de passion.
Demeurée seule à Venise chez le docteur Pagello, George Sand se lassa vite de ce dernier et, l’ennui aidant, le décida à l’accompagner en France, à Paris. Le docteur y consentit et, en juillet 1834, ils partirent tous les deux. Mais Pagello ne séjourna que peu de temps en France. Sans relations, il s’ennuyait beaucoup à Paris et retourna en Italie.
Musset revit encore plusieurs fois George Sand à de longs intervalles.
Il essayait bien d’oublier cette femme qui lui causait de si fortes souffrances, il voyageait, il se rendait à Baden. Mais l’amour était plus puissant que sa volonté. Et ce mal vulgaire et bien connu des hommes le ramenait sans cesse auprès de George qui avait d’ailleurs passé des jours bien pénibles loin de son ancien amant. Elle songea à se suicider en 1834.
Voici d’autre part ce qu’elle écrivait en mars 1835 :
« Je ne t’aime plus, mais je t’adore toujours. Je ne veux plus de toi, mais je ne puis m’en passer… adieu, reste, pars, seulement ne dis pas que je ne souffre pas… Mon seul amour, ma vie, mes entrailles, mon frère, mon sang, allez vous-en, mais tuez-moi en partant. »
Et Musset s’exprime ainsi à son tour :
La postérité répétera nos noms comme ceux de ces amants immortels qui n’en ont plus qu’un à eux deux comme Roméo et Juliette, comme Héloïse et Abélard. On ne parlera jamais de l’un sans parler de l’autre. Ce sera là un mariage plus sacré que ceux que font les prêtres, le mariage impérissable et chaste de l’intelligence. Les peuples futurs y reconnaîtront le symbole du Dieu qu’ils adoreront. Quelqu’un n’a-t-il pas dit que les révolutions de l’esprit humain avaient toujours des avant-coureurs qui les annonçaient à leur siècle ?
Eh bien, le siècle de l’intelligence est venu. Elle sort des ruines du monde, cette souveraineté de l’avenir ; elle gravera ton portrait et le mien sur une des pierres de son collier. Elle sera le prêtre qui nous bénira, qui nous couchera dans la tombe, comme une mère y couche sa fille le soir de ses noces. Elle écrira nos deux chiffres sur la nouvelle écorce de l’arbre de la vie.
Néanmoins la rupture fut complète et définitive entre George Sand et Alfred de Musset à partir du mois d’avril 1835.
Musset, dès lors, rongé par la plus implacable des passions, mène une existence pénible empoisonnée par l’alcool. Il produit cependant ses plus beaux chants, lesquels sont bien de purs sanglots. Il n’était âgé que de quarante-sept ans lorsque la mort le surprit, le 1er mai 1857.
Quant à George Sand, elle se rendait tous les ans dans le Berri auprès de ses deux enfants, Solange et Maurice Dudevant qui grandissaient.
Charitable comme une fée bienfaisante, la « Grande Femme », selon la propre expression de Victor Hugo, devenait peu à peu, aux yeux des paysans berrichons la Bonne Dame de Nohant. Et par la production de nouveaux chefs-d’œuvre, elle continuait d’être pour longtemps encore, ne devant s’éteindre que le 7 juin 1876 « la harpe éolienne de notre temps », suivant le mot heureux d’Ernest Renan.
II
UN COIN DU PAYS CHARENTAIS
À deux kilomètres et demi de la Rochelle, en se dirigeant vers le port récent de La Pallice, on rencontre le coquet petit bourg de Saint-Maurice.
C’est un village bâti en pierres de tailles, dont les murs, d’une éclatante blancheur, annoncent de loin « des intérieurs gouvernés à la baguette par d’irréprochables ménagères[1] ».
À droite de ce village apparaît le vieux cimetière, resserré par un petit mur qui se rattache à quelques maisons. Aucune sépulture nouvelle n’y est faite, mais les anciennes tombes, érigées avec goût, se remarquent toutes par le soin méticuleux que l’on apporte à les entretenir.
Des cyprès nombreux et élancés et des tamaris ombragent ce coin de terre sacrée, et tout auprès, vers le sud, à travers les feuillages de gros ormeaux l’on aperçoit la grande mer bleue qui s’étend à l’infini, et dont le bruit arrive jusque-là comme une musique lointaine, calme et apaisante.
Le peintre Fromentin y repose dans un bosquet de verdure.
Quelques familles de la vieille noblesse rochelaise dont les noms figurent avec éclat dans les guerres de religion, y dorment également leur dernier sommeil.
À gauche, en entrant, tout près de la porte, se dresse une pierre funéraire haute de un mètre quatre-vingts centimètres environ, ayant la forme d’une urne renversée, très allongée, et ressemblant quelque peu au tombeau d’Alfred de Musset, au Père-Lachaise.
Quelques minuscules saules pleureurs autour de cette tombe, très négligée, végètent misérablement, comme ceux du reste que l’on plante chaque année sur la sépulture de Musset.
Bien des choses, d’ailleurs, dans ce monument, rappellent le grand poète.
Au-dessus de l’inscription, une étoile, au-dessous, une lyre comme celles qui ornent le portrait d’Alfred de Musset gravé par Bida, en tête des premières éditions de ses œuvres complètes.
L’inscription enfin contient le nom de Musset retourné.
Quatre vers, quatre vers médiocres, il est vrai, mais qui attestent néanmoins une certaine tendance poétique et donnent un cachet d’originalité spéciale à cette tombe, sont gravés au-dessous de la lyre avec — ce qui surprend un peu, — la devise de Jacques Cœur.
Voici du reste cette inscription :
Ô mort, ô tombe, pourquoi vous craindre, |
III
UNE
DÉCOUVERTE SENSATIONNELLE
Il y a quelques années, le brillant et regretté chroniqueur que fut Aurélien Scholl allait tous les étés passer deux ou trois mois à la Rochelle. Il fit la découverte de cette tombe.
Ce mot Tessum, qui est celui de Musset retourné, des conversations, au village de Saint-Maurice, avec des femmes qui avaient connu Norma, suffirent à le persuader qu’une fille ignorée de Alfred de Musset et de George Sand reposait là.
Il trouva même une photographie de Norma, qu’il paya fort cher, et quelques livres de Musset avec des dédicaces comme celles-ci : À ma fille bien-aimée, à ma Norma, à mon enfant chérie, signées : Alfred de Musset, A. de M… Que demander davantage ?
N’était-ce pas là la preuve certaine, évidente, de l’existence d’une fille de Musset et de George Sand ?
Scholl, un admirateur fervent du grand poète et de la grande romancière, fut enthousiasmé par sa découverte.
Il conta la chose dans les journaux et cela fit grand bruit.
« Son portrait est là, écrit-il, sous mes yeux ; c’est une miniature entourée d’un ovale de cuivre, la jeune fille paraît avoir dix-huit ans… »
Et sur sa tombe abandonnée, il se promit d’apporter désormais chaque année des fleurs nouvelles. « Tu n’es pas morte tout entière, dit-il, j’adopte ton souvenir et j’en fais mon enfant. »
D’autres publicistes, poussés par la curiosité, visitèrent le petit cimetière de Saint-Maurice. Ils examinèrent scrupuleusement l’inscription et y trouvèrent en effet l’anagramme de Roman Musset-Sand (en transformant l’o de Onda en s). Ce trait d’union entre Tessum et Onda leur parut mériter cette interprétation.
On avait enfin la clef de la liaison de George Sand et d’Alfred de Musset. On tenait le dénouement des amours des deux tourtereaux de Venise[3].
Alors, l’on sut par les racontars de bonnes femmes que Norma était venue habiter Saint-Maurice quelques jours seulement avant de mourir d’une maladie de poitrine, comme l’héroïne qu’Alexandre Dumas a immortalisée dans la Dame aux Camélias.
Elle vivait avec une vieille dame assez fantasque, ne sortait jamais, ne parlait à personne.
Cette existence quasi mystérieuse était au moins bizarre et originale. Elle éveilla des soupçons.
Quand la jeune fille fut morte, la vieille dame qui l’accompagnait se complaisait à répéter à ses voisins et non sans vanité que Norma était née des amours d’Alfred de Musset et de George Sand ; et elle montrait des ouvrages du grand poète portant des dédicaces écrites de la main même de l’auteur des Nuits à sa fille aimée.
D’autres jours, par contre, elle disait que Norma était originaire du Maine-et-Loire, de Cholet, et que son père exerçait dans cette ville la profession de tisserand. Mais presque aussitôt, elle ajoutait tout bas : il y a eu substitution d’enfant. Et ces contradictions ne permettaient pas de dégager facilement la vérité sur l’énigmatique Norma Tessum.
Ce qu’il y avait de certain cependant, c’est que Norma était extraordinairement jolie. Sa photographie que nous avons vue, faite à Paris, chez Gourgenheim et Forest, rue Croix-des-Petits-Champs, no 10, la représente dans sa dix-septième année environ, d’une beauté rare et curieuse de blonde.
Ses traits fins, ses yeux taillés en amande, aux cils arqués, son nez accentué, sa bouche aux lèvres minces, sa chevelure blonde et onduleuse, rappellent le charme féminin que dégage le portrait d’Alfred Musset gravé par Bida, et en même temps font songer à l’air viril et décidé de la Bonne Dame de Nohant. On dirait une belle frondeuse ou bien encore une bergère de Watteau évoluant dans la transparente limpidité d’un paysage hollandais.
C’était véritablement une délicieuse tête d’artiste.
À Paris, où elle habita, elle fréquentait du reste, chez les artistes, peintres, sculpteurs, voire même chez les hommes politiques, Rochefort et autres, qui furent ensuite déportés pour leur participation aux événements de la Commune.
Elle posa même dans un salon de peintre, pour un tableau qui représente la Vierge dans l’église de Notre-Dame-des-Victoires, à Paris.
Enfin, elle passait pour être un peu poète à ses moments de loisir, et elle s’amusait à rimer avec les plus grandes difficultés de médiocres poésies. Les vers inscrits sur sa tombe sont très vraisemblablement d’elle ; à coup sûr, ils ne sont dignes ni d’Alfred de Musset ni de George Sand.
Norma affirmait beaucoup aimer la poésie et son poète favori était naturellement Musset.
Elle se plaisait à déclamer les belles strophes de la Malibran, ou, avec des gestes de circonstance, le poème un peu leste de Namouna. Elle chantait aussi, mais moins bien que Desdémone.
Voilà tout ce que Scholl put apprendre à Saint-Maurice, au cours de ses investigations.
L’existence de cette personne, sa photographie, ses relations, ses livres, sa mort de phtisique, sa tombe, tout portait à croire, en effet, qu’elle était bien la fille d’Alfred de Musset et de George Sand.
Saint-Maurice allait-il donc devenir comme le tombeau de Abélard et d’Héloïse au Père-Lachaise ou comme celui de Rousseau dans l’île des Peupliers à Ermenonville, un lieu de pèlerinage cher aux amants et aux poètes ?[4]
IV
LES DOUTES
Cependant, des doutes vinrent à l’esprit de quelques-uns.
On remarqua qu’en 1854, date de la naissance de Norma, Musset et George Sand étaient depuis vingt ans séparés et sans relations.
Il avait paru d’ailleurs un peu étrange que Musset dédiât ses œuvres à un bébé de deux ou trois ans tout au plus, avec des paroles si affectueuses, lesquelles auraient dû faire supposer chez la personne qui en était l’objet, un esprit de discernement qui n’est généralement pas le propre d’un enfant en bas âge.
Du reste, l’écriture de ces dédicaces ne ressemblait aucunement à celle du poète.
M. Adolphe Brisson, rédacteur au Temps et aux Annales politiques et littéraires, qui a découvert et publié depuis les Mémoires de la Gouvernante de Musset, madame Martelet, autrefois mademoiselle Adèle Collin, alla interroger cette dame à ce sujet :
« Si M. de Musset, répondit-elle avec vivacité, avait eu une fille, c’est à moi qu’il l’eût confiée, et non à des mains étrangères[5]. »
Jamais George Sand, de son côté, n’aurait abandonné une fille sortie de ses flancs. N’a-t-elle pas pourvu à tous les besoins d’un frère illégitime qui, en outre, était ingrat et fainéant ?
Elle était la providence de tous les déshérités de son entourage, et chacun sait que le préjugé humain n’eut pas arrêté cette femme qui se glorifiait de descendre des rois de Pologne et de Maurice de Saxe par voie de bâtardise.
En définitive, qu’est-ce donc que cette Norma Tessum-Onda ?
V
HISTOIRE D’UNE MYSTIFICATION
Tous ceux qui se sont occupés de cette question n’ont guère apporté de certitudes dans leurs assertions, pour la raison, sans doute, qu’ils se sont surtout attachés à établir l’origine de Norma Tessum-Onda exclusivement, en délaissant quelque peu la personne qui l’accompagnait.
Après avoir recueilli nombre de renseignements sur ces dames à Saint-Maurice, nous nous sommes promis de procéder autrement, en recherchant ce qu’était exactement cette femme Coras aux soins de laquelle Norma paraissait être confiée. Et ainsi, nous pouvions entrevoir comme possible la découverte de l’énigme.
Madame Coras s’était retirée à Tasdon, près de la Rochelle, à l’Asile des Petites Sœurs des Pauvres, quelque temps après la mort de Norma. Là, elle s’éteignit en parfaite chrétienne, nous a-t-on assuré, après avoir toutefois annulé[6] un testament olographe qu’elle avait fait à l’avantage de la femme Guenon Antoine, de Saint-Maurice, qui l’avait logée chez elle durant plusieurs mois[7].
Nous sommes allés à l’asile de Tasdon.
Pour nous être agréable, la supérieure, chercha sur un registre, la date exacte du décès de madame Coras, mais ce fut en vain.
Elle ne trouva rien.
Une sœur très âgée avait cependant eu connaissance de cette dame.
On ne la désignait à l’asile que sous le nom de Coras.
L’on nous assura qu’elle y était morte, dans le plus complet dénûment ; les quelques livres et menus objets qu’elle possédait, auraient été donnés de son vivant par elle à ses amis, ou brûlés après son décès.
À la mairie de la Rochelle, où nous nous sommes rendus ensuite consulter les listes de l’État civil, nous n’avons pas trouvé non plus trace du nom Coras.
Le mystère recommençait.
Coras était, sans nul doute, un nom d’emprunt.
Ce ne fut qu’après de nouvelles et longues recherches à Saint-Maurice, et surtout dans le Maine-et-Loire, que nous sommes arrivés à savoir que madame Coras n’était autre qu’une Françoise Thomas, née à Toulon (Var), le 19 décembre 1798, de Remy Thomas et de Marguerite Coupeau, son épouse[8]. Mariée avec Alphonse Coras, employé de la régie à Cholet (Maine-et-Loire), elle vécut assez longtemps dans cette ville, menant une existence peu exemplaire.
Sa conduite irrégulière occasionna la mort de son mari, à Nice où il était allé se soigner, en 1860[9].
Quelques-uns des anciens amis de cette dame, s’étant retirés à la campagne, l’engagèrent à venir habiter auprès d’eux.
C’est à cet effet qu’elle acheta, vers 1861, une petite propriété à Saint-Macaire-en-Mauges (Maine-et-Loire), et y fit construire une maison non loin de l’école des filles.
Elle prit pour domestique une enfant du pays, Jeanne Ménard, l’aînée d’une famille de treize enfants, dont les parents, très pauvres tisserands de leur métier, habitaient à quelques centaines de mètres du bourg.
Une jeune sœur de Jeanne Ménard, nommée Joséphine, âgée de huit ans[10], était écolière.
Elle se rendait à l’école tous les matins, emportant avec elle sa petite provision pour le repas du midi. Elle fut plus tard autorisée à manger chez madame Coras, en compagnie de sa sœur. Comme elle était jolie, affectueuse, et d’une nature éveillée, elle plut beaucoup à madame Coras, qui finit par la garder chez elle et l’éleva comme sa propre fille.
Quelques-uns des amis de cette dame moururent, d’autres quittèrent le pays.
Se trouvant quasi seule, s’ennuyant beaucoup, madame Coras résolut de s’en aller au gré de sa fantaisie faire quelques voyages à travers la France.
Elle se rendit à Chalus, dans la Haute-Vienne, emmenant, avec l’assentiment de ses parents, la petite Joséphine, âgée alors de onze ans[11]. Une correspondance assez régulière s’établit alors entre madame Coras et les parents de Joséphine.
La fillette fit sa seconde communion à Chalus et reçut la confirmation à Limoges, vers 1867.
De temps à autre, madame Coras se déplaçait, séjournait à Tours, à Angers, à Paris, continuait des relations suivies avec quelques amis.
Quand Joséphine eut atteint sa quinzième année, le père Ménard manifesta le désir de la faire revenir à Saint-Macaire. Mais madame Coras, ni son amie, ne l’entendaient ainsi. Et, au lieu de se rendre à la maison paternelle, Joséphine partit avec madame Coras pour une destination inconnue.
C’était couper court aux instances du père Ménard.
Naturellement, toute correspondance avec la famille aussitôt cessa.
Ces dames habitèrent alors un petit appartement situé au no 5 de la rue Jean-Jacques-Rousseau, à Paris.
Le Siège vint, puis ce fut la Commune.
D’une nature très remuante, intrigante au plus haut point, madame Coras eut de nombreuses relations parmi les hommes politiques de l’époque.
S’il faut en croire ses bavardages à Saint-Maurice, elle aurait prêté cinquante francs, un jour de détresse, à Léon Gambetta, et elle reçut, à titre de souvenir gracieux de M. Henri Rochefort, un petit panier que le distingué rédacteur en chef de l’Intransigeant avait confectionné pendant sa captivité. Ce qu’il y a de certain, c’est que Joséphine connut tous ces personnages.
Sa grande beauté, son air distingué, l’éducation spéciale qu’elle avait reçue de madame Coras, tout la préparait bien à jouer un rôle dans le monde de la politique et des arts. Elle n’y manqua guère du reste.
Voici un billet[12] qui lui parvint par un pigeon voyageur du Fort Boyard, où quelques-uns des membres de la Commune étaient détenus :
« Ne vous tourmentez pas, petite blonde. On ne me fait pas de mal. Je vais bien. Je vous donnerai de mes nouvelles tous les jours. »
P. S. — Portez-vous bien, vous et votre maman.
Sur ce billet Norma écrit : « Reçu par pigon ».
Cette faute grossière d’orthographe dénote à elle seule un manque complet d’instruction, et donne en plus une idée de la nature des relations que ces dames entretenaient avec leurs amis, et en même temps, suffit à prouver que M. Rochefort, lui-même, ne connaissait pas exactement les liens qui unissaient Norma et madame Coras, puisqu’il pensait avoir affaire à la mère et à la fille[13].
Un autre billet trouvé dans les papiers de madame Coras, fait deviner toute une suite de préoccupations et de faits plus ou moins avouables de politique louche de demi-mondaine.
« L… est un monstre et vous êtes un lâche. Vous avez fait prisonnier un homme qui n’a jamais conspiré, vous le savez bien ; il est plein de cœur et vous le faites souffrir. Cet homme, Monsieur, je l’ai aimé et je l’aime encore, car je veux le sauver. Le moyen que j’emploierai, il est vrai, n’est pas sans tache, mais pour vous l’arracher, je ferais tout. Il y a longtemps que vous me voulez pour maîtresse. Soyez rendu ce soir à 10 heures à S… J’y serai. Je me ferai accompagner par un capitaine d’État-Major, G… I…, le frère du prisonnier, et lorsque devant vos yeux il aura franchi la frontière, je vous appartiendrai. Je compte sur vous.
En 1875, madame Coras et Joséphine se rendirent à la Rochelle afin de se rapprocher des membres de la Commune détenus à Saint-Martin de Ré et au fort Boyard[15].
Elles descendirent à l’Hôtel de France, mais n’y demeurèrent que peu de temps. Madame Coras loua de Goumard Amédée, domestique dans cette ville, une petite maison de campagne, sise à l’Épine, hameau distant de quelques centaines de mètres seulement de Saint-Maurice. Elles vinrent résider dans cette nouvelle habitation vers la fin d’avril[16].
Joséphine souffrait de plus en plus. La tuberculose, dont elle était atteinte, faisait de grands progrès. La jeune fille ne se levait plus. Comme la Dame aux Camélias, dont la vie présente plus d’une analogie avec la sienne, Norma se consumait lentement. Et sa maladie augmentait encore la bienveillance de ses amis lointains qui, redoublant de largesse, adressaient de nombreux chargements à madame Coras.
Parfois seulement, quand l’après-midi se faisait douce et tiède, M. Goumard la descendait de sa chambre dans une salle du rez-de-chaussée, dont la fenêtre ouverte donnait sur un petit jardin. La brise marine surchargée de sel, si préjudiciable aux tuberculeux, arrivait jusque-là.
L’intempérance n’était pas pour rien non plus dans les souffrances de Joséphine, elle était aussi usée par toutes sortes de débauches[17].
Elle s’éteignit le 8 mai.
Toutes ses lettres furent brûlées aussitôt par crainte sans doute de quelque indiscrétion.
Amédée Goumard, chargé par madame Coras des démarches pour les obsèques, se rendit lui-même au chef-lieu de la commune, alors Laleu[18], et déclara à l’officier de l’État civil, que Joséphine-Marie Ménard, née le 18 septembre 1854, à Saint-Macaire (Maine-et-Loire), de Charles Ménard, tisserand, et de Jeanne Jamain, sa femme, dévideuse, était décédée, en foi de quoi l’acte de décès fut dressé[19].
L’inhumation se fit dans le cimetière de Saint-Maurice. Madame Coras y avait acheté pour elle et pour Joséphine un emplacement à perpétuité. Puis elle fit ériger la tombe que l’on sait, à l’instar de celle de Musset, au Père-Lachaise, ce qui ne doit pas surprendre outre mesure étant donné le sentiment d’intime sympathie et d’admiration que ces dames affectaient de nourrir toutes les deux pour le grand poète, et surtout le désir qu’avait madame Coras de continuer de faire croire à l’existence d’une fille ignorée de Alfred de Musset et de George Sand.
Le graveur chargé de l’inscription fit, paraît-il, une objection :
— Mais pourquoi mettre Tessum au lieu de Coras », aurait-il demandé.
Madame Coras lui répondit :
— Il y a eu substitution d’enfants.
Et le graveur sculpta, sur le tombeau, des vers peints sur une plaque de cuivre que madame Coras lui avait remise et qu’il lui rendit, le travail achevé[20].
Par ce qui précède, l’on a vu qu’il n’y eut point substitution d’enfants, puisque Joséphine Ménard avait une huitaine d’années quand madame Coras la connut et la prit avec elle, et qu’elle ne quitta ses parents qu’en sa douzième année. Seulement madame Coras se servait de ce mensonge auprès des personnes qui auraient pu être tentées de connaître la vérité sur les origines de Norma. Elle avait tout intérêt à maintenir la confusion dans les esprits afin de conserver son prestige et les quelques rentes que ce prestige lui valait de la part de vieux beaux.
D’ailleurs, quelques jours après le décès de Joséphine, la gendarmerie de Mont-Faucon (Maine-et-Loire) présenta au père et à la mère Ménard, de Saint-Macaire, un exemplaire de la photographie, que nous avons vue à Saint-Maurice, représentant Norma Tessum-Onda, et ils la reconnurent bien pour être celle de leur fille. C’était afin de les avertir que Joséphine était morte à Saint-Maurice. L’administration avait besoin de cette justification pour rédiger l’acte de décès[21].
Joséphine avait un cousin originaire de Saint-Macaire et habitant la Rochelle depuis plusieurs années. À son lit de mort, il était allé la veiller et il l’avait bien reconnue également[22].
Joséphine Ménard enterrée, madame Coras se retira chez Antoine Guénon, au bourg de Saint-Maurice, et y vécut quelque temps.
Elle allait souvent au cimetière prier sur la tombe de son amie.
Déjà vieille, un peu courbée par l’âge, elle s’habillait d’une façon ridicule. On nous l’a dépeinte se promenant avec une robe de soie gorge-pigeon et un manteau de velours.
Elle portait de vieux chapeaux usés et mettait au Mont-de-Piété ses vêtements et ses dorures[23].
En résumé, c’était une personne baroque et prétentieuse.
À bout de ressources, elle entra à l’Asile des Petites-Sœurs des Pauvres, à Tasdon, et y mourut le 14 janvier 1881[24].
Elle a laissé à quelques connaissances des papiers et des lettres qui sont peu édifiants sur ses relations mais quelques-uns attestent une vie d’aventurière assez curieuse.
Quant aux livres qu’elle a donnés, portant des dédicaces de Musset, il est certain que ces inscriptions sont fausses pour les raisons que nous avons indiquées.
Cependant, si madame Coras tenait tant à faire passer Joséphine pour une fille d’Alfred de Musset et de George Sand, ce ne pouvait être que dans un but de réclame pour favoriser ses desseins de dame galante et faciliter ses moyens de vivre en courtisane.
Joséphine aimait, du reste, à se donner des origines illustres. Comme la plupart des femmes du demi-monde, elle paraissait avoir l’orgueil de se hausser au rang d’aïeux fameux. Ainsi, sur une carte de visite, elle écrivit un jour : « Norma Tessum-Onda, née à Séville, le 18 septembre 1854, de l’infante Vanina et de Louis-Théodore de Visconti » et elle s’appelait : Norma d’Estève de Visconti[25]. Mais le plus souvent elle se disait fille de Musset et de George Sand.
Et ce mot de Tessum ne fut, après tout, qu’un nouveau mensonge, en souvenance de l’auteur des Nuits ; un nom de guerre pour dépister la famille Ménard, qui aurait tenu à revoir Joséphine ; et, certainement aussi, un excitant pour mieux faire marcher les vieux marcheurs.
Les frères et sœurs de cette fille, qui existent encore à Saint-Macaire et aux environs de cette localité, se trouvent dans une situation assez précaire.
Ils ont porté au procureur de la république, à Cholet, les quelques papiers qu’ils possédaient, lettres, correspondances de Joséphine et de madame Coras.
Ils pensent que cette dame était très riche. Et, ils croient que n’ayant pas d’enfants, elle avait donné sa fortune à leur sœur.
Joséphine décédée, cette fortune ne devrait-elle pas leur faire retour ?
Là est la meilleure preuve que, sous la pierre tombale du cimetière de Saint-Maurice, près de la Rochelle, la dépouille mortelle de Norma Tessum-Onda est bien aussi celle de Joséphine-Marie Ménard, la légendaire fille d’Alfred de Musset et de George Sand.
VI
CONCLUSION
Nous savons plus d’un amateur d’Art et de Littérature qui va regretter cette légende échafaudée avec tant de conviction par Aurélien Scholl.
Le poète des Contes d’Espagne et d’Italie, le fantaisiste écrivain de On ne badine pas avec l’amour, de Lorenzaccio, de André del Sarto, l’enfant du siècle qui écrivit sa Confession, n’a pas eu d’enfant, et nous le regrettons aussi, car nous eussions été heureux de reporter sur ses descendants un peu de l’immense sympathie que nous professons pour le plus grand de nos poètes. Mais combien davantage ont dû le regretter ces lions « superbes et généreux » des derniers beaux jours de l’Empire, qui pensaient terminer doucement leur existence en savourant la félicité heureuse d’avoir eu les faveurs d’une fille de chair et d’os du poète de Rolla et de la romancière de Consuelo ?
Et cependant ils doivent s’en consoler comme nous, car, suivant Musset lui-même :
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