Une fille de Ronsard

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Une fille de Ronsard
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 128-144).
UNE FILLE DE RONSARD
LA BERGÈRE ROSETTE

Ministre intègre et Mécène bienveillant, Nicolas de Neufville, seigneur de Villeroy, Magny, Alincourt et autres lieux, est demeuré doublement célèbre. Les historiens ont conservé le souvenir de son rôle politique qui, durant près d’un demi-siècle, du milieu du règne de Charles IX au commencement de celui de Louis XIII, fut considérable et, quoi qu’en aient dit les pamphlétaires, souvent heureux. Les poètes, de leur côté, ont éternisé son esprit aussi affable qu’éclairé, en souvenir de ses bienfaits et des heures exquises qu’ils avaient passées dans sa maison de Conflans-l’Archevêque, à feuilleter les beaux livres de sa « librairie » et à respirer, sur les rives de la Seine, le parfum de ses orangers.

Cependant on ne sait plus guère aujourd’hui que le nom de la femme de Nicolas de Neufville, née le 21 mai 1546 de Claude de L’Aubespine, baron de Châteauneuf-sur-Cher (auquel Villeroy, son gendre depuis 1562, succéda en 1567 comme secrétaire d’État), et de Jeanne Bochetel. Madeleine de L’Aubespine, cependant, passait aux yeux de ses contemporains pour une personne remarquable et pour un écrivain de valeur. Dame d’honneur de Catherine de Médicis, elle comptait avec la reine de Navarre, la maréchale de Retz et Mlle de Surgères, parmi les lumières de la Cour. Elle avait, nous dit La Croix du Maine, traduit les Épitres d’Ovide et rimé une « infinité » de poèmes. Par malheur, l’auteur de la Bibliothèque française ne nous apprend rien au sujet de cette production demeurée inédite, et Ronsard, en rendant hommage sur la fin de sa vie au jeune talent de la châtelaine de Conflans, n’a pas été plus précis :


SONNET À MADAME DE VILLEROY

Madeleine, ostez moy ce nom de l’Aubespine,
Et prenez en sa place et Palmes et Lauriers,
Qui croissent sur Parnasse en verdeur les premiers,
Dignes de prendre en vous et tiges et racine.

Chef couronné d’honneur, rare et chaste poitrine,
Où naissent les vertus et les arts à milliers,
Et les dons d’Apollon qui vous sont familiers,
Si bien que rien de vous, que vous-mesme n’est digne,

Je suis en vous voyant heureux et malheureux :
Heureux de voir vos vers, ouvrage généreux :
Et malheureux de voir ma Muse qui se couche

Dessous vostre Orient. O saint germe nouveau
De Pallas, prenez cueur : les Sœurs n’ont assez d’eau
Sur le mont d’Hélicon pour laver vostre bouche.


On retrouve encore le nom de Mme de Villeroy en tête de l’une des Pierres précieuses de Rémi Belleau et des épitaphes, dignes d’un plus grand personnage, [que Ronsard, Desportes, Jamyn et Passerat rimèrent en 1576 pour une petite barbiche blanche (fort aimée de Madeleine de L’Aubespine. Mais rien, dans ses divers poèmes, ne permet de fixer, même vaguement, la physionomie de notre femme de lettres. Quoi d’étonnant, dans ces conditions, a ce que son souvenir se soit, avec le temps, effacé ?


I

Si Madeleine de L’Aubespine n’a rien publié sous son nom, il existe néanmoins une pièce imprimée d’elle en tête des Premières œuvres de Desportes, et cette pièce, oubliée jusqu’à ce jour au point d’être à peu près inconnue, la voici :


SUR LES AMOURS DE PH. DESPORTES
SONNET

Qu’eusses-tu fait, Amour ? ta flamme estoit esteinte.
Ton arc, vaincu du temps, s’en alloit tout usé,

Et ton doré carquois, de flèches espuisé,
Nous faisoit désormais moins de mal que de crainte.

Si l’on monstroit d’aimer, ce n’estoit que par feinte,
Pour tromper seulement quelque esprit peu rusé ;
Car tu n’avois un trait qui ne fût tout brisé,
Ny cordage qui pût rendre une âme contrainte.

Par ces vers seulement tu as repris naissance ;
Ils t’ont armé de traits, d’attraits et de puissance,
Et te font derechef triompher des vainqueurs.

Et d’autant plus, Amour, surpassent-ils ta gloire,
Que tu n’acquiers sans eux une seule victoire,
Et qu’ils peuvent sans toy captiver mille cœurs.

M. D. L.


ET FLORIDA FUNGUNT

Les initiales et la devise que nous venons de lire sont très claires. Mais les signatures : C. M., puis : C. M. D. L., que l’on trouve dans les premières éditions de Desportes, le sont moins. Que représente, en tête du nomade Madeleine de L’Aubespine, cette lettre C ? L’initiale de quelque pseudonyme ? Celle de Callianthe, la mystérieuse poétesse que, dans ses Meslanges, Desportes comparait à Sapho ?

Telles étaient les questions que je me posais, lorsque deux sonnets anonymes du temps de Charles IX qui voisinent à la bibliothèque de l’Arsenal dans les précieux recueils manuscrits de Conrart, vinrent me tirer d’incertitude en rapprochant à nouveau devant mes yeux les noms de Callianthe et de L’Aubespine. Le premier est intitulé : « Pour une devise de L’Aubespine ; Pungit placetque ; » le second : « Response à un sonnet de Callyanthe. »

Ceci établi, voyons en quels termes Desportes nous parle de Mme de Villeroy et de son œuvre poétique :


SUR LES VERS DE CALLIANTHE

Mirtis, Corinne et la Muse de Grèce,
Sappho qu’Amour fit si haut soupirer,
Tous leurs escrits n’oseroient comparer
À ces beaux vers qu’a chantés ma maistresse.

Qui veut sçavoir de quels traits Amour blesse,
Sans voir vos yeux trop prompts à martyrer,
Lise ces vers qu’habile il sceut tirer
De vostre esprit, digne d’une déesse.

Pensers, désirs, soupirs, feux et glaçons,
Sont les sujets de ces belles chansons,
Où seule à part vous retenez vostre âme.

Cœur n’est si froid qui n’en fût allumé ;
Cachez-les donc, ô mon mal bien-aimé !
Car sans les voir je n’ay que trop de flamme.


Nous commençons, cette lecture faite, à mieux connaître Madeleine de L’Aubespine. Ainsi donc, maîtresse — tout au moins idéale — de Desportes, Callianthe fut, comme son aînée Louise Labé, la « belle cordière » lyonnaise, un poète de l’amour. C’est là ce que vont nous confirmer les jolies « chansons » (entendons ce mot dans le sens très général qu’il avait au XVIe siècle, où presque toute la poésie se chantait, soit à plusieurs voix, soit à une seule soutenue par le luth ou la guitare) rimées par Mme de Villeroy.

Une bonne fortune m’a permis de les retrouver à la Bibliothèque nationale, sinon dans leur ensemble, du moins en nombre suffisant pour nous permettre de les apprécier. L’une d’elles figure, signée, dans le manuscrit français 1662 ; toutes les autres, accompagnées soit de deux V soit d’un M et d’un A entrelacés, dans le manuscrit français 1718 qui, en majeure partie composé de vers de Desportes et de Madeleine de L’Aubespine, a dû vraisemblablement appartenir au poète chartrain. Curieuses pour l’érudit, elles intéressent également tous les fervents de Ronsard, en leur révélant un écrivain gracieux, dont le mérite est au moins égal à celui de nombre de disciples imprimés et connus du grand Vendômois.

C’est en effet de ce dernier que se réclame notre Callianthe dans un sonnet assez bien venu où, en retour de ses éloges, elle lui témoigne une affectueuse et profonde admiration :


SONNET POUR MONSIEUR DE RONSARD

Tant de flamme et d’amour, dont tu vas allumant
La nuict de mes escriptz que ta Muse éternise,
Font que je me tiens chere, et me plais et me prise,
Car je ne puis faillir, suyvant ton jugement.

Mon esprit, qui devant se trainoit bassement,
Prétend voler au ciel si tu le favorise.
Donc, ô divin Ronsard, ayde à mon entreprise :
Je sçay bien que sans toy j’oserois vainement.

Ainsy que Phaeton, d’une audace nouvelle,
Puisque, ô mon Apollon, ta fille je m’appelle,
Je te demande un don gage de ton amour.

Monstre moy le chemin et la sente inconnue
Par qui tant de lumière en la France est venue,
Et qui rend ton renom plus luysant que le jour.


Mme de Villeroy qui, avec la maréchale de Retz, assista le 24 février 1586 au Requiem chanté dans la chapelle du collège de Boncourt en mémoire de Ronsard, dut certainement composer quelque épitaphe ou chant funèbre à l’occasion de la mort du glorieux poète. Mais ni le Tombeau de ce dernier, — auquel collabora une autre femme de lettres, Jeanne de Faulquier, baronne de Seignelay, — ni les manuscrits de la Bibliothèque nationale n’en contiennent la moindre trace.

Le titre de « fille » de Ronsard, ce titre qui fait penser à Mlle de Gournay et à Montaigne, était suffisant pour illustrer Callianthe : Madeleine de L’Aubespine y joint le charme d’avoir été Rosette, l’inspiratrice des plus jolis vers d’amour de Desportes.


II

Lorsque ce dernier, exactement du même âge que Mme de Villeroy, publia ses premières œuvres au cours de l’été 1573, il venait d’avoir vingt-sept ans. Son nom était déjà célèbre. Rimeur infatigable, courtisan à toute épreuve, il avait su se faire remarquer au Louvre en dédiant à Charles IX une imitation de l’Arioste, en chantant les amours du duc d’Anjou, le futur Henri III, et en glorifiant, sous le nom d’Hippolyte, la plus jeune fille de Catherine de Médicis, Marguerite de Navarre,


Perle unique du monde et sa fleur la plus belle[1]


Aussi des largesses royales avaient payé ces verroteries italiennes dont l’éclat, aujourd’hui bien terni, éblouit au XVIe siècle la Cour et la ville.

Entré dès 1569 en relation avec la famille de L’Aubespine, Desportes était devenu, à l’époque dont nous parlons, secrétaire de la chambre de Nicolas de Neufville, et, depuis quelque temps déjà, plus que l’ami qu’il avait d’abord été pour Mme de Villeroy. Un jour, en effet, en devisant de poésie avec la docte Callianthe, il s’était aperçu qu’elle avait des yeux bruns fort riants, de la grâce et même une certaine beauté.

De là à en devenir amoureux et à lui reconnaître les charmes tout puissants dont Alcine, parée de soies et d’ors, enivrait Roger au son des harpes et des lyres dans son palais enchanté, il n’y avait qu’un pas. Desportes le franchit d’autant plus volontiers qu’il se sentait un peu las de « pétrarquiser » sans espoir de « profit » en faveur de l’inaccessible Hippolyte. Il se décida, en conséquence, à faire entendre à Callianthe les nouveaux sentiments qui avaient pris place dans son cœur :


Se peut-il trouver peine en amour si diverse
Que ce cruel enfant ne m’ait fait endurer ?
A-t-il en son royaume une seule traverse,
Où je ne me sois veu mille fois égarer ?

En mon cœur chaque jour sa rigueur il exerce,
Ayant tousjours de quoy mon esprit martyrer ;
Et croy que sur moy seul, pour me désespérer,
De tous les amoureux tous les tourments il verse.

J’ay demeuré quatre ans vivant en liberté,
Sans joye et sans douleur, auprès d’une beauté
De tous les dons du ciel heureusement pourvue.

Après un si long temps il m’en vient enflammer,
Et, comme si j’avois une nouvelle vue,
Je la sers, je l’adore, et meurs de trop l’aimer.


Mme de Villeroy répondit avec ironie à Desportes qu’elle ne croyait pas un mot de ce qu’il lui disait. S’il lui rendait hommage, c’était tout simplement, disait-elle, pour gagner par son intermédiaire les bonnes grâces de la reine de Navarre :


Vous qui sçavez que c’est, mieux que moy, de l’amour,
Pensez-vous qu’elle puisse estre sans jalousie,

Et qu’un cœur bien attainct, une âme bien saisie,
Veuille à son corrival faire quelque bon tour ?

Ha, vous vous trompez fort de me faire la cour
Pour recevoir faveur d’une qui est ma vie,
D’une qui est mon cœur, ma maistresse et ma mie,
Qui recelle en ses yeux ma clarté et mon jour !

Si quelque poinct me manque à luy faire service,
Je ne veulx pour cela luy quitter mon office.
Toutefois (s’il luy plaist) l’accord je vous présente

Qui nous rendra tous deux contents à mon advis :
Je serviray les jours, vous servirez les nuicts.
Ha, vous ne voulez pas ? Eh bien, j’en suis contente.


Mais Desportes, renouvelant ses déclarations, en appela solennellement à la mémoire de son ami et protecteur Claude de L’Aubespine, le frère de Madeleine, qu’une mort prématurée avait enlevé à vingt-six ans, le à septembre 1570 :


Sur le tombeau sacré d’un que j’ay tant aimé,
Et dont la souvenance est en vous si bien painte,
J’asseure et vay jurant, plein d’amour et de crainte,
Que, sans plus, de vos yeux mon cœur est enflammé ;

Et que le temps léger, au change accoustumé.
Jamais n’esbranlera ma foy constante et sainte ;
Mon âme à d’autres lois ne se verra contrainte,
Vostre nom en mes vœux sera seul réclamé.

Si je doy quelque jour démentir ce langage,
L’esprit qu’à haute voix j’appelle en témoignage,
Qui nous aimoit tous deux et que nous aimons tant.

Toute nuict m’espouvante et me soit adversaire.
Mais fussé-je aussi sûr que ma foi vous dût plaire,
Comme je le suis trop de vous estre constant !


Madeleine, troublée, invoqua l’honneur — juste assez — dans un sonnet dont les gentils oiselets, pour nous être familiers, ne laissent pas de nous plaire :


Resvant parmy ces boys, je voy s’entrebaiser
Deux tourtres qu’à l’amour l’Amour mesme convie.

De leurs mignards baysers la source est infinie,
Et sans fin leurs plaisirs je voy recommencer.

O bien heureux oyseaux qui d’ung mesme penser
Contentez voz espritz francs de la Tyrannie
Qu’apportent le Respect, l’Honneur, la Jalousie
Et mille aultres soucyz qui me font trespasser,

Vous voletez sans soing, joyeux, de branche en branche,
Eprouvans le bonheur d’une liberté franche
Et les suaves douceurs d’une égale amitié.

Ha, je puisse mourir si je ne vouldroys estre
Avec vous, chers oyseaux, tourterelle champestre,
Pourveu que, comme vous, j’eusse aussi ma moictié !


C’était là, plus qu’une défense, un aveu, un aveu qui valut bientôt à Desportes « tous les plaisirs d’un amant bienheureux » et à Mme de Villeroy une joie si profonde que même les beautés de la nature n’arrivaient plus à l’émouvoir :


Non, ce n’est point icy la bien heureuse allée
Qui passoit en plaisir le clair séjour des dieux,
Ou, si c’est elle-mesme, ô cruauté des cieux,
Pourquoy s’est sa beauté si soudain envolée ?

Ce vert gay, qui rendoit mon âme consolée
Par un espoir plaisant, ores m’est ennuyeux,
Et [ce qui lors estoit paradis de mes yeux
N’est plus rien maintenant qu’une obscure vallée.

Amour, ce changement /montre assez ta puissance :
Les fleurs en ce beau lieu sans fin prenoient naissance
Durant le temps heureux qu’il te plut d’y loger.

Mais depuis qu’en mon cœur tu choisis ta demeure,
La verdeur de ce bois soudain se vit changer
Et dans moy les pensers reverdir d’heure en heure.


Hélas ! Un rigoureux destin ne permit pas que ces « beaux jours » fussent de longue durée : avant la fin de l’année 1573 le poète quittait Paris pour Cracovie, à la suite du duc d’Anjou élu roi de Pologne.


Je vais comptant les jours et les heures passées,
Depuis que de mon bien je me suis séparé,

Et qu’avec un grand roy, des mortels adoré,
J’ay choisi pour séjour ces campagnes glacées,

Amour, qui vois sans yeux mes secrettes pensées,
Si je t’ay jusqu’icy saintement révéré,
Chasse, ô Dieu ! le regret dont je suis dévoré,
Et tant de passions dans mon âme amassées,

Fay qu’avec moins d’ardeur je désire à la voir,
Ou que de mon grand roy congé je puisse avoir,
Ou m’apprens à voler et me preste tes ailes,

Ou ne fay plus long temps mon esprit égarer,
Ou tempère mon mal qu’il se puisse endurer,
Ou m’enseigne à souffrir des douleurs si cruelles.


Ainsi s’exprimait Desportes durant son exil « en la froide Scythie », tandis que Madeleine de L’Aubespine se hâtait de déplorer sur le luth les tristesses de son âme :


Quiconque dict qu’Amour se guarist par l’absence
N’a esprouvé l’effort de son bras tout puissant :
Mon mal en est tesmoing, qui va tousjours croissant
Plus j’esloigne l’objet de ma douce souffrance.

Mon espoir bien heureux jouit de la présence :
D’Amour mon cher soucy et mon cœur languissant
Se forgent sans cesser un amour renaissant
De [tes perfections dont il a souvenance.

Quand tes yeux pleins d’amour sont aux miens opposez
Et que j’oy tes propos si chers et si prisez,
Mes sens, ravis d’amour, perdent la cognoissance.

Mais or que loing de toy je languis sans pitié,
C’est or que je congnois quelle est mon amitié,
Croissant à qui mieux mieux mon mal et ma constance.


Ces belles affirmations n’empêchèrent pas Desportes, lorsqu’il regagna la France après neuf mois de séjour en Pologne, de s’apercevoir d’un certain changement dans l’attitude de Mme de Villeroy. Il s’en plaignit dans des vers délicieux qui font songer, en plein XVIe siècle, aux bergers de Favart et de Watteau :


Rosette, pour un peu d’absence,
Vostre cœur vous avez changé,

Et moy, sachant cette inconstance,
Le mien autre part j’ay rangé ;
Jamais plus beauté si légère
Sur moy tant de pouvoir n’aura :
Nous verrons, volage bergère,
Qui premier s’en repentira.

Tandis qu’en pleurs je me consume,
Maudissant cet esloignement,
Vous, qui n’aimez que par coutume,
Caressiez un nouvel amant.
Jamais légère girouëtte
Au vent si tost ne se vira ;
Nous verrons, bergère Rosette,
Qui premier s’en repentira.

Où sont tant de promesses saintes,
Tant de pleurs versez en partant ?
Est-il vray que ces tristes plaintes
Sortissent d’un cœur inconstant ?
Dieux, que vous estes mensongère !
Maudit soit qui plus vous croira !
Nous verrons, volage bergère,
Qui premier s’en repentira.

Celuy qui a gaigné ma place,
Ne vous peut aimer tant que moy ;
Et celle que j’aime vous passe
De beauté, d’amour et de foy.
Gardez bien vostre amitié neuve,
La mienne plus ne variera,
Et puis nous verrons à l’espreuve
Qui premier s’en repentira.


Cette villanelle que le duc de Guise, insouciant de la mort, fredonnait, dit-on, chez Mme de Sauve, quelques heures avant de tomber sous le poignard des Quarante-Cinq, passe à juste titre pour une des merveilles de noire poésie légère.

Elle fut, jusqu’au XVIIIe siècle, mise en musique un grand nombre de fois, notamment, dès 1575, par Eustache du Caurroy, « chantre de la chapelle de musique du Roy » qui obtint un « cornet d’argent » au « puy » musical fondé à Evreux par Guillaume Costeley, pour un air à quatre parties qu’elle lui avait inspiré.

En répondant à Desportes, Mme de Villeroy a fait preuve d’autant d’adresse que de grâce, et réussi à ne pas se montrer indigne de son interlocuteur dans ce périlleux dialogue. Qu’on en juge :


Berger tant ramply de finesse.
Contentez-vous d’estre inconstant,
Sans accuser vostre maistresse
D’un péché que vous aymez tant.
La nouveauté qui vous commande
Vous faict à toute heure changer :
Mais ce n’est pas perte fort grande
De perdre un amy si léger.

Si vous eussiez eu souvenance
De l’œil par le vostre adoré,
En despit de vostre inconstance
Constant vous fussiez demeuré.
Mais vous n’estiez à six pas d’elle
Que vostre cœur s’en retira.
Nous verrons, monsieur le fidelle,
Qui premier s’en repentira.

Ces pleurs et ces plaintes cuisantes
Dont tout le ciel elle enflammoit,
C’estoit des preuves suffisantes
Pour monstrer qu’elle vous aimoit.
Mais vous, plein d’inconstance extrême,
Oubliastes pleurs et amour.
Donc, si Rosette en faict de mesme,
Ce n’est qu’à beau jeu beau retour.

Ceste si constante et si belle
Que vos propos vont décevant,
S’elle arreste vostre cervelle
Peut aussy arrestes le vent.
Mais je ne porte point d’envie
Au bien que par vous elle aura :
C’est celle, je gaige ma vie,
Qui premier s’en repentira.


Une prompte réconciliation succéda à ces querelles en chansons. Madeleine de L’Aubespine déclara à son amant qu’elle s’étonnait qu’il ait pu qualifier d’inconstance l’attitude frivole qu’elle affichait pour se faire « estimer » dans un siècle où la vertu n’était plus de mode. Elle lui affirma, en lectrice de l’Arioste, qu’aucune eau magique n’aurait sur son esprit le pouvoir d’oubli, comme sur celui, peu « arresté » de la faible Angélique, et lui jura, en guise de conclusion, l’éternelle durée de son amour


Comment peult-il entrer en vostre entendement
Tout céleste et tout beau ce soupçon qui l’entame,
Croyant que mon esprit loge en soy d’autre flamme
Que celle qui prend vie en vos yeulx seulement ?

Au milieu de mon front vous pouvez clairement
Lire ce que je sens gravé dedans le cœur,
Et mes yeux languissans, que vostre amour enflamme,
Vous font assez de foy que j’ayme constamment.

Si cela ne suffit, revenez en vous mesme
Et jugez vos vertus, vostre valeur extrême
Et tout ce qui vous faict jusqu’au ciel estimer.

Dans un si beau miroir vous prendrez asseurance
Que qui du clair soleil a senty la puissance
Jamais d’un autre feu ne se peut allumer.


Si la sincérité de Mme Villeroy, comme d’ailleurs celle de Desportes, n’est pas douteuse, le caractère essentiellement léger de leurs sentiments ne l’est pas moins. Ils eurent conscience de l’amour, l’un et l’autre, mais non la force d’aimer. Aussi leurs vers qui, au point de vue strictement littéraire, l’emportent sur tous ceux que l’on peut lire dans les recueils pétrarquistes publiés entre les Amours et les Sonnets pour Hélène, de Ronsard, ne sont-ils éclairés que d’une flamme assez artificielle. Ils nous charment sans nous émouvoir. Mais comment leur demander une noblesse que n’eurent ni la liaison ni, encore moins, la rupture de leurs auteurs ?

Un équivoque mignon de la cour de Henri III fut la cause de celle-ci. Cette fois, Desportes se fâcha pour tout de bon, et ce ne fut plus en berger des fêtes galantes qu’il parla :


Fort sommeil de quatre ans, qui m’as sillé la veuë,
M’assoupissant du tout en la nuict des amours,
Où est ce rare esprit ? Où sont ces hauts discours ?
Et cette grand beauté qu’est-elle devenuë ?

Or, que la connoissance un peu m’est revenuë,
Je voy que le sujet de mes douloureux jours
N’estoit rien que feintise et qu’impudiques tours
D’une que pour mon bien trop tard j’ay reconnuë.

Je rougis de ma honte et voy trop clairement
Qu’Amour n’est point aveugle, ains les siens seulement,
Puisqu’il leur vend du fard pour des beautez divines.

Je t’embrasse, ô dédain ! fin de tous mes malheurs,
Par toy je reconnoy qu’au lieu de belles fleurs
Je cueilloy des chardons et de seiches espines.


Dépouillée bientôt après des vers qu’elle avait inspirés et que Desportes, par suprême vengeance, dispersa dans les canzonieri des autres belles célébrées par lui, Callianthe n’eut d’autre ressource que de chanter, elle aussi, le « contr’amour. » Ce qu’elle fit avec emportement :


Jamais, jamais ne puissiez-vous, mon cœur,
De cest ingrat esprouver la feintise.
Plus tost la flame en mon courage esprise
Brûle mes os d’éternelle rigueur ;

Plus tost l’archer qui causa ma langueur
Change les traictz dont mon âme il maîtrise
Aux traictz de mort, qu’ainsi soit ma franchise
Subjecte aux lois d’un parjure trompeur ;

Plus tost le feu, l’air, la mer et la terre
Soient conjurez à me faire la guerre
Et sans cesser croisse mon desconfort,

Que je consente une telle misère.
Pouvant mourir, trop lâche est qui préfère
Sa vie esclave à une belle mort.


Telle fut la dernière note des poétiques propos de Desportes et de Mme de Villeroy, ces aimables « entre-parleurs » de comédie qui, en jouant aux amants de Vaucluse, nous font songer plutôt à Zerbin dialoguant avec Isabelle sous un clair de lune vénitien.


III

En dehors de ses vers à Ronsard et de ses poésies amoureuses, Callianthe composa de nombreuses pièces, de genres très différents, parmi lesquelles nous sont parvenues des stances à Madame de la Bourdaisière sur un miroir brisé ; une suite de quatrains échangés entre un pourpoint et un robon devenus robes ; une chanson « mise du biscayen en François ; » enfin trois sonnets, dont deux « chrestiens. »

Stances et quatrains ne valent pas grand chose, mais les couplets du berger basque et de la bergère Catherine ou, comme on disait au XVIe siècle, Catin, sont agréables avec leur gentille allure de brunette populaire :

B

Resveillez-vous, belle Catin, Et allons cueillir ce matin La rose que pour mon amour Vous me promistes l’autre jour.

Vive l’amour, vive ses feux, C’est mourir de vivre sans eux.

C

Ha vrayment je vous aime bien, Mais pourtant je n’en feray rien, Car on dit que, cueillant la fleur, Le rosier perd grâce et faveur.

Vive l’amour, vive ses feux, C’est mourir de vivre sans eux.

B

Ouy bien, qui l’en voudroit oster Et, larron, privé l’emporter. Mais, belle, mon contentement C’est de la baiser seulement.

Vive l’amour, vive ses feux, C’est mourir de vivre sans eux.

C

J’ay peur que soubz ceste raison Se cache quelque trahison, Car aujourd’huy tous les bergers Sont menteurs, trompeurs ou légers.</poem>

Vive l’amour, vive ses feux,
C’est mourir de vivre sans eux.

B


Je jureray par voz beaux yeux
Et par le pouvoir de mes Dieux,
Que jamais je n’auray plaisir
Qu’à contenter vostre désir.
Vive l’amour, vive ses feux,
C’est mourir de vivre sans eux.

C


Pastoureau, c’est trop marchander,
Ce qu’on ne doibt poinct demander :
Je me ris de tous ces débats,
Car, ma foy, vous ne l’aurez pas.

Vive l’amour, vive ses feux,
C’est mourir de vivre sans eux.


Les rimes spirituelles de de Villeroy, sans être remarquables, se laissent lire, notamment le sonnet suivant :


Si tu jectes les yeux sur mon iniquité,
Je confesse, ô Seigneur, juge très équitable,
Que le mal qui m’afflige et me rend misérable
Est beaucoup moindre encor que je n’ay mérité.

Mais, s’il te plaist aussi, par ta toute bonté
Et par le sang du Christ, mon rempart véritable,
Regarde ma douleur de ton œil pitoyable :
Tu ne me laisseras en ceste extrémité.

En l’excès de mes maulx ce qui plus me console,
C’est que j’ay mon espoir en ta saincte parole
Qui me donne le cœur de m’adresser à toy.

L’œil donc couvert de pleurs, l’âme triste et confuse,
Mes péchés, ô Seigneur, en tremblant je t’accuse :
Voy du ciel ma misère et prens pitié de moy.


C’est là, on l’a reconnu, une adaptation de la célèbre pièce de Molza :


Signor, se tu miri a le passate offese…


qui devait également inspirer Desportes et, au XVIIe siècle, Des Barreaux.

Médiocre et grossier, le troisième sonnet de Madeleine de L’Aubespine — une énigme — n’a même pas, comme les vers que nous venons de lire, le mérite d’être édifiant, sinon pour nous montrer, une fois de plus, à quels jeux se divertissait l’« honneste » société du temps de Brantôme. On voudrait pouvoir douter de son authenticité, et conserver ainsi à Mme de Villeroy l’idéale figure que lui a prêtée Édouard Frémy dans son ouvrage, d’ailleurs excellent, sur l’Académie des derniers Valois. Mais rien ne nous y autorise, non plus qu’à récuser les hardis propos que d’Aubigné et d’autres ont placés dans la bouche de Madeleine de L’Aubespine.

Loin de réconcilier Desportes et sa Rosette, les années, en s’enfuyant, ne firent que les séparer davantage. On sait quelle fortune valut au poète chartrain l’avènement de Henri III au trône de France : une fortune comme Ronsard lui-même n’en acquit jamais durant sa longue existence de courtisan. Ce que l’on ignore, en revanche, c’est qu’une femme faillit, en gagnant le cœur du Roi, faire pâlir l’étoile de Desportes, et que cette femme fut Madeleine de L’Aubespine. « Mignonne » de Henri III, Mme Villeroy connut, en 1582, un crédit qui alla jusqu’à lui procurer une abbaye, au grand scandale du nonce. Mais sa faveur fut de courte durée. Elle s’en consola, pour la plus grande joie des libellistes, en aventures aussi nombreuses que dépourvues de mystère.

Au temps de la Ligue que Nicolas de Neufville, disgracié en 1588, embrassa par dépit, Madeleine de L’Aubespine devint l’amie et la conseillère de Mayenne, ce qui lui permit de satisfaire au goût très vif qu’elle avait toujours éprouvé pour la politique. Puis, les Villeroy se rallièrent au parti de Henri IV, qui s’empressa de rendre à Nicolas de Neufville son poste de secrétaire d’État et son crédit passé.

Madeleine de L’Aubespine ne survécut pas longtemps à ces événements, étant morte, alors qu’elle allait avoir cinquante ans, le 17 mai 1596. Voici les quelques lignes que Pierre de L’Estoile lui consacra, en guise d’oraison funèbre, dans ses Mémoires-journaux : « Ce jour vinrent les nouvelles à Paris de la mort de Mme de Villeroy, à Villeroy, laquelle, avant de mourir, souffrist beaucoup de tourmens en son corps et de grandes douleurs, lesquelles tous les gens de bien souhaitaient lui pouvoir servir au salut de son âme. Geste dame estoit douée d’un bel esprit, lequel elle emploioit aux exercices ordinaires de la Cour. »

Soyons moins sévères que l’ironique mémorialiste et pardonnons à la fille d’alliance de Ronsard et à la Rosette de Desportes les fautes de Mme de Villeroy, en relisant avec conviction, dans le P. Hilarion de Costa, l’épitaphe, aujourd’hui perdue, de notre « pieuse, » « douce, » « libérale » et « candide » héroïne.

La Révolution, qui fit monter sur l’échafaud le dernier des Villeroy, viola les sépultures de Nicolas de Neufville et de sa femme. Mais on peut encore voir, dans la charmante église de Magny-en-Vexin, le marbre qui décorait jadis] le tombeau de Callianthe et nous la représenta, entre son mari et son beau-père, les mains jointes, agenouillée dans sa lourde robe de Cour sur un prie-dieu blasonné de croix et d’aubépines, toute préoccupée, semble-t-il, des sublimes pensées qui, au dire du P. de Coste, furent chez elle un don du ciel.


ROGER SORG.

  1. Dans un important travail sur Desportes, M. Lavaud, bibliothécaire à la Bibliothèque nationale, justifiera tout au long cette identification, — qu’il me suffit de signaler ici, — de l’Hippolyte de Desportes avec la « reine Margot. »