Une française au pôle Nord/03

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Librairie Hachette et Cie (p. 45-61).

III

l’antichambre du pôle


Les principaux témoins du drame gardèrent le plus complet silence sur ce dernier épisode d’une chasse singulièrement émouvante et agitée. Mais Isabelle, très vivement impressionnée, put voir Hubert d’Ermont échanger un rapide coup d’œil avec Guerbraz.

Les deux hommes se connaissaient depuis plusieurs années, Guerbraz, quoique plus âgé que d’Ermont, ayant fait campagne sous ses ordres alors qu’il n’était qu’enseigne de vaisseau. Il était évident que la maladresse de leur compagnon leur paraissait suspecte. Schnecker avait fait feu à un moment où il ne restait plus aucune raison de tirer. Le danger couru par le Breton avait été conjuré par la carabine d’Isabelle, et les deux bêtes survivantes avaient eu déjà le temps de disparaître derrière un mamelon.

Cependant le naturaliste s’avançait, sa casquette à la main, saluant très bas et avec son sourire le plus obséquieux.

Il chercha à s’excuser.

« Il paraît, monsieur d’Ermont, dit-il, que j’ai failli causer un malheur ? Pardonnez-le-moi. J’ai la vue très basse. Je ne me servirai plus de fusil.

— Vous ferez bien, monsieur », répondit le jeune homme, peu endurant de sa nature.

Et, tournant le dos au chimiste, il pressa le pas afin de revenir au plus vite, en compagnie d’Isabelle, jusqu’à la station.

Déjà, attirés par les coups de feu, M. de Kéralio accourait, ainsi que le docteur Servan et les cinq autres matelots.

On donna à ceux-ci la mission de dépouiller immédiatement les bêtes, afin de ne pas laisser le temps aux chairs de contracter l’odeur de musc qui les eût rendues immangeables. Cette besogne fut promptement accomplie, et quatre cents kilogrammes de viande fraîche vinrent s’ajouter aux provisions du magasin.

Rentré à Fort Espérance, Hubert s’empressa de s’enfermer avec son futur beau-père, le docteur et Guerbraz, pour qu’ils pussent méditer en commun sur la gravité de l’événement qui venait de se produire.

La conférence fut des plus émouvantes. M. de Kéralio, très débonnaire, ne pouvait croire à un acte de malveillance. La chose lui paraissait invraisemblable. « Je sais, dit-il, que notre compagnon est d’une myopie extraordinaire.



— Bah ! répliqua d’Ermont, quand on est si myope que cela, on ne s’aventure pas à tirer. Et puis, j’ai beau faire, je ne peux arriver à comprendre qu’un tireur dont la balle passe à un pied de la figure d’un homme ait pu prendre cet homme pour un bison. »

Et il ajouta, avec cet entrain qui lui revenait en toutes circonstances :

« À nous d’ouvrir l’œil, et le bon ; sans quoi ce digne Schnecker aurait le droit de nous prendre tous pour des bêtes. »

Ses compagnons rirent du mot. Mais le sujet était trop grave pour qu’on le perdit sitôt de vue. M. de Kéralio ne put se défendre d’une exclamation :

« Mais pour quel motif aurait-il commis un pareil crime ? Nous ne lui avons jamais fait de mal. Aucun de-nous ne lui a manifesté l’ombre d’une suspicion !

— Pardon, reprit Hubert avec la même gaieté, il y a quelqu’un qui la lui témoigne depuis le premier jour ; c’est notre brave Salvalor.

— Il est certain, dit gravement le docteur, que l’argument a du poids. Je tiens l’instinct des animaux, et particulièrement des chiens, pour infaillible. »

Il s’interrompit et, s’adressant à M. de Kéralio :

« Voyons, d’où vous vient ce chimiste mauvais tireur ?

— Il me vient de Paris, répliqua le père d’Isabelle. Il venait même avec de très hautes recommandations de personnalités connues, de membres de l’institut, ou de sociétés savantes des départements.

— En ce cas, fit le docteur pensif, s’il y a eu de sa part une velléité criminelle, elle ne pourrait guère s’expliquer que par une jalousie forcenée, quelqu’un de ces sentiments étrangement bas et vils qui peuvent naître dans l’âme humaine. Car une grande intelligence n’est point par le fait même la garantie d’un grand cœur et d’un beau caractère.

— Il faudra le surveiller tout de même, opina M. de Kéralio.

— Je me charge de ce soin », ajouta paisiblement Guerbraz.

On se sépara sur cette parole, en se donnant rendez-vous pour l’étude des côtes et l’examen des cartes.

À vrai dire, celles-ci étaient tout ce qu’il y a de plus incomplet, et l’expédition, au point où elle se trouvait, était en face de l’inconnu. Ce que l’on savait, on ne le savait que par suppositions. La côte du Groenland oriental passe pour très accore, à partir du 78e degré. Les sondages pratiqués au Spitzberg ont fourni des profondeurs considérables, et l’on a pu constater qu’aucune terre ne s’interpose entre le 7e degré de longitude orientale et le 20e de longitude occidentale.

L’hypothèse d’une mer très vaste et conséquemment plus soumise à l’influence des courants chauds et des grandes marées était tout à fait plausible. Présentement, du haut des crêtes de la côte, les explorateurs l’apercevaient entièrement libre, et leur champ d’investigation n’accusait sur la terre aucune de ces anfractuosités qui, sur le canal Kennedy ou le canal Robeson, transforment les fiords de l’ouest en glaciers déversoirs d’icebergs. Tout permettait donc de croire à la possibilité d’un voyage maritime au printemps suivant.

Cependant l’été s’épuisait rapidement, et les signes avant coureurs de l’hiver se manifestaient avec plus de précision. C’était, tout les matins et tous les soirs, la formation, à la surface de l’eau, d’une couche de glace mince et friable, de celle que les Canadiens appellent frazi. En outre, la nuit, la terrible nuit polaire, s’approchait, et le soleil de minuit s’abaissait sur l’horizon du sud. Vers le 15 août, des bises glaciales avaient épaissi de 6 à 7 centimètres la bordure des terres, et la banquette éternelle des rivages avait pris une teinte bleue, caractéristique des nouvelles stratifications.

On commença à revêtir les costumes exigés par ce rapide abaissement de la température. Afin de conserver aux corps la plus grande somme d’activité, le lieutenant d’Ermont occupa les hommes sans relâche à maintenir libres les abords des passes, en prévision du retour prochain de l’Étoile Polaire. Dans l’intervalle des repos, on construisait, avec tout le soin possible, les ailes de la maison, et vers le 20 août elle se trouva terminée, prête à recevoir son supplément de locataires.

Dès lors on fut dans l’attente de ce retour, et chaque jour les regards anxieux des hivernants interrogèrent l’horizon du sud.

La mer se couvrait de blocs des dimensions les plus variées. Il était évident que la vaste étendue des mers entre le Groenland et le Spitzberg rend beaucoup plus lente sûr ce point la formation des floes, d’une si foudroyante rapidité dans les baies et les détroits du nord de l’Amérique.

Néanmoins, avec la descente continue du thermomètre, l’imminence de la grande congélation s’accentuait d’heure en heure. On voyait accourir du nord les grands icebergs, ou montagnes de glace, avec leur escorte de blocs moindres et de débris de champs qui, en se soudant, constituent le grand pack proprement dit. La température moyenne du mois d’août fut de 6 degrés. Elle était encore très agréable pour des gens qui, dans la zone tempérée, en subissent douze et quinze de moins au fort de l’hiver.

Isabelle ne se départait pas une seconde de sa vivacité et de son entrain. Elle avait même quelque hâte de voir venir l’hiver, car l’hiver ouvrirait la porte aux grandes expériences astronomiques et météorologiques. En outre, ne serait-il pas l’introducteur du printemps, époque consacrée aux explorations et aux traînages, s’il n’était pas possible de pousser l’Étoile Polaire plus avant sur le chemin du nord ?

M. de Kéralio, lui, ne partageait pas le même optimisme. Il. regrettait amèrement sa condescendance pour le « caprice » de sa fille, et redoutait pour elle la venue des grands froids. Les premières neigées, l’insidieuse pénétration de la mort sous ses aspects les plus lugubres, assombrissaient sa pensée à l’instar du firmament que le soleil allait déserter pour quatre interminables mois.

Mais aujourd’hui que « le mal était fait », qu’il n’y avait plus à revenir sur la hasardeuse détermination d’Isabelle, le père cachait ses alarmes, dans la crainte de diminuer la bonne humeur de celle-ci, et, par là même, d’amoindrir l’énergie physique et morale dont elle aurait besoin pour traverser les terribles épreuves de l’hivernage.

Tout autour d’eux, le travail s’accélérait. Dans l’une de ses excursions vers le mont Petermann, le lieutenant de vaisseau d’Ermont avait découvert une mine considérable de charbon. C’était un véritable dépôt que la nature avait mis à la portée de leurs mains, affleurant le sol. Aussi s’empressa-t-on d’en extraire la quantité suffisante pour deux hivers. Le précieux minerai fut déposé en tas sur les annexes des galeries, et il fallut même dresser à cet effet un hangar spécial à l’aide de planches de réserve recouvertes de toiles goudronnées.

On attendait le retour de l’Étoile Polaire avec une impatience croissante. Chaque jour qui s’écoulait apportait une nouvelle angoisse, car on savait les mers du Pôle pleines de caprices fantasques. Deux fois en moins de soixante-douze heures, l’horizon se voila d’énormes masses, et l’on trembla à la pensée que les issues pourraient être fermées au navire.

Aussi accueillit-on avec des clameurs enthousiastes l’annonce que donna le gabier Kermaïdic en descendant de son quart de vigie, le 22 août, vers une heure après midi.

Le vapeur venait d’apparaître, et le vent souillant du sud dégageait les abords de la côte. Les icebergs couraient uniformément vers l’est, dans la direction du Spilzberg. Le navire pourrait entrer dans le fiord à la chute du jour.

Le calcul fut déjoué. Brusquement, vers les cinq heures du soir, au moment même où les feux de l’Étoile Polaire révélaient sa présence à moins de trois milles de la côte, le vent sauta au nord-ouest et produisit une chute rapide de la colonne mercurielle. Le thermomètre, sans avertissements préalables, accusa 20 degrés au-dessous de zéro.

Il fallut passer la nuit dans une cruelle incertitude et attendre jusqu’au lendemain, à dix heures, pour revoir le navire à deux milles plus bas dans le sud. On constata alors que la glace nouvelle s’était accrue de 18 centimètres.

Heureusement le flot montait, refoulant les floes errants, de manière à laisser aux navigateurs plusieurs allées d’eau suffisantes pour permettre au navire d’atteindre le fiord. Grâce à son éperon et à son étrave blindée, grâce à la puissance de sa machine, l’Étoile Polaire put se frayer un chemin à travers les débris incessants qui venaient obstruer, à toute seconde, le passage. À deux heures précises, après avoir, à coups de bélier, taillé sa route dans les chenaux de mer libres, l’Étoile Polaire mouillait l’ancre dans le fiord François-Joseph, au pied des falaises de 300 mètres qui allaient l’abriter en même temps que le Fort Espérance.

Les premiers habitants de la station accoururent, poussant des cris de joie, au-devant des hôtes du navire, et ce fut avec la plus touchante effusion que l’on accueillit ceux qu’un instant on avait désespéré de revoir. Ceux-ci, de leur côté, témoignèrent la joie la plus vive à la pensée de se trouver à terre, sous un abri aussi confortable que possible, dressé et aménagé avec tout le soin désirable et en conformité avec les règles de l’hygiène la plus minutieuse. Le soir, il y eut un banquet où des toasts enthousiastes furent, portés au succès de l’expédition.

Le lendemain, on ne se leva que vers dix heures du matin, et M. de Kéralio, entrant, pour la première fois, dans son rôle de commandant, fit rassembler tout le monde afin que l’on donnât lecture du règlement.

Prenant exemple sur l’expédition anglaise de 1876, le corps des officiers de la campagne décida de distribuer les hommes en escouades déterminées par leur but et leurs fonctions. Indépendamment de l’emploi ordinaire de chacun, tous furent soumis à des obligations générales et communes, à un service quotidien, tant à l’intérieur du fort que pour le moment des explorations.

Le partage des attributions ne fut pas le seul souci de cette journée. On fit la revue de l’équipement et des armes, l’inspection de santé, rendue obligatoire par la nécessité de n’assigner à chacun que sa part virile de besogne.

Ce premier recensement fournit, outre le personnel des officiers, une liste de trente matelots et ouvriers, dont vingt Aretons et dix Canadiens. Chaque homme reçût une carabine Winchester à canon court, à portée moyenne de 600 mètres, avec cent vingt cartouches, un revolver du modèle de la carabine française avec dix paquets de cartouches, un couteau de chasse, une hache à manche court, au tranchant revêtu d’une enveloppe de laiton, plus une trousse complète de campagne avec couteau à quatre lames, ciseaux, lit et aiguilles, peigne et brosse. Les vêtements se composèrent de trois pantalons de laine douce trois chemises de flanelle, deux gilets et deux vareuses de tricot, un surtout de fourrure, un passe-montagne à capuchon, une casquette de loutre à couvre-nuque et oreillettes deux paires de mitaines de laine et une paire de gants fourrés, une paire de bottes de cuir pour la belle saison, plus deux paires de mocassins, des jambières en drap et des guêtres de toile à voile assouplie, pouvant se relever en haut-de-chausse à la façon d’un caleçon. Les bas de laine furent réservés en magasin. Ils ne devaient être livrés aux hommes que sur un bon de leurs chefs d’escouade respectifs.

On laissait de même au magasin douze fusils de chasse, que l’on prêterait au fur et à mesure, et selon les besoins du moment, aux meilleurs chasseurs de la troupe.

Indépendamment des cadres de bois pourvus de leurs matelas, on avait encore réservé un sac-couchette en peau de bison pour deux hommes, en prévision des excursions d’automne et de printemps, ce qui portait leur nombre à vingt. Dix autres étaient mis de côté en prévision de remplacements nécessaires.

Dès cette première journée, on débarqua les chiens, au nombre de quarante, et le matelot Owen Carré, baleinier canadien, fut chargé de leur éducation, ce qui ne constituait point une sinécure pour ce brave garçon.

Les jours suivants furent consacrés à l’arrimage définitif des provisions qu’on laissait à bord de l’Étoile Polaire. Le gouvernail fut démonté et couché sur le pont. On retira de même les hélices, et les diverses pièces de l’arbre de couche furent soigneusement graissées et enfermées dans un fourreau de cuir tanné. Les embarcations furent enlevées de leurs portemanteaux et saisies solidement sur le pont. Par les mêmes mesures de précaution, on laissa au navire les bas mâts et on le couvrit, d’un bout à l’autre, d’une triple tente, après avoir condamné toutes les ouvertures, à l’exception de l’écoutille donnant accès à l’intérieur.

Il fut convenu à l’unanimité que si la maison subissait quelque avarie, on se réfugierait à bord de l’Étoile Polaire.

Enfin, pour préserver par tous les moyens la coque elle-même de la pression éventuelle des glaces, on l’enveloppa d’un berceau d’acier dont les bandes, reliées entre elles par une série de croix de Saint-André et étirées dans des filières en croix, reposaient sur des poutrelles également de fer, encastrées dans une gangue de bois. Ainsi soutenu, le navire ne devait rien redouter de la pression sur sa quille ou ses flancs. En effet, des charnières permettaient le jeu des arcs-boutants. Les poutres recevaient le choc sur leurs pieds, et, répondant à la poussée, elles élèveraient l’énorme masse du navire jusqu’à le retirer entièrement de l’eau et le tiendraient ainsi suspendu. Ceci était une invention de Marc d’Ermont, dont on allait faire la première épreuve en cette circonstance.

Tous les préparatifs terminés, on n’eut plus qu’à attendre la venue des mauvais jours.

Or ils approchaient à grands pas. On voyait fuir en longues troupes les oiseaux de passage qui se risquent en été jusqu’en ces hautes latitudes. Quelques bandes de loups et de renards isatis se laissèrent voir dans les environs du Fort Espérance, et ce fut une occasion pour Isabelle de courir sus à ces visiteurs importuns. Mais les chasseurs en lurent pour leurs frais de déplacement. Ni renards ni loups ne se laissèrent approcher. On tua néanmoins quelques dovekies, des ptarmigans, de plus en plus rares depuis que l’été touchait à sa fin, et une demi-douzaine d’eiders-ducks.

Le 28 août, il fallut allumer les poêles. Le thermomètre venait de s’abaisser brusquement au zéro, et les gelées n’attendaient plus la nuit pour se produire.

Le docteur Servan, homme très gai, très entreprenant de sa nature, fit décerner à Mlle de Kéralio le titre de « directrice des Beaux-Arts et Jeux Publics ». Lui-même s’inscrivit après elle avec le grade de secrétaire-organisateur.

Dès lors, ni l’un ni l’autre ne connurent le chômage, car le soin du moral des hommes dans une expédition polaire offre plus de souci encore que la surveillance de leur santé physique.

Par leurs ordres, on entretint en bon état tous les jouets nécessaires dont les Anglais, ces gens souverainement pratiques, ne se séparent jamais, tels que balles, ballons, volants et raquettes à main, cricket et croquet, crosse, etc. Une aire de 60 mètres de diamètre, choisie, dans un lieu bien abrité, et balayée, raclée avec une attention scrupuleuse, fut, sur le roc vif, l’arène des distractions et des délassements. Les charpentiers de l’équipage l’entourèrent d’une palissade de pieux reliés entre eux par des cordes goudronnées. On installa, tous les 2 mètres dans son pourtour, des poteaux plus élevés auxquels on devait accrocher des lampes électriques, M. Schnecker s’étant offert à fournir foule la lumière désirable pendant le séjour à Fort Espérance.

Ce ne fut pas tout. Sous l’habile direction d’Owen Carré et de son lieutenant Jim Cleriksen, Esquimau ramené de Frederikshaab, les chiens lurent promptement dressés et entraînés pour les exercices de la course. Ceci apportait un plat nouveau à la carte des jeux, à savoir, les concours de traîneaux sur la glace du pack.

Parmi les chiens grœnlandais, payés très cher, se trouvaient six bêtes d’une beauté admirable, appartenant à l’espèce que l’on dénomme terre-neuve d’une désignation générique, et d’une façon plus spéciale, labrador.

Le labrador, en effet, est plus bas sur pattes que le terreneuve proprement dit. Il est aussi plus vigoureux en général, mais assurément moins bien doué sous le rapport de l’éducabilité et des bonnes mœurs. Le larcin lui est chose habituelle, et il n’a jamais connu le respect du bien d’autrui ou des misères du prochain.

Le beau Salvator, venu de France, ne manifestait que trop ouvertement son immense dédain pour la plèbe des tireurs de traîneaux. Il affectait, à l’égard de ses congénères labradors, cette espèce de supériorité hautaine, d’ascendant intellectuel que les gens des villes acquièrent sur les campagnards. Au reste, il était bon prince, et nul ne songea à lui disputer l’empire. Sa distinction incontestable, sa force vraiment prodigieuse, lui garantissaient le respect des demi-sauvages avec lesquels il daignait parfois faire un bout de causette dans le patois ordinaire des chiens. Le reste de son temps était consacré au service particulier de ses maîtres, ou plutôt de sa maîtresse. Il était le compagnon assidu d’Isabelle de Kéralio, son escorte dans les courses parfois hasardeuses qu’elle faisait aux alentours du fort. Bientôt il devint son guide, et l’instinct infaillible de l’animal prévint plusieurs fois la jeune fille des dangers qu’elle pouvait courir, notamment en une occasion où celle-ci, sans y prendre garde, allait se jeter à la tête d’un ours gigantesque en tournée aux environs du campement.

Si Salvator était pour Isabelle un garde du corps à quatre pattes, elle n’en avait pas moins un serviteur et un ami dévoué en la personne d’Alain Guerbraz, le matelot breton qu’elle avait sauvé du retour offensif du bœuf musqué.

Guerbraz était un de ces hommes extraordinaires auxquels Dieu a départi, pour la stupéfaction de l’espèce humaine, une de ces vigueurs prodigieuses qui semblent ne devoir être le lot que des grands pachydermes.

Ce Breton était fort comme un rhinocéros. Il jonglait avec des poids de cinquante livres, broyait d’un coup de barre de fer le crâne de n’importe quel animal, et quand ses mains, véritables grappins d’arbordage, s’étaient fixées sur un objet, on aurait pu les couper, mais non les faire lâcher prise.

Il avait désormais voué à la défense d’Isabelle de Kéralio une existence dont il ne devait la conservation qu’à l’intervention aussi courageuse qu’opportune de la jeune fille.

De son côté, la jeune fille se montrait sensible à cet attachement si simple et si touchant, et, en toute occasion, manifestait à Alain Guerbraz sa confiance. Rien ne pouvait mieux récompenser le paisible colosse de son dévouement que la constatation en Isabelle de ce sentiment de sécurité qu’elle éprouvait sous sa garde.

Cependant les approches de la grande nuit polaire faisaient sentir leur influence sur les esprits. Les Canadiens seuls semblaient n’y point prendre garde, habitués qu’ils étaient aux froidures du septentrion. Les autres voyaient avec une sorte de terreur religieuse se raccourcir les journées, s’accroître les ténèbres qu’atténuaient cependant encore de longs crépuscules.

Qu’allait-il advenir de l’entrain et de la gaieté commune lorsque le voile du deuil serait définitivement retombé sur l’hémisphère boréal ?

Nerveuse et impressionnable, Isabelle de Kéralio n’en avait que plus de mérite à dissimuler ses propres sentiments. À mesure que l’hiver prenait possession de son empire, elle se multipliait pour relever le courage et la résolution de ses compagnons. Elle était de toutes les courses et s’employait utilement aux relevés géographiques de la côte. Lorsque, le 4 septembre, pour la première fois, à minuit, le soleil quitta le firmament, la jeune fille se fit une fête d’assister à ce départ de l’astre. Elle gravit, en compagnie d’Alain et d’Hubert, les contreforts d’un pic reconnu aux abords du cap Ritter, et demeura les yeux fixés sur le sud-ouest.

Par bonheur, la température était supportable, le ciel merveilleusement pur. Le soleil avait atteint la frange des collines dénudées qui font des échelons au pic Pelermann, haut de 3350 mètres. Un instant, il parut s’arrêter sur les glaces du mont Payer, voisin du géant et son inférieur d’un tiers environ. Puis, sa descente continuant, son disque se dilata, perdit son éclat, et s’attacha, gloire sanglante, à la pointe la plus élevée du mont. Enfin, de plus en plus élargi, au détriment de sa hauteur, devenu ellipse de cercle qu’il était, l’astre, se laissa tomber de l’autre côté de la Terre.

C’était le commencement de la nuit. À partir de ce jour, la lumière allait décroître avec une sinistre vitesse.

Mais on était prêt à accueillir l’ombre. Les derniers travaux s’achevaient autour de la maison. Un remblai de glace, ou plutôt un véritable mur de glaçons épais que le froid se chargerait de souder, fut élevé à deux pieds des murailles de bois. On le porta jusqu’au niveau de la toiture elle-même, mais en prolongeant au-dessus les gouttières de celle-ci. De la sorte, l’humidité ne servirait qu’à cimenter davantage ce rempart naturel.

Le vide laissé entre les deux parois fut comblé, autant que faire se pouvait, avec du son de bois et de la paille. À l’avenir on jetterait sur cette première couche toute la cendre résultant des combustions.

Aussi le courage et la bonne volonté des explorateurs se trouvèrent corroborés par toute leur expérience personnelle, les suggestions de leur imagination et l’acquit des expéditions précédentes. Le moment des investigations préliminaires était venu, et les voyageurs savaient par tous les récits de leurs devanciers combien les campagnes d’automne sont dangereuses.

Il fallait donc établir, dès l’abord, le plan qu’on allait suivre.