Une galerie antique de soixante-quatre tableaux/Les Fables

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III

Les Fables.


Les Fables viennent trouver Ésope qu’elles aiment, en retour de la tendresse qu’il a pour elles. Ce n’est pas que ce genre de fiction ait été dédaigné par Homère, par Hésiode, ni par Archiloque, écrivant contre Lycambé ; mais c’est Ésope qui a mis en fable toute la vie humaine, et qui a donné aux bêtes le langage, pour parler à notre raison ; car ainsi il réprime la cupidité, il bannit la violence et la fraude ; et cela en attribuant un rôle au lion, au renard, au cheval, à tous les animaux, voire même à la tortue, qui cesse d’être muette, elle aussi, pour instruire les enfants des choses de la vie. C’est pourquoi les Fables, mises en honneur par Ésope, se pressent devant la porte du sage afin de lui ceindre la tête de bandelettes et le couronner de branches nouvelles. Quant à Ésope, il compose une fable, j’imagine, on le devine à son sourire, à ses yeux fixés sur le sol. Une douce sérénité qui détend l’âme, est nécessaire au fabuliste ; l’artiste le savait bien. La peinture se montre aussi fort ingénieuse dans la manière dont elle personnifie les fables ; les personnages en effet dont elle entoure Ésope comme d’un chœur tragique tiennent à la fois de l’homme et de la bête ; et sont composées d’éléments empruntés au théâtre même du poète. Le renard est le coryphée ; c’est que, dans la plupart des cas, Ésope se sert du renard comme la comédie de Dave pour exposer son dessein.



Commentaire.

Voici encore une description qui pique notre curiosité sans trop la satisfaire. Les Fables viennent rendre un hommage solennel à Ésope ; un personnage principal et tout un groupe d’êtres allégoriques, tels sont les éléments du tableau. Nous voudrions voir Ésope par la pensée, et Philostrate nous le montre en effet, baissant les yeux, souriant, composant une fable. Peu importe que notre auteur ait songé à Ulysse, baissant la tête, lui aussi, quand il se préparait à parler[1], ou à certains sophistes, qui avaient adopté cette contenance, comme plus favorable au travail de la pensée et de l’improvisation[2]. Quel que soit le motif qui l’ait fait observer et relever ce détail, nous devons lui savoir gré de nous l’avoir conservé. Ésope était donc dans l’attitude de la méditation : il se laissait couronner par les Fables, sans les voir, sans leur faire un accueil quelconque, sans les haranguer, sans même leur réserver les prémices de la fable qu’il composait. Nous devons nous représenter, non une scène où les personnages soient en étroit rapport entre eux, mais une espèce d’apothéose, de couronnement de buste ou de statue. Dans le marbre de l’apothéose, Homère, couronné par le Temps et la Terre, demeure impassible[3]. Dans une peinture de Pompéi[4], une foule d’hommes et d’enfants se presse autour d’un bel adolescent, couronné de lierre, qu’on a pris pour Bacchus, l’inventeur de la comédie : le dieu pose le masque sur la tête d’un personnage, comme pour le consacrer poète comique ; mais, à part ce mouvement, il n’a point l’air de s’intéresser à la scène dont il est le principal acteur ; il ne considère point les assistants, il ne les voit ni ne les écoute ; il semble même peu attentif à ce qu’il fait. Esope, dans le tableau qui nous occupe, paraît avoir été conçu d’une façon analogue ; il s’isole, au milieu de la foule qui l’entoure ; il sourit à ses pensées, non aux hommages qu’il recoit ; ce n’est pas un grand homme donnant audience à ses admirateurs ; c’est le fabuliste par excellence. Les Fables figurent là comme dans l’atelier d’un sculpteur les ouvrages sortis de ses mains. Elles lui doivent tout, il ne leur doit rien, pas même un regard : ce regard d’ailleurs serait fâcheux ; il amuserait mal à propos l’esprit du spectateur, il le distrairait, il l’empêcherait de songer uniquement au génie du poète.

Une seconde question se présente ici. Ésope était-il assis ou debout ? Welcker répond sans hésiter : il était assis, mais d’ailleurs ne donne pas les motifs de son opinion ; il pensait sans doute aux philosophes et aux poètes que nous offrent les monuments de l’antiquité et qui sont presque tous représentés assis. C’est l’altitude d’Homère dans le marbre de l’apothéose : une statue, trouvée dans les jardins du Vatican et regardée comme un Ésope nous montre le fabuliste sur un siège sans dossier[5]. La statue, il est vrai, isole le personnage ; dans le tableau, il est le centre d’une composition, n’eût-il pas été naturel qu’Ésope se levât pour recevoir ses hôtes ? Trop naturel, en effet, et c’est justement ce qui doit nous empècher de le concevoir debout. Ésope, comme nous l’avons dit, ne devait point être groupé, en ce sens qu’il n’était point lié à l’action. Le lien du moins était celui qui existe entre l’artiste et ses productions, non entre l’artiste et les autres hommes qui l’admirent. La conjecture de Welcker semble donc des plus fondées.

Autre question : Ésope, suivant la tradition, était contrefait. Sans parler de la vie d’Ésope attribuée à Planude et toute remplie de contes ridicules[6], un Hermès de la Villa Albani et une lampe antique[7], nous le représentent avec un buste trop court et un corps ramassé sur lui-même. Dirons-nous qu’Ésope dans le tableau de Philostrate offrait cette apparence disgracieuse ? Plusieurs raisons s’y opposent : d’abord l’origine probablement tardive de cette légende sur la difformité d’Ésope[8], puis la pratique des artistes de l’antiqüité. Lysippe, qui avait exécuté un groupe des sept Sages de la Grèce[9], leur avait donné Ésope pour coryphée : on ne concoit guère un nain chargé d’un tel emploi, comme le remarque Welcker. La statue assise, dont nous avons parlé plus haut, n’est point celle d’un bel homme ; ce n’est point non plus celle d’un être difforme ; les traces de faiblesse physique, qu’un savant archéologue[10] a cru y découvrir, sont peu sensibles ; les regarder comme un moyen employé par l’artiste pour rappeler la difformité du personnage est une pure conjecture. Le Démosthène du Louvre n’est point non plus un type de vigueur et de beauté ; il ne faudrait point en conclure que l’orateur était faible et chétif, au point d’embarrasser un sculpteur et de lui faire adopter je ne sais quel compromis entre la laideur extrême et la beauté parfaite. Ésope, qui n’était point un dieu, qui ne reçut jamais les honneurs divins, n’avait point droit à des formes nobles et puissantes. Si c’est Ésope que représente notre statue, l’artiste a ignoré ou voulu ignorer la légende. Il faut en dire autant, sans nul doute, de l’artiste qui avait exécuté le tableau décrit par Philostrate ; Ésope n’était pas pour lui un esclave phrygien, mais l’inventeur d’un genre littéraire ; représenter un homme doué d’une imagination riante et d’un esprit ingénieux, tel était son objet ; une difformité, qui eût provoqué le rire, eût gâté toute cette conception. Si l’imagination populaire se plaît quelquefois à associer l’intelligence et la laideur, l’art au contraire, pour mettre l’intelligence en plein relief, oublie, cache ou corrige les défauts physiques.

Venons maintenant aux Fables, aux Mythes pour conserver le mot grec, essentiel ici ; car le genre du mot imposait le sexe aux personnages allégoriques[11]. Les Mythes, suivant Philostrate, tenaient à la fois de l’homme et de la bête ; sur ce simple détail, comment nous les représenterons-nous ? Il y a diverses façons d’allier la forme humaine à celle de l’animal, suivant qu’on veut ennoblir l’animal ou nous montrer l’homme déchu. Les dessinateurs qui ont illustré les fables de La Fontaine ou autres, considérant que les fables sont une critique de nos mœurs, se sont souvent bornés à dresser l’animal sur ses pattes, à lui donner une attitude qui rappelle l’homme, à jeter sur lui nos vêtements ; quelquefois, tout en conservant le corps de l’homme, ils ont profondément modifié les parties nobles, la tête, le cou, la poitrine, de manière à les rendre semblables aux parties correspondantes chez telle ou telle bête. Dans le tableau qui nous occupe, le cas est bien différent : les Mythes ne sont pas des personnages de fable, ce sont les fables elles-mêmes ; s’ils ont quelque chose de l’animal, ce sera, non pour faire la satire de l’homme, mais pour rappeler les êtres qu’elles mettent en scène. Il est bien permis à l’allégorie, qui dit une chose pour en faire entendre une autre, d’avoir une double nature ; mais il ne lui est pas permis de sacrifier un caractère essentiel à un caractère accessoire ; or l’essentiel pour les Mythes est de se montrer à Ésope sous la forme d’êtres capables de reconnaissance et d’affection, gracieux même et charmants, puisque leurs attraits feront l’éloge du génie d’Ésope. Nous sommes ainsi amené à croire que les Mythes étaient d’aimables adolescents, rappelant la nature de l’animal, soit par des cornes, soil par la forme des oreilles, soit par des jambes velues, des pieds munis de sabots ou de griffes. Ces sortes de combinaisons sont familières à l’art antique ; il suffira de rappeler les Centaures, le dieu Pan qui a le visage d’un homme et des pieds de chèvre, les Faunes avec leurs oreilles pointues et leurs cornes à l’état de bourgeon, telle tête de Jupiter Sérapis ou d’Alexandre avec les cornes de bélier. Welcker suppose en outre que l’artiste a pu revêtir les mythes de peaux de bète ; dans les plus anciens monuments, dit-il, où Hercule et d’autres héros sont coiffés d’une tête de loup ou de lion, sont affublés de dépouilles à queue pendante par derrière, on distingue mal entre la bête et l’homme, tant le corps et le vêtement étroitement unis ne font qu’un tout. Le texte de Philostrate qui parle de la fusion de deux corps en un ne nous permet guère de penser à un pareil artifice. En résumé, figure humaine, et appendices ou membres inférieurs empruntés à la faune, voilà sous quelle forme nous devons concevoir, ce semble, les Mythes de Philostrate.


  1. Iliade, III, 202, 217.
  2. Philostrate, Vita Ap., I, 10 ; Vit. Soph., I, 25.
  3. Museo Pio Clement., II, Tav. B.
  4. Museo Borb., III, pl. IV ; Roux et Barré, Herculanum et Pompei, II, pl. LXVI.
  5. Annali dell’ Institute, 1840, p. 94, art. de Braun. Mon. inédits, III, tav. 14.
  6. Voir Welcker, Kleine Schriften, II, p. 228, Aesop eine Fabel.
  7. Mon. inéd., III, tav. 14.
  8. Welcker (Philostr. imag., p. 222) pense que cette légende est postérieure au Banquet des Sept Sages de Plutarque, où figure Ésope, et antérieure au quatrième siècle. Ses arguments n’ont pas paru décisifs.
  9. Brunck. Anal., III, p. 45, cité par Welcker. ibid, p. 222. Welcker cite aussi une statue d’Ésope par Aristodème et prétend que cette statue, étant, selon Tatien (Adv. Gr.), περισπόυδαστος, digne d’envie, ne pouvait être celle d’un homme difforme. Ici encore, la preuve ne paraît pas concluante.
  10. Braun, Ann. dell Inst., 1840, 94.
  11. Dans le marbre de l’apothéose d’Homère, M. P. Clém., I, tav. 8, Μῦθος, la fable, la fiction est représentée par un adolescent.