Une höhere Töchterschule à Hanovre

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Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899, Texte établi par François PicavetSociété de l’enseignement supérieur37 (p. 299-305).

L’Enseignement dans une « Höhere Töchterschule » à Hanovre[1]

Une « höhere Töchterschule » se compose de neuf classes ascendantes, auxquelles s’ajoute presque toujours une classe facultative, destinée à compléter par des vues d’ensemble et à approfondir les connaissances acquises pendant le cours normal d’études : cette classe est appelée « Selecta ». Les neuf classes sont réparties en trois groupes ou degrés : degré élémentaire (Unterstufe), degré moyen (Mittelstufe ) et degré supérieur (Oberstufe). Les jeunes filles entrent à l’école à l’âge de six ans révolus ; elles en sortent à l’âge de quinze ans.

Les heures de classe suivent une progression croissante : 18 heures par semaine dans la 9e classe, 20 heures dans la 8e, 22 heures dans la 7e, 28 heures dans la 6e et enfin 30 heures dans les cinq dernières classes. L’emploi du temps nous permettra de constater quelles sont les matières du programme et l’importance que revêt chacune d’elles en raison du temps qui lui est consacré.

Unsterstufe Mittelstufe Oberstufe Total
9 8 7 6 5 4 3 2 1
Religion
3 3 3 3 3 3 2 2 2 24
Allemand
10 9 8 5 5 5 4 4 4 54
Français
 
 
 
5 5 5 4 4 4 27
Anglais
 
 
 
 
 
 
4 4 4 12
Calcul
3 3 3 3 3 3 2 2 2 24
Histoire
 
 
 
 
2 2 2 2 2 10
Géographie
 
 
2 2 2 2 2 2 2 14
Sciences
naturelles
 
 
 
2 2 2 2 2 2 12
Dessin
 
 
 
 
2 2 2 2 2 10
Écriture
 
3 2 2
 
 
 
 
 
7
Travail manuel
 
 
2 2 2 2 2 2 2 14
Chant
 
 
 
2 2 2 2 2 2 12
Gymnastique
2 2 2 2 2 2 2 2 2 18
Total
18 20 22 28 30 30 30 30 3

Nous sommes ainsi immédiatement frappés de la place considérable que la religion occupe dans cet enseignement : elle vient immédiatement après l’allemand et le français sur le même rang que le calcul. Et nous comprenons dès lors quelle sera la mission d’une « höhere Töchterschule » : « L’école supérieure de jeunes filles a pour but de développer harmonieusement sur une base patriotique et religieuse toutes les dispositions intellectuelles et morales, que Dieu a données aux élèves en tenant compte des caractères propres au sexe féminin et dans la mesure où l’instruction et l’éducation peuvent réaliser ce but pendant la scolarité[2] ».

Il serait fastidieux d’entrer dans de longs détails sur chaque matière du programme. Nous n’insisterons que sur les quatre sujets suivants, qui nous paraissent le plus propres à caractériser l’enseignement dans les écoles supérieures de jeunes filles : l’histoire, le calcul, la langue maternelle et le français.

D’après le « Ministerieller Erlass » du 31 mai 1894, l’enseignement historique a pour objet essentiel l’histoire de la patrie. Sans doute on fera connaître aux élèves les événements les plus importants de l’histoire ancienne et de l’histoire des grandes nations civilisées, mais seulement dans la mesure où cette connaissance importe à l’histoire nationale. On consacre une année (dans la 3e classe) à l’étude des histoires grecque et romaine : mais on les considère surtout au point de vue de l’histoire de la civilisation (Kulturgeschichte) ; on insiste sur les siècles de Périclès et d’Auguste et sur les relations entre les Romains et les Germains. Le professeur jette un rapide coup d’œil dans la 1re classe sur l’histoire de l’Angleterre, de la France, de l’Italie, de l’Autriche et des États-Unis. En ce qui concerne l’Angleterre et la France, l’enseignement de l’histoire trouve un puissant auxiliaire dans le cours de langues vivantes. L’histoire d’Allemagne est étudiée à deux reprises : dans le cours moyen, on l’expose d’une façon fragmentaire ; on montre isolément aux élèves les grandes figures de l’histoire nationale, en insistant particulièrement sur les souverains et les souveraines de la maison de Hohenzollern, on leur fait connaître les vieilles légendes allemandes, Arminius, Attila, Siegfried, Gudrun. L’enseignement historique dans la 2e et la 1re classe systématise ces premières connaissances. Dans une première année, on traite de l’histoire d’Allemagne, des origines à la paix de Westphalie et dans la dernière année on la conduit de cette date jusqu’à nos jours. Mais il importe surtout de marquer dans quel esprit est fait cet enseignement : d’après le règlement de 1894 le but à poursuivre, c’est de rendre plus vif et plus profond l’amour pour la grande patrie allemande, pour la province et le clocher et surtout pour la maison régnante, enfin de faire comprendre la vie contemporaine et les devoirs du peuple. Aussi y a-t-il grand risque à ce que l’histoire ne soit pas toujours exposée d’une façon impartiale et vraiment scientifique : elle n’est en quelque manière qu’un enseignement civique par l’exemple ; et il est expressément recommandé aux maîtres de l’approprier à leur auditoire féminin en mettant en relief les hautes actions des femmes allemandes, les beaux traits de la vie des princesses et des reines. En dernière analyse, nous voyons toujours dominer dans cet enseignement l’esprit de Kant : « Il faut éviter, disait-il en parlant précisément de la méthode qui convient pour enseigner l’histoire aux jeunes filles, un enseignement froid et spéculatif, il faut toujours chercher à faire naître des sensations. »

La partie du programme qui concerne les mathématiques est réduite à un minimum ; elle présente un caractère éminemment pratique ; son but, c’est de donner aux jeunes filles les connaissances suffisantes pour les besoins de chaque jour et pour l’administration du ménage. Cet enseignement comporte les quatre opérations, les fractions, les proportions, les règles de trois, les règles d’intérêt, de mélange, de partage ; les applications doivent être avant tout des problèmes usuels, pouvant se présenter dans le commerce et dans les assurances sur le travail. On y ajoute des éléments de comptabilité, billets à ordre, lettres de change, monnaies, factures, comptes-courants, calculs des intérêts composés, des rentes, amortissement, assurances sur la vie. Le calcul algébrique, même dans ses principes, est exclu du programme. La géométrie pratique est seule enseignée. Le décret ministériel insiste sur ce point et recommande expressément de choisir des problèmes, qui se présentent dans la réalité, d’éviter ceux qui impliquent des nombres d’une grandeur invraisemblable et de leur donner toujours la forme sous laquelle on les rencontre dans la pratique journalière.

En ce qui concerne l’enseignement de la langue maternelle, nous sommes surtout étonnés, nous autres Français, du peu importance que l’on accorde en Allemagne à l’histoire littéraire. Jusqu’à ces derniers temps, il semble que chez nous la partie essentielle du cours de langue française, c’était l’histoire de la littérature : on passait en revue devant les élèves les grands noms de notre littérature ; on portait sur chacun d’eux un jugement que les élèves recueillaient précieusement : elles possédaient ainsi des idées toutes faites sur nos grands auteurs, et elles se croyaient la plupart du temps dispensées de les lire : car elles acquéraient ainsi un vernis d’érudition qui leur permettait de faire bonne figure dans les milieux intellectuels. Il n’en va pas de même dans les « höheren Töchterschulen ». Les maîtres allemands ne doivent à aucun titre enseigner l’histoire de la littérature pour elle-même ; une exposition d’ensemble du développement de la poésie, même au xviiiie et au xixe siècle, est interdite. On ne doit faire connaître les écrivains qu’à l’occasion de lectures faites en classe ou à la maison, d’abord dans des recueils de morceaux choisis ; et les sujets doivent être empruntés soit au domaine de la légende nationale (Niebelungen, Gudrun) soit aux chantres de la liberté ou à l’histoire de la civilisation allemande dans la mesure où elle s’accommode au caractère féminin. Puis dans la 1re classe, on étudie spécialement Lessing, Schiller, Goethe et Uhland : on s’occupe aussi de Herder et de Klopstock, mais seulement dans la mesure où il est nécessaire de les connaître pour l’intelligence de Lessing et de Goethe. Le choix des auteurs, comme on le voit, porte sur des écrivains dont l’âme est essentiellement allemande ; le but poursuivi toujours et partout, c’est de développer le sentiment patriotique, l’amour de la langue, de la poésie et de la nation allemandes. Tout est subordonné à ce but ; l’anecdote suivante en fait foi. Un inspecteur (Schulrath) visite une école : « Mon enfant, demande-t-il à une élève, quel poète préférez-vous, Arndt ou Chaimisso ? — Arndt, répond l’élève. — Et pourquoi ? — Parce qu’il était vraiment allemand. » Et l’inspecteur ravi de reprendre : « Oui, c’était un vrai Allemand. » À la vérité, le programme comporte bien l’étude d’extraits, pris dans une bonne traduction métrique de l’Odyssée ; mais ce choix même nous montre encore le caractère spécial de l’enseignement d’une « höhere Töchterschule » ; il s’adresse uniquement à des jeunes filles et quel meilleur choix pouvait-on faire pour parler à leur âme que celui de cet antique poème où rayonnent les deux nobles figures de Nausicaa et de Pénélope !

Nous arrivons enfin à l’enseignement des langues vivantes et en particulier à celui du français. Le nombre d’heures qu’on lui consacre témoigne de son importance. C’est qu’on le considère comme un des mieux appropriés à l’éducation féminine. Nous nous rendrons mieux compte de cette conception, si nous nous demandons pourquoi l’on a exclu les langues anciennes du programme. À cette question, voici ce que répond le Dr Kalepky. (loc. cit.). « Pour la Jeunesse féminine, les langues modernes ont sur les anciennes des avantages essentiels. Elles sont moins difficiles à apprendre et cela est important parce que mème les jeunes filles moins bien douées que les autres doivent profiter des avantages procurés par un enseignement qui dépasse les connaissances élémentaires. Ensuite elles donnent aux élèves la Joie de les avoir plus tôt à leur disposition, et cela est important, parce que les écoles de jeunes filles gardent moins longtemps leurs élèves que les gymnases. En troisième lieu, les langues modernes développent les facultés des élèves sinon aussi loin et aussi profondément, du moins sous des aspects infiniment plus variés que les langues anciennes ne peuvent le faire. L’étude des langues mortes s’adresse exclusivement à la pensée logique : il s’agit de comprendre avec précision des rapports formels difficiles. C’est à peine si elles peuvent donner lieu à une imitation qui repose sur le sentiment ; et elles n’affinent pas les organes de l’ouïe et du langage comme le font les langues modernes. En un mot les langues anciennes conviennent mieux à l’esprit masculin ; les langues modernes répondent davantage aux caractères propres de l’esprit féminin. »

Quel est le but à atteindre dans l’enseignement des langues vivantes ? Quelles sont les méthodes employées pour y parvenir ? Le but, dit le programme, c’est de rendre l’élève capable de comprendre un écrivain français facile et le français parlé, d’employer soit oralement, soit par écrit avec quelque habilité la langue étrangère dans les formes simples qui peuvent se rencontrer dans les relations journalières, et médiatement de faire connaître aux jeunes filles la civilisation intellectuelle et matérielle, la vie et les mœurs du peuple étranger. Pour réaliser ce programme, on a recours à une méthode vivante et l’on ne voit pas sans quelque étonnement le petit nombre de livres mis à la disposition des élèves : un « Lesebuch », une grammaire, un recueil d’exercices de style ; un dictionnaire n’y figure même pas. C’est l’usage qui doit enseigner les mots. Dans certaines écoles[3], on ne remet même aucun livre entre les mains des élèves pendant la première année. On les habitue à entendre et à prononcer un certain nombre de mots français d’un usage courant et d’abord tous ceux qui sont nécessaires dans la classe : Levez-vous, asseyez-vous, écoutez, voici le livre, etc. On leur fait apprendre des traductions françaises de poésies allemandes bien connues, par exemple le « Camarade » de Uhland, traduit par Amiel, ou des chansons et des rondes enfantines ; le professeur trouve même un auxiliaire précieux dans le professeur de chant pour corriger certaines défectuosités de prononciation, comme la prononciation nasale de la voyelle a si fréquente en Allemagne. Enfin on place sous les yeux des élèves des tableaux représentant la moisson, la fenaison, le village, la ville, etc., et dont chaque élève a une réduction entre les mains : ces tableaux permettent d’enseigner une foule de mots usuels sans avoir recours à des livres. Au bout de cette première année, chaque élève possède ainsi un certain répertoire de mots : on commence alors l’étude de la grammaire et de la syntaxe. Mais on continue toujours l’enseignement par la vue à côté de l’enseignement par le livre. Voici, entre autres, le sujet d’une leçon faite dans une classe supérieure : le professeur montre aux élèves une vue du boulevard Haussmann, il cite les monuments, les magasins célèbres ; puis il fait l’historique de la rue, il dit ce que fut Haussmann, quel est le rôle d’un préfet ou d’un conseil municipal, il parle de Napoléon III et de son administration. Tous ces développements sont faits en français, et le professeur les fait répéter en français par les élèves à l’aide de questions habiles. Il fait ainsi vraiment une classe de français où l’usage de l’allemand est exclu dans la limite du possible. À côté de cet enseignement oral, le « Lesebuch » est un des éléments essentiels. L’un des plus appréciés est le « Lesebuch » de Kühn, qui comprend trois degrés : élémentaire, moyen, supérieur. La partie la plus importante a pour titre : « Leçons de choses » et a pour but de donner une image de la vie privée en France. Voici une série de titres, empruntée au cours moyen : Petit enfant, Le petit frère, Ma Mère, le Père, L’enfant prodigue, La Veillée, Le courage, Le village, La fête au village, Le dimanche au village, L’église, Le Charlatan, La ville, etc. Ajoutons à cela des lectures sur la géographie et l’histoire de France, les biographies de Duguesclin, de Jeanne d’Arc et d’Henri IV. Mais les extraits sont presque tous empruntés à des contemporains, même à des journaux ou à des écrivains totalement inconnus en France. On y rencontre des énigmes ou des devinettes, même cette phrase étrange : « chat vit rôt, chat mit patte à rôt, rôt trop chaud brûla patte à chat », qui nous amusa tant pendant notre enfance. Il s’agit toujours de joindre le plaisant à l’utile et d’instruire l’enfant en l’amusant. C’est même là une des raisons que donne M. Kühn pour expliquer pourquoi il n’a pas fait d’emprunts à nos écrivains pour la jeunesse : « La littérature française à l’usage de la jeunesse moralise trop ; elle s’adresse trop à l’entendement, trop peu au sentiment et par là elle ne convient pas à notre goût. » Parmi nos poètes, une place considérable est faite à Béranger, qui semble avoir gardé de l’autre côté du Rhin la popularité qu’il a perdue chez nous. Enfin un seul ouvrage classique est mis au programme de la 1re classe, c’est ordinairement l’Athalie de Racine. Tout cet enseignement nous semble régi par le vieil adage : non multa, sed multum.

Tels sont les points les plus caractéristiques dans l’enseignement des « höheren Töchterschulen ». Il est avant tout pratique : il ne tend pas à meubler l’esprit des jeunes filles d’une foule de connaissances théoriques et abstraites ; il n’a pas pour but d’en faire de futures institutrices ou de leur ouvrir les portes des Universités. Il veut surtout former des femmes. N’est-ce pas là cet enseignement idéal que rêva un jour M, Anatole France ? « Ne vous flattez pas, dit le subtil académicien, à propos de l’éducation des filles, d’enseigner un grand nombre de choses, Excitez seulement la curiosité. Contents d’ouvrir les esprits, ne les surchargez point. » Mais rel enseignement ne laisse pas de soulever de nombreuses critiques en Allemagne ; on lui reproche d’être incomplet, de ne plus être suffisamment approprié aux nécessités de la vie féminine, de ne pas armer assez fortement pour le « struggle for life » les jeunes filles que les lois de l’accroissement de la population condamnent de plus en plus à vivre dans le célibat. Enfin, chose plus grave, cet enseignement manque souvent son but par la faute des parents. Par un antique préjugé, on attache moins d’importance à l’éducation des filles qu’à celle des garçons et l’on a peine à attendre le moment où la jeune fille quittera l’école. « Comme cette insouciance avec laquelle on dirige l’éducation des filles, dit M. le directeur Lohmann, prend plus tard dans la vie une cruelle revanche et cela sans exception ! Si la jeune fille est appelée à devenir épouse et mère, elle manque souvent de force morale pour accomplir ses différents devoirs, elle est incapable de s’élever intellectuellement au niveau de son époux, de diriger l’éducation des enfants et l’administration du ménage. Si elle manque sa vocation naturelle, si elle doit accepter seule la lutte pour l’existence, il lui manque la force morale nécessaire pour se procurer les moyens de vivre. » Mais si l’école manque ainsi souvent son but par la faute des parents, elle a néanmoins toujours obtenu ce résultat important : elle a façonné aux jeunes filles une âme allemande. L’éducation n’est pas seulement féminine, elle est éminemment nationale : elle veut faire aimer la nationalité allemande, sa langue et sa littérature ; elle veut développer dans les cœurs le patriotisme. Voilà pourquoi une place si grande est faite au sentiment, pourquoi aussi on fait la part si large à l’enseignement de la religion : Fichte n’a-t-1il pas dit que € religion et patriotisme ont mêmes racines ? » Former des âmes allemandes, tel est d’ailleurs le but de l’instruction publique en Allemagne ; l’empereur naguère encore, s’adressant au corps enseignant de Kiel, disait : « Ne soyons ni des Grecs ni des Latins, soyons des Allemands. »

  1. M. Dhuet a été à Hanovre, avec une lettre de recommandation de la Société d’enseignement supérieur. Nous remercions tous ceux qui l’ont aidé à recueillir ces renseignements (N. de la Réd.).
  2. Dr Kalepky dans le Dritter Bericht über die städtische höbere Mädchenschule de Kiel, 1890.
  3. La méthode que nous décrivons ici est employée dans la « höhere Töchterschule II » de Hanovre, par M. le directeur Lohmann. Qu’il nous soit permis de le remercier ici de l’obligeance avec laquelle il s’est mis à notre disposition.