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Une heure de désir/11

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Oh ! monsieur, à propos des lits
de la chasteté, il est dit : « Que
ceux de l’âme plaisent plus à
Dieu que ceux du corps. »

LA BRUYÈRE, Dialogue VII sur le Quiétisme

— Isabelle, vous êtes provocante !
La jeune fille regarda Jacques et ouvrit la bouche pour une réponse. Elle se tut pourtant, et son rire fusa, plein d’allégresse cachée et d’une vague approbation.
Jacques reprit :
— Non seulement vous êtes provocante, mais vous êtes insolente.
— En quoi donc et pourquoi ? fit-elle avec une innocence affectée.
Le jeune homme connaissait la cautèle féminine. Tout ce qu’elle peut dissimuler d’astucieux désirs lui en paraissait facile à deviner. Mais l’homme ne se départ jamais de sa logique masculine, qui veut des rapports de cause à effet toujours nets dans les actes humains. Or, ici, le « pourquoi » de la réponse faite par Isabelle lui parut justement un défi à la raison. Il ne se demanda point si cette raison était absolue. Il faut des balises immuables dans l’esprit des mâles, alors que les femmes s’en passent fort bien et sans plus errer. Il se fâcha donc à demi et riposta :
— Isabelle, voyons, je vois vos seins, vos seins qui sont beaux…
— Eh bien ? sourit-elle avec une exquise et captieuse ingénuité.
— Eh bien, vous n’avez jamais imaginé que cela pût sembler à un homme une sorte de provocation ?
Elle continua sa subtile comédie, peut-être sincère, au demeurant, car qui donc parmi nous peut voir clair dans la fantasmagorie spirituelle qui se déroule infatigablement devant sa conscience. Ce qu’on nomme « penser » consiste à feindre l’ignorance à l’égard des idées qu’on dédaigne et à tenir compte uniquement de celles qu’on choisit. Avec de l’accoutumance, et en vieillissant, on finit même par ne plus voir celles-ci, et on nie le reste. « Penser », en somme, n’est qu’une hypocrisie. Mais qui l’avouera ?
Isabelle voulait que ses gestes fussent naturels et aussi dépourvus d’intentions compliquées que tous les actes inoffensifs et incolores dont la vie quotidienne s’encombre. Au vrai, elle avait raison, de façon, si l’on veut, métaphysique. C’est dire qu’à cette minute, les cuisses nues et laissant visible son ombre sexuelle, réduit, pourtant, au blockhaus de la pudeur, les seins apparents, le corps dévêtu de façon à accuser son « retroussé » en évitant avec un art dépravé la chasteté du nu intégral, la jeune fille n’était pourtant pas plus provocante que dans l’enlacement rituel et coutumier des danses modernes. En celles-ci, de fait, lorsque les plans du corps féminin adhèrent étroitement aux méplats du corps viril, toute excitation locale, toute tumescence de l’homme est perçue par sa compagne. Or, la chose est admise, classée, supportée sans que personne y voie dévergondage. Pourquoi donc ne trouver ailleurs ?... Et encore, quelle pudeur peut s’alléguer quand la femme se vêt pour le bain d’un maillot tendu à craquer ? Il en est de même, au surplus, dans bien des circonstances tenues pour normales, où les contacts, les visions et les jeux entraînent entre sexes une familiarité parfaite. Ainsi pensait Isabelle. Jacques ne devinait point à cette heure, la rigueur des raisonnements de la jeune fille à ce sujet. Méprisant les mensonges et les oublis volontaires de ce qu’on nomme bienséances, elle aurait pourtant voulu qu’il admît ses actes en bloc sans les juger à coups de « distinguos ». C’est d’ailleurs trop demander à celui qui donne généralement deux valeurs contraires aux mêmes actes, leur valeur sociale, c’est-à-dire appréciée en fonction des usages et sentiments publics, et leur valeur personnelle, c’est-à-dire dont un seul être, partenaire possible au jeu amoureux, sera juge comme il est partie intéressée à leurs conséquences.
Jacques pensait en effet que durant les entrelacements étroits d’un tango, son « impérialisme » mâle n’était point en jeu, car tout en lui se trouvait annulé par des conventions grégaires. Mais avec Isabelle, en cette minute, où le groupe n’existait plus, ce n’était point à un danseur qu’Isabelle se montrait presque nue, c’était à un amant possible. D’où son changement d’opinion, car l’amant s’irrite de l’impudeur s’il en profite. Toutes ces spéculations passaient dans son cerveau sous une forme incertaine, dominée d’ailleurs par cette espèce de crispation mentale qui prépare et annonce la forme locale du désir.
Il attendit qu’Isabelle prononçât les paroles qui devaient s’imposer. Il ne croyait aucunement la voir reprendre une attitude correcte, car il lui semblait qu’en amour une femme obéit à des instincts dominants et invincibles, une fois le premier pas fait. C’est d’ailleurs une fois chez les hommes que cette conception de l’inexorable appétence sexuelle, sans arrêt possible, de leurs compagnes.
Des centaines, que dis-je ? des milliers d’ouvrages, de traités, d’axiomes, de proverbes et d’affirmations familières ont décidé depuis des siècles qu’il en était ainsi et il faudrait être Hercule pour nettoyer l’écurie d’Augias où s’entassent ces préjugés.
Il ne doutait donc point qu’Isabelle fût dominée par Éros. L’idée qu’elle pût user de ces amusements déshabillés pour tenter de délimiter le pouvoir de sa beauté et d’en comprendre la vigueur inspiratrice sur un homme, ne vint pas du tout à l’esprit de Jacques. Au demeurant, c’était trop subtil et quasi théologique.
Et il fut étonné, blessé, presque offusqué de voir la jeune fille refermer tranquillement la robe chinoise, puis revenir s’asseoir sur le divan à côté de lui.
Elle demanda, le regard très pur :
— Je vous prie, Jacques, de m’expliquer cela. Je vous ai provoqué, moi ?
Il fut embarrassé.
— Mais, Isabelle, nous ne sommes pas dans un casino ou sur une plage. Il n’y a pas de public au spectacle galant que vous m’avez offert.
— Je le sais bien. Mais quelle différence profonde y trouvez-vous donc ? Vous m’avez déjà vue aussi nue qu’à l’instant. Je n’ai donc pas à craindre ou espérer de rien vous apprendre.
Il fut émerveillé par le cynisme enclos dans cette formule logique.
— Ne comprenez-vous pas, Isabelle, que mes sentiments, devant vous, seront différents ici de ce qu’ils étaient au bord de la mer ?
— Je le comprends parfaitement. Là-bas, il y avait dix, vingt, cinquante nudités, et votre attention se trouvait partagée. Ici, elle se concentre. Soit ! Il n’y a pourtant aucune donnée nouvelle, et je ne vous provoque ne rien.
Il respira fortement, puis jeta sa réponse :
— Mais, Isabelle, à deux, l’amour rôde autour de nos corps. Si le désir naît. Et l’amour… Les satisferez-vous ?