Une heure de désir/12

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Elle fut se jeter dans un fauteuil à quelques pas de là. Le trop heureux Théophile fut aussitôt à ses genoux. Elle se plaignit avec amertume. Il se défendit avec une éloquence voluptueuse que son émotion rendait encore plus persuasive.

PIGAULT-LEBRUN, Les aventures de Chérubin l’enfant du…

Isabelle, à la question posée, baissa brusquement ses paupières violacées sur ses yeux durs. Voulait-elle dissimuler ainsi un trouble secret, ou si elle accomplissait l’acte de tradition, symbole des courtes hontes nées à la vue de tableaux lascifs ? Elle ne le savait elle-même. Durant le court laps où les rétines n’encombrent plus le cerveau de leurs sensations subtilement détaillées, il se fait toutefois une sorte de mise au point intellectuelle des concepts transmis à la conscience. Ainsi fut rénovée toute la sensibilité de la jeune fille qui regarda à nouveau les choses et répondit :
— Jacques, les hommes introduisent toujours des intentions ou des volontés précises dans les actes les plus naturels d’autrui. C’est sur ce principe qu’ils ont créé la justice qui prétend peser les éléments de la vie humaine, selon leur contingence. Nous autres, femmes, quoiqu’on en dise, sommes beaucoup moins chargées en imaginations à fond mystique. Pour moi surtout, la vie est une chose simple et sans contemplations métaboliques. Je suis ici. Il me tente de voir comment une robe chinoise vêt le corps que je porte. Simple caprice, d’ailleurs purement intellectuel, car je comprends mieux les détours de l’âme chinoise selon que je me sens ou non à l’aise en cette soie brodée. Cela me fait deviner un peu le comportement de celle qui exhiba avant moi, et si loin d’ici, la robe sur son corps à peau safranée. Je devine comment elle marchait, et s’asseyait, comment même elle agissait, d’après les gestes qui sont spontanés et s’imposent seuls aux porteuses d’un tel vêtement.
« Tout cela ressortit à l’intelligence pure et vous ne le devinez point. Vous n’envisagez qu’une chose : ma féminité, dont, sans y penser, j’ai sans doute fait un peu étalage, et qui vous excite, ou plutôt excite en vous la bête mâle. Nous étions à mille lieues l’un de l’autre. Pensez-vous vraiment que la robe fut pour moi une simple occasion de montrer… ça ?
Il dit :
— Mais songez, Isabelle, que la bête mâle dont vous parlez avec tant de dédain a créé l’amour. C’est une grande chose, que l’amour…
— Je sais, fit la jeune fille.
— Oui ! vous savez. Vous en parlez même fort bien. Je vous ai entendue traiter de la sensualité avec beaucoup de finesse, jadis. Vous avouiez en parler par simple induction, plutôt que par expérience, mais c’était très fort tout de même…
Elle tourna vers Jacques sa face sérieuse et paisible :
— Je ne vois pas où vous voulez en venir.
— À ceci, répondit le jeune homme irrité, que vous admirant tout à l’heure, il y avait trois personnes en moi.
Elle sourit et murmura :
— Les trois hypostases de la Trinité.
— Hé oui ! c’est bien cela. Les Juifs ont découvert voici bien des siècles, que nous étions tripartite…
— Et ces trois personnes étaient ?
— Il y avait, il y a toujours, car c’est du présent…
— Soit !
— Primo : l’artiste qui vous admirait, car on vous l’a beaucoup dit, mais c’est vrai plus encore, vous êtes admirablement jolie, Isabelle.
— Question de goût.
— Pas du tout. Tout le monde admire la Vénus de Milo.
— La Vénus hottentote, aux fesses pesantes, et aussi ses amis.
— Ne raillez pas. Je vous admirais triplement, en artiste, en mâle, pour qui une femme est une proie possible…
— Je ne vous savais pas ces ambitions d’Aegypan. Et le troisième personnage ?
— Je les ai, pourtant, ces « ambitions », et je me commande à cette heure pour ne pas les montrer.
Elle rit :
— Voilà un beau sujet de tragédie pour le sieur Jean Racine, historiographe du Roi et fabricant breveté de vaudevilles tragico-bibliques à l’usage des demoiselles de Saint-Cyr !
Jacques, que ces interruptions gênaient, demanda en maîtrisant une intime fureur :
— Quel sujet ?
Elle éclata de rire :
— Le viol moral, ou le satyre refoulé, drame comique et galant en trois actes, avec musique de Darius Milhaud, lingeries de Jeanne Lanvin et tableaux anaphrodisiaques recommandés par le clergé. Quel succès, si Colette et Paul Poiret voulaient bien y jouer un rôle…
Jacques reprit âprement :
— Vous ne semblez pas comprendre pourquoi une force secrète refoule en moi ce satyre que vous plaisantez.
— Quelle force ? Jehovah ! Un article du code pénal ? La loi sur la recherche de la paternité, la peur de manquer du cran nécessaire ? Qui ? Quoi ?
Jacques respira fortement. S’il avait osé et surtout si Isabelle n’avait point été de force à lui tenir tête, il l’eût battue.
Il dit pourtant avec une sorte de haine :
— Vous êtes exécrable, ma chère.
— Alors, ça va. Je suis belle et exécrable. Me voilà déguisée en femme fatale pour le boulevard du crime. Décidément, vous…
Elle se tut, fermant sa bouche sur un mot que Jacques ne devina pas.
Il questionna ?
— Alors, je… ?
Ils se regardèrent en silence. Elle avait le souffle rapide. Ses regards se posaient sur le visage de l’homme avec une sorte de tendresse menaçante qu’il ne comprit d’ailleurs qu’à demi.
Jacques sentait lutter dans ses nerfs toute une meute de désirs brutaux et violents. Il les contenait mal. Non pas qu’il dût maîtriser ses muscles, mais il avait besoin, pour ne pas dépasser le ton de conversation qu’il tenait comme nécessaire, de chasser hors de sa volonté les mots et les formules qui venaient jusqu’au seuil de la parole.
Isabelle comprenait tout. Elle eut une hésitation, puis ses lèvres jetèrent le verbe brusquement :
— Décidément, vous m’aimez…
Il se sentit jeté en avant comme par un tremplin.
— Oui, Isabelle, et c’est l’amoureux, en moi, qui retient le satyre.