Une heure de désir/13

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Sitôt que je la vis, mon
cœur devint sensible.

Relation du Voyage Mystérieux de l’Isle de la Vertu, 1819

Il y eut un silence lourd. Les deux jeunes gens connurent alors que leur sensibilité modifiait ses transmissions. Depuis qu’ils conversaient ensemble, ils avaient le sentiment d’être seuls dans un univers. Rien de l’extérieur ne venait à eux. Or, à cette seconde, ils perçurent les pas du dehors, le passage des autos, et que le monde dont ils s’isolaient était là, tout près, objurguant ou menaçant.
Isabelle murmura :
— Vous m’avez déjà au moins dix fois déclaré votre amour. Enregistrons donc !
Et elle ferma un peu plus sur sa poitrine nue la soie chinoise que levaient ses seins droits.
Jacques, devenu triste après son aveu comme après un abandon, eut une expression mélancolique pour exposer la réponse qui lui vint :
— Oui, Isabelle, je vous l’ai déjà dit. Seulement, quoi que ce soit avec les mêmes mots, ce n’est pas la même idée que j’exprime cette fois.
Elle prit le même ton pour riposter :
— Jacques, on n’exprime jamais deux fois la même idée. Si on le croit, c’est pure illusion. Vous m’avez dit ça avec autant de sincérité jadis qu’à cette heure, voilà tout ! Seulement…
Il répéta ardemment :
— Seulement, Isabelle ?...
— Vous le savez bien, voyons. Seulement, la vraie différence entre cette déclaration et les précédentes, c’est que je suis là chez vous, à votre portée…
Il ne répondit point.
Un rayon de soleil passait en oblique par la fenêtre. Il était d’un jaune léger et limpide. Tous deux regardaient cette flèche claire qui s’arrêtait sur un petit bronze figurant quelque mythologie, et le dieu semblait vivre dans la lumière, sous sa patine rougeâtre. Cela dévia leurs réflexions.
Enfin, le jeune homme demanda :
— Isabelle, que je vous aime de telle ou telle façon, pour une raison ou pour une autre, vous ne doutez pas du fait. Le croyez-vous vraiment ? Car je crains toujours de lire une ironie sur vos lèvres.
Elle remua la tête avec douceur :
— Je crois très volontiers que vous m’aimez.
Elle reprit son sourire, puis continua :
— Et mon tracas, c’est de savoir comment je vais quitter cette vêture chinoise.
— Elle vous plaît ?
La jeune fille fit oui.
— Elle est à vous.
— Merci, Jacques, mais il va falloir, pour reprendre ma robe, que je montre à nouveau tous ces motifs de scandale et d’excitation, mes…
Il eut un accès de gaillardise :
— Vos trésors, Isabelle. Soit ! Mais une déclaration vaut bien, en échange, la vision de votre intimité.
Le rire de la jeune fille fut éclatant.
— Vous êtes décidément un sale mercanti. Vous voulez bien prétendre m’aimer, mais pas gratis. Il est nécessaire que je vous donne ce qu’on nomme dans le négoce une contrevaleur, c’est à la fois du toupet et du commerce. Je vais solder votre compte.
Il se trouva humilié un peu.
— Non, Isabelle. Vous dénaturez trop mes paroles. Depuis que nous conversons, je sens constamment que nous n’exprimons pas les mêmes idées en usant des mêmes vocables.
— J’en suis assurée.
— Hé bien, je ne suis pas si trafiquant qu’il vous paraît. Comprenez-moi mieux. Je vous aime.
— La créance est acceptée.
— S’il vous plaît, Isabelle, nous ne faisons pas un bilan de faillite.
— Ah, je croyais…
— Ne croyez pas ! Vous aimant, je désire fortement multiplier les occasions de vous voir.
— Voilà trois ou quatre ans que vous me voyez sous tous les angles.
— Ne soyez pas si méchante. Je veux dire vous voir…
— À poil…
Il leva la main pour effacer la formule d’argot.
— Isabelle, voyons !
Elle reprit son rire narquois, étendit un long bras blanc et nu, veiné de bleu à la saignée, et qui, Jacques se demanda pourquoi, lui révéla soudain il ne sut quelles obscures lubricités. Elle prit ensuite, et très lentement, une cigarette, l’alluma, souffla la fumée par le nez.
— Ah ! Jacques, une sibiche, rien de si beau pour écouter une déclaration.
Il serra les poings. Aucun chemin n’ouvrait les portes de cette petite âme bien défendue. Et pourtant il pensait que rien ne dût être plus facile que de la vaincre. Le malheur, là comme aux coffre-forts, c’est qu’il y avait un secret…
Il reprit :
— Je cherche toutes occasions d’admirer votre corps, voilà tout, Isabelle. D’ailleurs, j’en ai un peu honte. De là mes crises morales. Si vous m’aimiez aussi, vous ne me forceriez pas à ces conseils trop bêtes et subtils qui vous font moquer… Vous…
— Si je vous aimais, quels actes me faudrait-il donc accomplir ? dit-elle avec le battement des paupières qui était pour elle un moyen de simuler moqueusement l’émotion.
— Vous…
Il ne sut que dire. Qu’Isabelle se mît nue sur-le-champ ne le tentait point. Ce qu’il voulait, c’étaient des occasions furtives mais fréquentes de voir cette chair qui le fascinait. Son désir en croissait parallèlement à son indignation…
Elle dit avec une gravité très artificielle :
— Voyons, Jacques, je ne peux pourtant pas m’amuser à danser nue devant vous, comme une odalisque devant le pacha. D’abord, vous n’êtes pas pacha, et je n’ai aucune envie de jouer les odalisques. Alors, avouez que vous êtes difficile à satisfaire ?
— Pas tant !
— Bien sûr. À défaut des grands tableaux vivants, vous vous contenteriez de cartes postales galantes.
Elle se leva, jeta sa cigarette, et fit :
— Tenez, on va vous montrer des choses épatantes.
Et elle se cambra, se renversa en arrière, toucha le tapis avec les doigts, continua le mouvement, se cala, puis, insensiblement, se trouva debout sur les mains.
La soie chinoise cerclait son visage invisible. On ne voyait que ce torse tendu et oscillant, avec les deux jambes décloses qui faisaient balancier, et l’arc de l’échine incurvée.
— Oh ! fit le jeune homme ahuri, passionné et bouleversé.
Et il se leva pour baiser la cuisse crémeuse qui tremblait, avec ses muscles rigides, juste devant son regard.