Une heure de désir/14

La bibliothèque libre.

On ne peut aimer sans connaître, et aussi on connaît toujours la personne qu’on aime ; on connaît qu’elle est aimable, mais on ne connaît pas toujours ce qui la fait aimer…

LE PÈRE BOUHOURS, Entretiens d’Ariste et d’Eugène, 1671

Isabelle se remit debout. Sa face, un peu tordue par l’effort, laissait apparaître des muscles raides sous la peau écarlate. Il semblait que son cou eût soudain doublé de volume. Elle respira d’une halenée lente et robuste.
— Hein, je réussirais dans l’acrobatie ?
Jacques la regardait maintenant avec une curiosité toute neuve et sa passion croissait de tout l’étonnement soudain provoqué en lui. Il avait beau se dire que de tels actes et des fantaisies si étrangement inattendus correspondaient sans doute à la nouvelle âme des jeunes filles, cette explication ne pouvait le satisfaire. Il avait pourtant eu des amis étudiants, qui aimaient aussi ardemment les jeux athlétiques. Chez eux, tout devenait donc motif à exploits immédiats. Eu parlant de Bergson, on se trouvait amené à voir l’interlocuteur, en façon de commentaire, faire le grand écart, marcher sur les mains ou essayer un « bras-tendu » avec vingt kilos tenus par l’anneau. Le plus divertissant restait que l’enchaînement des idées n’en semblait jamais rompu.
C’est là que Jacques compris pour la première fois la civilisation hellénique, ses nus puissants et sa philosophie qui les intègre. La pensée est un succédané de la forme, et un syllogisme doit au fond apparaître un effort musculaire. Rodin, dans son « Penseur », l’a parfaitement compris. L’ élan vital, de Bergson ne s’atteste d’ailleurs un concept clair, qu’à celui dont la vigueur est constamment une puissance en proie à l’acte.
Aussi, Isabelle, en s’amusant, la minute même où on lui parlait d’amour, à tenter un exercice d’équilibre plein de difficultés et de hardiesse, prouvait précisément sa vigueur personnelle, l’ « allant » de sa jeune intelligence ; dédaigneuse d’agir selon les ornières du préjugé. Elle établissait si bien de ce fait son individualité musclée et originale que Jacques en restait pantois.
Car il avait beau trouver cela conforme à une raison récente et modernissime, il gardait le courage de honnir cette logique qui le blessait fâcheusement.
Et une question se posa en lui, suscitant de nouvelles forces, poussant son intelligence à des décisions plus franches, pareilles d’ailleurs à l’âme naïve, brutale et charmante d’Isabelle : « Se laisserait-elle prendre, si je tentais de l’éteindre ? »
Il ne sut, en son for, que répondre à pareille hypothèse. La raison disait que l’amour, la faiblesse féminine devant les caresses, l’abandon du corps et le renoncement aux pudeurs ultimes fussent devenues absurdités pures et risibles chez ces jeunes filles agressives, froides et perverses.
Mais une intuition murmurait aux tréfonds d’autres avis voici cinquante mille ans peut-être que la femme est serve, qu’elle subit le mâle sans résistance et désire exclusivement sa proie défaite. Appartenait-il à une adolescente, en quelques années, et par sa seule volonté, de se débarrasser d’hérédités innombrables ? Or, celles-ci lui ordonnaient, malgré sa force, de simuler la faiblesse et de la simuler même jusqu’au point précis où la faiblesse devient sincère. Alors, malgré l’esprit, le corps féminin reste loyal et suit la vraie tradition en s’ouvrant comme un vaincu à l’amant.
Tous ces problèmes passaient dans le cerveau de Jacques par houles rapides et désordonnées. Lorsqu’il voulut parler, Isabelle avait repris sa face douce et faussement timide, elle s’était à demi allongée sur deux coussins et regardait obliquement le jeune homme en méditation.
Il articula doucement, avec le désir d’y laisser poindre un rien d’ironie, mais pourtant pas trop :
— Isabelle, vous êtes une amazone.
Sitôt dite, la phrase lui sembla stupide. La jeune fille, toutefois, la trouva charmante et fut sensible au compliment qu’on y pouvait trouver, en cherchant un peu.
Elle ouvrit la robe chinoise qu’elle retenait fermée depuis son exploit, et montra ses deux seins.
— À part, Jacques, que ma poitrine est intacte et ne porte pas le sein coupé qui faisait la gloire de Bradamante et de Penthésilée.
Il sourit :
— Heureusement ! Les amazones d’aujourd’hui ont renoncé à l’arc.
Elle grimaça légèrement, comprimant son hilarité.
— Quel arc ?
— Celui des Cappadociennes.
— Il ne vous est jamais venu à l’esprit, Jacques, que l’histoire des Amazones fût symbolique. C’est peut-être un symbole, ce sein tranché pour les facilités du tir à l’arc ?
— Ma foi, je n’y ai jamais songé, et même, à cette minute, je ne vois pas…
— Tant pis. Mais servez-moi une goutte de Porto. Mon exercice m’a donné soif.
Elle laissait la robe ouverte, maintenant. O eût dit que ce fut un appel. Jacques, en versant le vin avec soin, s’ordonna ceci :
« Je lui remets le calice, elle boit. Je le lui reprends, je reviens à côté d’elle, je me penche, et je pose mes lèvres sur son sein droit. »
Il fit les choses jusqu’au baiser exclu. Ce baiser eût été insolent, peut-être ridicule, mais peut-être séducteur en somme. Il n’osa cependant pas le réaliser. Sa pensée revint alors à Julien Sorel. Dans le Rouge et le Noir, le personnage stendhalien, devant les actes difficiles, se mène lui-même comme un cheval rétif. Il suivit le même système d’ordres dont le contenu disparaît pour être remplacé par un décompte dans le temps.
Je compte un, deux, trois…
« À dix, je me penche, et ma bouche ira seule… »
Il recommença son approche qu’Isabelle surveillait. Il comptait, nerveux et crispé, se trompant lui-même et certain d’aller cette fois jusqu’au bout, malgré les retards qu’il introduisait d’instinct.
À « dix », il s’accota de la main gauche. Il sentit, en se penchant, la hanche d’Isabelle qui touchait à la saignée de son bras en contrefort.
Il s’inclina ensuite, écarta du menton l’étoffe qui sentait l’ambre et la colle de poisson, puis fut à deux centimètres du mamelon bistré, qui sommait comme une fleur le fruit sphérique, de chair ferme et lisse, veinulé de bleu.
Et d’un coup d’audace, il se jeta sur la proie…
Ses lèvres étreignirent une sorte de pointe brève et dure. Au premier contact, il sentit nettement que la peau en était légèrement détendue. Un quart de seconde passa, la pointe charnue se raidit.