Une heure de désir/16

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Je touche du plus près la plus cruelle dame,
Qui me découvre à nud les plus rares beautés
Elle approuve toujours ces grandes privautés,
Et j’embrasse toujours sans crainte qu’on me blasme.

C.COTIN, Recueil des énigmes de ce temps, 1646

Jacques souleva sa main et connut qu’il touchait maintenant l’intersection des jambes. Il resta là, une demi-seconde, comme s’il eût fait une halte avant un suprême élan.
Puis il parcourut peu d’espace et fut sur la féminité.
Il hésita. L’homme ici, est une brute ou un sensible. La brute – qui peut être fort civilisée – se jette sur l’organe avec une sorte de violence instinctive, comme si, un court moment plus tard, il restait incertain de le retrouver.
Il y a dans cette prise de possession sans délicatesse ni prudence, quelque chose encore d’hérité. Cela nous vient des époques perdues où la vergogne interdisait, sauf de rares circonstances religieuses, tout contact avec le mystère féminin. C’est alors le triomphe du chasseur qui brutalise sa victime tuée, parce qu’il a longtemps couru après.
Mais le sensible cherche en lui tout ce qui résonne et suit les gestes spontanés qui créent cette résonance. Seulement, s’il est exalté par le baiser sur la bouche et la caresse des chairs nues, il hésite devant le lieu où se tient le désir. Il voudrait y trouver une joie plus parfaite et craint qu’elle lui échappe, c’est qu’il n’est plus en mesure d’y découvrir autre chose que les sensations hâtives de l’acte amoureux.
Jacques hésita donc. Il n’avait plus aucune conscience des timidités qui le tenaient avant le moment du baiser sur le sein. Seulement, il était presque à bout de son élan et il attendait une autre émotion.
Les humains ne discernent pas toujours très bien les impulsions auxquelles ils obéissent.
Jacques avait donc posé, avant que sa délibération fût terminée sur les actes consécutifs, avant même de savoir ce qu’il voulait, sa main sur le bas-ventre d’Isabelle.
Mais il n’eut pas le temps de compléter sa psychologie, ni de dérouler totalement le complexe écheveau de ses sentiments et de ses craintes, de ses vibrations physiques ou de ses espoirs.
Lorsqu’elle sentit en effet la main de Jacques posée sur le centre de son être, Isabelle eut une réaction musculaire immédiate. Les jambes se détendirent lentement, puis se replièrent d’un coup. Son torse eut une longue crispation et ses bras s’étirèrent. Elle céda. Sa bouche s’ouvrit…
Et ce fut aussitôt le réflexe opposé, si net et si catégorique qu’il ne pouvait subsister aucun doute sur son inconscience. Les jambes se rapprochèrent et les yeux reprirent contact avec le réel. De ses doigts forts et agiles, la jeune fille chassa alors la main indiscrète de Jacques. Elle éloigna ensuite le visage de l’homme et s’assit devant l’amoureux, médusé par cette transformation vertigineuse. Il y eut un silence.
— Hé, Jacques, fit Isabelle.
Cette phrase pouvait contenir divers sens, mais aucun sans doute n’était exactement valable. C’était une expectoration sonore, où le nom de Jacques se trouvait simplement modulé.
Le jeune homme ne pouvait et ne savait rien dire. Il le comprit et crut, dans la débâcle de ses pensées et de ses émois coupés, bien faire de reprendre le geste qui avait interrompu si fâcheusement la double pâmoison.
Il mena sa main sur la cuisse droite, la reconnut étroitement liée à l’autre, et comprit que c’était là le signe même où se manifestait la reprise par Isabelle de sa propre domination.
Il ne s’arrêta pourtant point à ce « non », si exactement exprimé qu’il fût et replaça sa main, à la façon d’un chef qui commande, sur le léger astrakan qui couvrait la chair intime.
Isabelle le regardait avec un imperceptible froncement des sourcils.
Elle dit, sans bouger :
— Où allez-vous ?
Sa voix avait une légère sécheresse, démentie, d’ailleurs, par l’apparence de la jeune fille : elle ne cherchait point à dissimuler le désordre attrayant de sa tenue, ni à le modifier. Elle avait une main sur la hanche gauche, l’autre sur le sein droit. Elle marquait aussi une sorte de petite grimace où se lisait un dédain affectueux. Enfin, elle redisjoignit ses jambes, lentement, par un effort, pour prouver qu’elle ne craignait rien.
Elle ordonna toutefois, avec douceur et précision :
— Jacques, enlevez votre main.
Il n’obéit point. Elle reprit :
— Allons ! de quoi avez-vous l’air ? On dirait Harpagon sur sa cassette. Vous savez bien, ridicule ami, que vous ne l’emporterez pas loin…
Il remarqua sèchement :
— Quel ridicule à agir en amant avec vous, qui m’avez presque donné ce droit ?
Il se voulait insolent, ne sachant plus que l’acte pouvait s’imposer en ce moment. Il croyait d’ailleurs deviner qu’Isabelle, sitôt qu’il se serait éloigné, refermerait sa robe et se reprendrait tout à fait. Et c’en serait fini des actes d’amour.
Elle riposta :
— Jacques, vous êtes un sot.
— En quoi, Isabelle, en espérant que celle, dont on a tenu la bouche sous sa bouche et le sexe sous sa main, se donnera à vous ?
— Non ! En le disant d’abord, et en n’agissant point ensuite comme elle peut l’attendre.
Il fut ahuri et répéta « n’agissant point ».
— Dame, fit-elle avec un sourire.
Isabelle avait les joues roses et les lèvres si luisantes qu’elles fulguraient sur sa face. Ses yeux s’étaient légèrement cernés et un abandon du menton, un repliement des épaules, laissant le torse en exergue, disaient la fatigue. Une fatigue née, sans que Jacques l’eût voulu, de la volupté qu’elle acceptait tout à l’heure de lui, malgré lui. Il ne comprit pourtant point cela et demanda.
— Il fallait donc vous violer, Isabelle, comme ça, en brute,
Elle ferma les yeux :
— Est-ce qu’une femme répond lorsqu’on lui pose une telle question. Il fallait agit pour vous, puisque moi…