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Une heure de désir/20

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Elle n’eut guère été en mariage, qu’elle ne se souvînt des commandements qu’on donne aux jeunes épousées premièrement que la nuit elles tiennent leur couvre-chef à deux belles mains, de peur que leur mari les décoiffe ; qu’elles serrent les jambes comme un homme qui descend dans un puits sans corde, qu’elles soient un peu rebelles et que, pour un coup qu’on leur baille, elles en rendent deux…

BONAVENTURE DES PERIERS, Contes et Nouvelles (de la femme qui était un peu trop habile au maniement), 1711

— Vous n’avez pas achevé, Isabelle, dit Jacques très doucement.
Il était au sommet du ravissement. Ce corps féminin pesait à peine sur ses genoux. Mais il en sentait, il en possédait toutes les convexités et toutes les grâces. De savoir que dorénavant les contacts les plus délicats lui fussent permis, une hésitation lui venait désormais. La crainte d’errer, de se tromper, s’agir autrement que selon le désir d’Isabelle bouleversait d’ailleurs aussi sa volonté et diluait son besoin précis de posséder le corps qu’il croyait maintenant à lui.
— Isabelle, comment vous en êtes-vous tirée avec le voyou ?
— Voilà, dit-elle, comme revenant de très loin et avec une sorte de peine, née de ce qu’elle eût préféré penser à autre chose. Voilà, je roule sur l’herbe. L’autre me ferme d’abord la bouche. De l’autre main, il lève bien entendu ma robe et tire violemment sur ce qui protège la cible qu’il vise.
« Alors, moi, je mors dans sa main sale, et qui sentait le pétrole. Une odeur que je ne puis sentir. Il me fallut un courage prodigieux pour porter les dents sur cette viande, mais je n’y allai pas de main morte…
Rrrrah !
« J’enlève un morceau de peau, de je ne sais quoi, de corne, de doigt. Enfin, je m’acquitte de ma morsure comme fait le requin avec ses trois rangées d’incisives obliques et affûtées lorsqu’on lui présente un naufragé. Le gars pousse un hurlement. Vous pensez si ça le réjouissait. Il retire la patte amochée, et, de l’autre, cessant de déchirer mon linge, va droit à sa poche pour y prendre son surin.
— Oh ! fit Jacques pantelant, quoiqu’il ne pût douter, en écoutant la conteuse de la bonne fin du drame.
— Parfaitement. Moi, vous savez que je suis ce qu’on peut nommer sans arrière-pensée une femme intelligente, je lis les choses au fur et à mesure qu’elles vont arriver, et juste à temps pour tirer profit de ma logique. Il était agenouillé sur moi, comme vous étiez tout à l’heure. Je fais un séisme, c’est-à-dire que j’esquisse la culbute, le personnage plonge en avant, passe sur moi et je me relève avec une prestesse de clown…
— Il était moins cinq.
— Il était moins une, mon petit. Mais l’autre était en retard pour les relevailles, soit que la surprise l’ait rendu idiot, soit que sa main lui fît trop mal. En tout cas, je ne le laissai pas reprendre ses distances. Pour le handicaper tout à fait, je lui jetai une belle ruade en plein visage et je détalai. J’avais gagné quarante pas quand il se remit debout, et il pouvait s’installer. J’ai couru le quatre cents mètres en une minute et ce n’est pas un bandit du Bois qui m’aura au pied…
Ému, Jacques déposa un nouveau baiser sur les belles lèvres au goût de vanille.
— Isabelle, votre audace a dû vous mener déjà souvent bien près de cent catastrophes.
— Oui, Jacques. Cet été surtout, en nageant, j’ai bien pensé me noyer. C’était à deux cents mètres du bord et de vous. Je nageais la brasse, qui est une marche fatigante dans l’eau, mais où l’on s’agite moins que dans le crawl. Durant la brasse, on peut d’ailleurs mieux rêver, penser, calculer. C’est presque reposant, et plus automatique que les autres nages. Avec le crawl, il faut toujours penser à ce qu’on fait, sinon on boit un bouillon. Donc, je faisais la grenouille, quand j’ai senti une crampe atroce dans la cuisse gauche. Je souffrais à ne pouvoir crier. Impossible d’avancer, de tourner, car j’étais face au large, et de rester sur l’eau. La douleur me désunissait. Mes gestes devenaient ceux de l’inconscience. J’allais couler. J’ai pensé : « Ça y est, Isabelle se donne aux poissons. » De fait, j’ai plongé un coup, bu une lampée de cette saloperie salée, amère et nauséabonde. Pouah ! Lorsque je revins sur l’eau, un dernier conseil de l’intelligence vint à la lumière de ma volonté : « Sur le dos, couche-toi et maintiens-toi avec les mains. »
« Je tourne, je culbute. Ma cuisse semblait une plaie et une courbature épouvantable à la fois. En sus, je l’aurais jurée prise dans un étau qui la broyait.
« Je parvins à m’étendre. J’avais le ciel devant les yeux, un ciel couleur de pervenche, avec de petits nuages sveltes qui semblaient jouer à la marelle. Et au niveau de mon regard, la planité marine, avec ses millions de vaguelettes, et cette espèce de balancement du flot qui vient des vagues sous-marines, dans le golfe dont les fonds sont pleins d’écueils.
« Je me disais : "Isabelle, tu es fichue. As-tu encore ta jambe ? Un requin vient-il de te la trancher ?"
« Pourtant, je nageais doucement des mains, attentive à supporter ma souffrance, à ne point la laisser déborder sur mon désir de vivre.
« Quelles minutes !
Jacques écoutait et crut se rappeler quand était advenu l’événement. Il avait vu surgir de l’eau une Isabelle blême et défaite, ce jour-là, qui s’était laissé tomber sur la plage sans un mot. Elle y était restée ensuite épuisée et respirant lentement, jusqu’au coucher du soleil. Il avait cru à un jeu, puisqu’elle se taisait obstinément.
La jeune fille continua :
— À mi-route du bord, la crampe me prit l’autre jambe… Je flottai ainsi trois minutes sans pouvoir progresser. J’avais une peur terrible de la crampe dans les épaules et croyais même la sentir venir.
« Ça y était presque, Jacques ! Mais vous savez quel orgueil j’ai. Je voulais me sauver seule ou disparaître. J’en avais décidé ainsi.
« Ce qui est affreux dans de tels cas, c’est qu’on se crispe et on se fatigue dans l’immobilité et que le mouvement est affreusement pénible. La douleur remontant le long de mon ventre, paralysait jusqu’à ma gorge. Il me restait juste les poignets pour vivre. Je repris mon avancée, doucement. Enfin, je perdis conscience, tandis que mes mains sortaient de l’eau et y rentraient rythmiquement, en fidèles pagayes. Et c’est ce qui me sauva, ce mécanisme.
« Un temps que je ne pus mesurer passa ainsi. Enfin je fus réveillée par les galets qui me frottaient le dos… j’étais sauvée !
Jacques l’embrassa à nouveau. Fougueuse, elle lui rendit son baiser profond.