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Une heure de désir/21

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Mais je sais bien qu’un d’eux demanda grâce
Et que Thérèse aima le châtiment,
Car la fillette, après son infortune,
Au bon pasteur essoufflé, haletant,
En soupirant disait encore : rien qu’une ?

DÉSAUGIERS, Contes en vers

— Isabelle, ce souvenir me bouleverse, car j’ai tout vu, ce jour-là, sans rien deviner.
Elle sourit :
— On ne devine pas grand-chose, allez, de ce que pourtant l’on voit…
La vérité de cette phrase paradoxale frappa le jeune homme. Il répondit :
— C’est vrai que la philosophie ne trompe point quand elle affirme l’inconnaissabilité de tout.
Il passa la main sur le dos cambré, sur les lombes creuses, et la croupe de celle dont le corps semblait lui appartenir désormais :
— Isabelle, j’ai peur de vous déplaire.
— Une caresse ne peut qu’être agréable, Jacques, tout le moins dans son intention…
Il chuchota :
— Ce n’est pas assez.
Elle laissa sa tête tomber sur l’épaule de l’homme.
— Commande-t-on à sa sensibilité, et peut-on faire qu’une sensation neutre ou déplaisante soit agréable ?
Il ne sut que répondre. Puis il s’enhardit.
— Et si je vous caresse, Isabelle, comme ceci, cela vous sera-t-il désagréable ?
Elle eut un petit rire léger.
— Non, Jacques !
Il la regarda et crut ne la point reconnaître. Elle venait de changer sa physionomie, de donner au reflet plastique de sa pensée une nouvelle forme et un nouvel aspect.
Oh ! c’était bien toujours Isabelle, toujours les mêmes lèvres incarnadines, trop luisantes et gonflées, qu’on eût voulu soulager de leur sang. Toujours le même visage oblong, étroit et spirituel, avec ces yeux aux lueurs violacées et orangeâtres. Toujours le même front têtu et intelligent et si les paupières se bistraient toujours plus, il en savait la raison…
Mais, au lieu de cette image où il croyait lire tout à l’heure le vice et la cautèle, il ne savait quoi de pervers et d’inquiétant, il trouvait maintenant sur le même masque une reposante candeur, une innocence délicate, et le sceau même de la sincérité la plus pure.
Pourtant, rien n’avait changé, que lui peut-être ?
Au fond, Isabelle changeait aussi. Elle en avait conscience. Elle s’abandonnait maintenant avec une pudeur neuve et spontanée, elle qui, il n’y a qu’un instant, se vantait de trouver du plaisir avant le contact du mâle, rien qu’à connaître le désir dont elle était l’objet. Une stupeur emplissait cependant l’âme du jeune homme. Il croyait positivement ne posséder jusqu’ici aucune naïve sentimentalité. Or, il était obligé de se retenir pour ne pas prononcer maintenant d’enfantines bêtises, pour ne pas singer mille puérilités charmantes et réclamer des preuves d’amour à la façon des amants lamartiniens. Il goûtait la forme bavarde du bonheur.
Il dit :
— Isabelle, tu sais qu’il y a fort longtemps que je t’aime. Ce n’est pas bien d’avoir attendu aujourd’hui pour te le laisser dire.
Elle pensa, très loin dans son attention, qu’en effet, dix fois pour le moins, il avait tenté de l’étreindre d’un peu près. En auto et dans la cabine des bains surtout, parce que certains jours toutes les autres étant prises, ils s’étaient dévêtus ensemble, une fois même cela s’était aggravé, en promenade, dans un joli bois de pins dont l’odeur balsamique excitait comme une caresse. Au casino encore, certains soirs du récent été, ils s’étaient trouvés seuls dans un salon après les contacts lascifs d’une danse longue et ardente, parmi dix couples d’amants. Alanguie, elle avait bien failli céder…
Elle se souvenait de tout cela. Chaque fois pourtant elle s’était reprise à temps. Non qu’elle manquât d’amitié, d’affectation même à l’égard du jeune homme. Mais ces sentiments restaient dans le domaine banal, hors des barrières à l’intérieur desquelles se tient l’amour.
Comme une solution sursaturée cristallise lorsqu’on y introduit un ultime fragment du corps saturant, il avait fallu ce mot délicieux échappé aux lèvres de Jacques et qui témoignait, en plus de son désir sexuel, de son ardeur cachée, de sa tendresse, de son amour : le mot « chérir ». Alors, l’amour dissous en elle s’était cristallisé en bloc.
Et Isabelle, à cette heure, débordait d’amour.
Les sens, elle les oubliait durant ce contact qu’elle eût voulu prolonger indéfiniment. Non point, au demeurant, qu’elle ne fût sensuelle. Toutefois, vierge au sens strict du mot, n’ayant jamais connu l’homme, elle ne pensait pas que les voluptés de la possession fussent autres que celles dont elle avait eu depuis longtemps la connaissance, tandis que l’amour tendre lui était une révélation. Elle se souvenait, fillette, dans un lycée, des baisers rageurs et délicats d’une amie, qui, depuis lors, était devenue célèbre au Barreau.
Elle gardait encore l’exacte mémoire des attouchements à la fois douloureux et pâmants d’une féroce et dominatrice adolescente de son âge qui était adorée de toutes et aimait avec une passion de panthère. Celle-là, toute jeune, avait acquis une sorte de gloire, comme la première aviatrice qui, seule, fût allée en une étape de Paris à Alger.
Elle avait cru, avec celle-là et d’autres, réaliser tout ce que prétend l’amour de l’homme. Elle ignorait que pût dormir aussi au fond de son corps un besoin caché, mais persistant de protection virile, un goût poétique pour les baisers et les marques de désir sentimental venus d’un possible amant.
À cette heure, elle jouissait donc de ce plaisir. Tout neuf, il ne revêtait pourtant aucune figure lascive. Un moment plus tôt, elle avait connu le frisson de la volupté satisfaite, pour des baisers semblables à ceux qu’à cette seconde précise Jacques lui dispensait. Et tout à l’heure, elle prétendait être pure, quand précisément une joie onanique la secouait. Maintenant, prête à se donner, elle eût voulu se découvrir une pudeur à abandonner.
Son intelligence était chaste, sans doute. Mais si l’esprit en elle se pervertissait dans le sentiment, son corps y retrouvait sa pureté. Elle avait donc, de se sentir frôlée, caressée, attouchée, la seule satisfaction de complaire à celui qui l’étreignait. Elle ne vibrait plus toutefois au centre de son organisme devenu muet.
Isabelle était d’ailleurs profondément émue de trouver à son nouveau plaisir altruiste une saveur fraîche, délicate, exquise, qui lui emplissait la gorge de légers et imperceptibles sanglots.