Une heure de désir/23

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Nous avons vu qu’en France et en Italie, qu’on regarde comme les pays les plus civilisés de l’Europe, les femmes considèrent le sentiment de la honte comme une faiblesse et la délicatesse comme un ridicule…

Histoire des Femme, par M. DE CANTWELL, 1791

Isabelle quitta d’un mouvement sec la robe chinoise et la jeta sur un fauteuil. Elle resta cinq secondes érigée comme une fleur devant Jacques frissonnant.
Tout à l’heure, c’était une fillette audacieuse, perverse et qui calculait ses gestes. Elle avait des clins d’œil, des cambrures, des profils perdus, des manières de se joindre les jambes, de hancher ou de sourire qui venaient droit de l’art et de la mode. Telle manière de se profiler était dans une toile de Boucher. Telle autre de se placer les pieds en équerre, avec une jambe fléchie en avant et l’autre tendue, sortait de la statuaire grecque.
Il y avait également des poses acquises d’après les mannequins des Galeries Lafayette.
Ainsi, de cette attitude spiralée qui consiste à se placer des hanches aux épaules dans un autre plan que des genoux aux hanches. Tout cela, c’est la femme même. La culture d’Isabelle se retrouvait dans la façon, tout impériale, et issue des portraits de Reynolds, dont elle toisait les gens en les écoutant. Elle avait aussi une méthode curieusement militaire de parler en effaçant les coudes et en bombant le torse, comme le soldat au port d’armes, cela lui venait de la gymnastique suédoise, qu’elle pratiquait chaque matin avec application.
Et son regard, tantôt oblique, tantôt net et dilaté, parfois atténué par l’abaissement léger des paupières, d’autres fois oscillant et trouble, avait été étudié aussi. Il y avait là tantôt du Van Dongen et tantôt du Fragonard. Certains tics hissaient des petits retroussés chers à la Vie Parisienne, d’autres cherchaient spontanément à rappeler les figures des fresques pompéiennes.
Ainsi, d’ailleurs, se font les personnalités, par stratifications innombrables. Jacques savait bien qu’il en fut de même pour lui. Il avait dans sa pensée, un peu de Restif de la Bretonne, ce priape typographe, et du messie cathare, ce Pierre Autier que vécut au temps de François d’Assise, plus pur, plus juste, plus humain que l’homme d’Assise et qu’on brûla en quelque ville du Languedoc après vingt-cinq années d’apostolat. Il se sentait largement fourni en idées de Joseph Prudhomme, mais elles se relevaient de quelque anarchisme élégant. Il s’inspirait lui aussi des estampes et des tableaux, pour vivre. Seulement, il en gardait conscience et s’en agaçait plutôt, tandis qu’Isabelle…
Elle avait quitté le caparaçon de sa ceinture et roulé posément ses bas pour qu’ils ne tombassent point, privés de jarretelles. Cela marquait en elle un tel entraînement à la vie sociale et une si parfaite soumission à ses règles que Jacques en fut soudain jaloux.
Elle hésita, regardant en coulisse le jeune homme dont le regard était tourné vers le tapis. Il la percevait pourtant toute sans la dévisager, et même mieux, peut-être, que l’œil placé de face, car l’image des hanches d’Isabelle venait au lieu le plus sensible de la rétine et s’y analysait en son agaçant détail… Il la vit enfin quitter sa culotte. Elle avait rougi. Elle se mordait les lèvres. Mais, acceptante, elle retrouvait sa volonté pour mener, sans faillir et sans fausses pudeurs, les choses attendues à leur conclusion formelle.
Car elle allait se donner, Jacques le comprit.
Il en eût au fond de lui-même un plaisir âcre qui préfigurait celui dont il jouirait bientôt. Mais à cette sensation se mélangea soudain une sorte de déception, car l’homme veut avant tout que la femme soit conquise. Et il eût préféré rencontrer quelque résistance plutôt qu’une acceptation totale.
C’est qu’une plurimillénaire hérédité a accoutumé le mâle au viol. Viol dont le mariage a réduit les difficultés, par les cérémonies dont il l’entoure, à quelques agréables batailles semblables, au fond d’un lit, aux tournois du Moyen Âge. On se donne l’illusion de vaincre un gibier déjà convaincu de sa défaite par des discours officieux et les pompes de la fête maritale. Mais l’illusion est charmante et propre à rehausser l’orgueil de l’époux…
Ainsi Jacques songeait, sur la pente de réflexions presque attristées, qu’il eût préféré voir Isabelle batailler, comme elle faisait une demie-heure auparavant, et ne succomber qu’à la force. Il ne se souvenait plus de son incapacité athlétique à la dominer.
Comme il était fort intelligente, il comprit toutefois très vite l’absurdité d’une telle songerie. Isabelle n’était pas une servante de ferme, qu’on trousse au pied d’une meule de foin, qui lutte pour rire et en tout cas se donne finalement pour son plaisir. La jeune fille, il le devinait, voulait, maintenant, racheter ses insolences précédentes et le plaisir qu’elle avait pris deux fois par lui, sans lui et en se moquant de lui. Tel est bien le sens des âmes modernes et surtout chez ces adolescentes. Puisque trompeuses étaient jadis leurs aïeules, elles ont décidé de s’armer d’une exclusive sincérité, même à leurs dépens…
Celle-ci, tout en riant des hommes et des morales, avait un si aigu besoin d’équité, qu’elle poussait le goût de la loyauté au degré optime.
Elle avait ri de Jacques, elle s’était gaussée de lui elle avait même avoué tirer de ses embrassements une jouissance intime. Maintenant, elle se reconnaissait débitrice de tout cela et allait donc payer. Il serait faux de dire qu’en quittant sa mince et médiocre culotte elle fut transportée de bonheur à l’idée d’abandonner tout à l’heure sa féminité à un mâle. Il faut que cet abandon soit le fait d’un délire ardent et enthousiaste pour que la femme y consente avec une allégresse totale. Mais l’intelligence a cette face peu connue des psychologues qu’elle crée des obligations nouvelles à ceux dont le raisonnement est pur et qui ne doutent point d’eux-mêmes.
Voilà donc pourquoi Isabelle, ayant d’abord décidé qu’elle aimait décidément Jacques, en conclut qu’elle lui devait quelque chose d’elle-même. De là à admettre qu’elle se donnerait à lui il n’y avait qu’un pas. Et l’image de ce don, toute déplaisante qu’elle fût, la représentation d’un acte dont elle n’ignorait pas qu’il fut difficile et douloureux, n’auraient pu l’arrêter. Elle avait d’ailleurs une grande foi en sa volonté et il lui semblait impossible qu’un acte logique et judicieux fût totalement mauvais.
Jacques la vit enfin nue. Il avait sur le nerf optique, là où la sensation visuelle est le plus nette, où elle perce comme une aiguille, le lieu même du beau corps offert où il voulait étancher son désir.
Elle avait croisé les bras, sombrement, et semblait dire : « Qu’attends-tu ? »