Une heure de désir/25

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Et l’enfant répondit, pâmée
Sous la fourmillante caresse
De sa pantelante maîtresse
Je me meurs, ô ma bien aimée !

PAUL VERLAINE, Les Amies, Été

Jacques, dans la mobilité perpétuelle de sa pensée, comme chacun de nous, se sentait plus désireux de persister dans l’effort dont il commençait de sentir la récompense. C’est une tendance d’ailleurs fort répandue. On a vu des bohèmes, sans nul ordre mental et de vie désorganisée, devenir soudain, au jour où le succès leur venait en quelque route, des théoriciens de l’efficience la plus méthodique et la plus rationnelle.
C’est une observation dont les sociétés ne se sont jamais avisées, qu’il est facile de donner le sens de la logique et des classements de valeurs rien qu’en apportant aux gens l’illusion de la réussite. Jacques était naguère inerte, incapable de comprendre par quelle voie il assouplirait la rigide Isabelle aux grâces de l’amour. Maintenant qu’il savait l’émouvoir, il ne connaissait plus aucune hésitation. Il eût presque voulu, tant le sadisme, ou plutôt la cruauté voisine de près le désir amoureux, la faire souffrir de joie. Il s’acharna avec méthode et précaution à parfaire le délire dont elle était possédée. Il sentait le corps vibrer avec lenteur, se rétracter, puis relâcher tous les muscles et c’étaient des houles rythmiques qu’il commandait d’un simple baiser.
Il s’y donna comme à un jeu, heureux et amusé à la fois. L’homme en lui connaissait l’orgueil d’une sorte de création et celui de tenir en main une bête souvent rétive. Il avait aussi un peu de cette prétention qui laisse admettre qu’on est seul à bien connaître les rouages d’une machine très complexe.
Et il la faisait fonctionner pour lui-même, cette machine, avec la conviction sincère que personne n’eût été capable d’en obtenir un tel « rendement ». Mais, et c’est ici un des mystères de la psychologie sexuelle, la joie d’Isabelle rapidement s’atténua et ne fut plus qu’un simulacre. C’est un fait que les couples sont bien mieux harmonisés par leurs plus savantes hypocrisies que par leurs sincérités. Isabelle savait qu’en cet instant Jacques se fût froissé qu’elle lui demandât l’heure, ou voulût fumer une cigarette. Il lui fallait singer le délire… Or, les premiers frissons qu’il avait créés en elle par son baiser étaient vite disparus. En ce moment, ce n’était plus qu’une sorte d’âcre chatouillement, un peu douloureux, pas trop. Cela agissait pourtant sur son organisme, lubrifiait au fond de son corps des mécanismes subtils et enchevêtrés sans amener aucuns délices à la conscience.
Et le tragique malentendu qui dure depuis des centaines de siècles se perpétuait encore, entre ces deux amoureux de haute intelligence. Ils ne pouvaient dire leur pensée secrète sans blesser le partenaire. Ils ne pouvaient cesser de singer des émotions absentes sans perdre un amour qui pourtant les sanglait tous deux.
Enfin, avec la finesse et l’art féminin, Isabelle de ses deux mains lentes, se dégagea du baiser de Jacques. Elle éloigna la bouche gonflée et avide, elle s’assit doucement, sans lâcher les tempes du jeune homme, et dit :
— Assez, Jacques !
Il voulut lui échapper et tenta, poussé par une vanité victorieuse, de reprendre le jeu.
Elle avait connu les secrets de ces baisers féminins, et savait aussi bien les diriger que les écarter. Souriante, elle sut maintenir Jacques à distance, et une légère raillerie voltigea sur ses lèvres.
Il dit :
— Isabelle, sois à moi !
Il y avait, dans cette phrase poncive, une demande qui ne se formule point avant la minute où l’érotisme des formules devient nécessaire. Isabelle n’y pouvait répondre sans diminuer le don qu’elle faisait depuis un moment. Ne s’était-elle pas mise nue ? N’avait-elle pas gémi de craindre d’être méprisée pour sa nudité ? Ne venait-elle pas de donner d’elle-même un peu plus de vrai que ne requiert l’acte d’amour ?
Elle passa les paumes sur les joues de Jacques. Elle voulait parler et craignait les mots. Dans la vie, en matière de politesse, de négoce ou d’indifférence conversante, la syntaxe suffit pour tout dire. Les nuances qu’elle délaisse ne sont aucunement indispensables. On admet d’ailleurs, comme une convention tacite, que les idées sont comprises lorsqu’elles laissent la moitié en plus de leurs sens hors des vocables qui les veulent exprimer ; mais en amour, lorsque deux amants s’étreignent, posent chacun leurs lèvres sur le corps de l’autre, et voudraient exprimer ce qu’ils ressentent avec toutes les hésitations, les ondulations, le tracé même de leur conscience, ils sentent les mots impuissants. Jacques n’était pas au même point de nervosité qu’Isabelle, parce qu’il aimait à se contenter d’approximations. Mais elle aurait voulu trouver une formule possédant à cette minute la puissance magique de convaincre et d’épuiser la pensée.
Problème insoluble. Elle le sut et avec ironie, regarda sa propre posture. Elle semblait une fille désormais, une prostituée qui cherche des frissons spéciaux. Sa nudité ne possédait au fond aucune des vertus qu’elle aurait voulu y introduire, ni la pureté, ni la sincérité, ni même la générosité. C’était une nudité d’estampe galante. Elle avait un coussin sous la croupe, et un autre sous la jambe gauche, ce qui aggravait leur écart. Appuyée des poing clos sur le divan, elle sentait un prodigieux dégoût d’elle-même monter dans sa chair. Et elle ne put se dispenser de dire, en son for, que Jacques, avec son air d’eunuque vicieux, en cette seconde, semblait un bien piteux amant…