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Une heure de désir/26

La bibliothèque libre.

À vos succès mon sexe contribue ;
Mais du triomphe il n’a point à rougir
Il convertit en donnant du plaisir,
Il persuade, et jamais il ne tue…

PARNY, La guerre des dieux

Isabelle murmura avec lenteur :
— Je suis bien nue.
Elle voulait exprimer son désir de voir Jacques se dévêtir.
Il répondit naïvement :
— Pas trop, ma chérie.
Elle reprit en riant :
— Plus que vous.
Il la regarda. Elle continua :
— Oui, le vice, la tare, le malheur, c’est l’inégalité de nos vêtures Jacques, je suis une grue, en ce moment.
— Ma chérie ! murmura-t-il, offusqué.
— C’est ainsi. Que ne me ressemblez-vous. Nous serions deux amoureux, enfin.
Sa réflexion contenait une si discrète raillerie, avec d’ailleurs un arrière-goût d’émotion si tendre, qu’il se leva dans un geste approbatif. Voilà dix minutes qu’il caressait Isabelle et sa posture était exténuante. Il sentit donc ses muscles tirer, comme des engrenages mal graissés. Une souffrance aiguë lui vint de l’échine. Il resta trois secondes, profondément humilié et crispé, avant de pouvoir se remettre droit. Ainsi la vie et la mort se rappellent sans cesse aux amants.
Elle avait deviné et voulut le consoler.
— Jacques, m’aimez-vous ?
— Isabelle, en doutez-vous ?
— Même sans nul doute, on aime à s’entendre redire certaines choses…
— Je vous aime.
— M’épouserez-vous ?
Il ne sut que répondre, tant cela le surprit. Elle était plus riche, plus notable, plus lourde, d’un point de vue social, qu’il ne se sentait lui-même. Pourtant, il lui restait le vieux préjugé du mariage pur. Il aimerait à conduire à son bras, certain jour cérémoniel, une vierge vêtue de blanc, et dont, en s’excitant l’âme et le corps, il flairerait tout un après-midi la chair. Ce, jusqu’à l’heure de la possession qu’on nomme sacrifice…
Il sentait d’ailleurs bien tout ce que ce désir a d’enfantin et de bourgeois. Il n’ignorait aucunement l’absence complète de relation entre le mariage et la vie, entre le cérémonial dont en entoure l’opération d’une dévirginisation et la façon dont deux époux s’entendent pour vivre ensemble sans trop se faire souffrir. Qu’importe, il hésitait à répondre à la question d’Isabelle.
La jeune nue eut un rire léger.
— Croyez-vous que j’ai besoin de me voir épouser, Jacques ? Non, n’est-ce pas ? Je vous demandais cela pour savoir ce que vous répondriez simplement.
Il comprit une fois de plus que ses préjugés ne pouvaient qu’abaisser le meilleur de sa pensée. Il aurait voulu être juste, être loyal, aller dans la vie avec plus de beauté morale qu’un preux… Car les preux, on ne l’ignore point, n’étaient tels qu’avec ceux de leur caste. Tout leur était licite sans honte ni vilenie, à l’égard de l’hérétique, du vilain, du « sarazin », et d’autres encore…
Tandis que Jacques eût voulu être un pneu devant l’univers entier « kantiennement ». Il dit à Isabelle :
— Oui, ma chérie.
— Vous voulez m’épouser ?
— Je le veux.
— Rassurez-vous donc, Jacques, reprit-elle. Je ne songe point à vous imposer ma personne. Si nous pensons vivre notre existence côte à côte, vous aurez le temps et le droit de réfléchir avant d’en décider.
— Vous savez, fit-il, que je suis têtu et ne reviens jamais sur ma parole.
Elle eut un hochement de tête mélancolique.
— Nous en reparlerons. Je vous promets, en tout cas, de ne point vous rappeler votre engagement d’aujourd’hui. Il vous sera licite d’en prendre d’autres.
Elle hésita :
— Car je ne voudrais vraiment pas vivre avec plusieurs amants. Le mariage canalise les choses. C’est un principe d’organisation dans la vie…
Elle parut rêver.
— Pour être une femme vraiment libre, une femme moderne, il faut avoir le courage, en le désavouant, de pratiquer ce que nos aïeules nommaient la vertu…
Isabelle se saisit les seins et fit un geste voluptueux d’une célèbre statuette trouvée à Pompéi.
— Voilà, Jacques. Il ne sera permis qu’à nos filles de laisser la liberté fleurir dans leurs actes et leurs sentiments à la fois…
Il se dévêtait avec hâte, pendant ces paroles, en suivant avec une attention passionnée les réflexions de la jeune fille. Elle paraissait à cette heure une brune incarnation de ces âmes philosophiques, douées toutefois d’un beau corps, comme en vit la douce Hellade des temps heureux.
Elle parut ne le point voir, tandis qu’il s’efforçait, sans gestes faux et sans ridicule, de devenir comme elle une statuette de chair nue.
Isabelle reprit, avec une tristesse au fond de sa voix musicale :
— C’est notre destin, je crois, depuis la naissance des civilisations, de ne pouvoir mettre nos pensées en accord avec nos actions. Si je vis avec un amant, avec plusieurs amants, je n’aurai point cette médiocre félicité sociale qui est de tenir un rang orgueilleux dans le monde où je suis née. Et l’on dira que j’ai fait des théories pour satisfaire mes mauvais instincts. Je tiens à mes idées, Jacques, mais pourquoi mépriserais-je la société, puisque je dois y passer la durée de ma vie ?
« Être Robinson dans son île, ou alors faire au monde, en reconnaissant sa stupidité, les concessions qui m’accordent dans mes actes avec lui. Pas d’autre choix. Il faut être solitaire ou bourgeoise. Je suis riche, au nom de quel préjugé renversé abandonnerais-je les joies que promet ma fortune ? Elles valent celles que donne l’esprit, pour celle qui a déjà l’esprit…
Jacques avait saisi un pyjama aux fleurs soufre, amarante et chair, au fond doré, à bordure noire. Il put vertigineusement s’en revêtir et s’approcha de la rêveuse qui s’était interrompue et, de ses doigts fins, lissait ses seins.
Il la prit par les épaules et s’assit à son côté. Il sentait les mots le pénétrer et fermenter en lui comme des graines aux germinations immédiates. Elle reprit :
— Avoir le préjugé de n’en point avoir, c’est encore une sottise. Avoir ceux que l’esprit nécessite pour penser et agir ensuite selon ceux – différents – que le monde réclame, pour tirer profit et plaisir de la vie. Telle est la clé. Nous nous épouserons donc, Jacques. Si vous savez m’aimer, je serai une femme fidèle. Sinon, d’un commun accord, nous organiserons notre existence d’une autre façon. Ce que je veux, c’est d’être liée à un homme qui soit mon égal, mais qui consente me reconnaître égale à lui. Confiance pour confiance. Jacques, qu’en dites-vous ?
Il la saisit par les épaules et la coucha sur le divan.
— Je dis que je t’aime, Isabelle. Assez d’idéologies. La vie nous mènera selon, son gré. Ce que je veux, c’est ta chair. Si tu ne m’aimes plus un jour, tu sais bien qu’aucun souci ne te sera loisible. Le monde sera à tes genoux…