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Une heure de désir/3

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Nous placerons dans cette petite tête tous les principes du libertinage. Nous l’embraserons de nos feux, nous l’alimenterons de notre philosophie, nous lui inspirerons nos désirs, et comme je veux joindre un peu de pratique à la théorie, je t’ai destiné, mon frère, à la moisson des myrtes de Cythère.

MARQUIS DE SADE, La Philosophie dans le Boudoir, 1795

La porte est devant Jacques, la porte du dehors, toute chargée de symboles, quoique, en vérité, fort vulgaire en sa couleur chocolat moisie. Derrière, il y a la mystérieuse personne qui vient de sonner.
Il se dit :
— Si c’est un ami, je le balance :
« Allez, ouste, mon vieux, j’attends Aspasie, Chloé, Héloïse, la douce O’Morphi et bien d’autres séductrices… » Je vois sa stupeur. « Mais oui mon pote, tout ça dans une seule, et enfin… »
Il ouvre avec lenteur.
D’abord, on voit un bout de cage d’escalier, puis l’ascenseur, puis…
Gracile, brune, droite comme un lys, la figure attentive et sérieuse, tenant son parapluie tom-pouce comme un écuyer sa badine, une délicieuse jeune fille est là.
Jacques ouvre en grand, d’un coup.
— Ah ! Isabelle.
Elle le toise avec un rien d’ironie et on y lit le désir immédiat de mâter d’abord celui à qui elle vient peut-être se donner.
Aussi, sans politesse, brutalement, elle jette :
— Dites, Jacques, vous avez de l’ataxie locomotrice ?
— Mais non ! pourquoi ça ?
— Alors, c’est plus grave, vous avez probablement dormi un somme en venant ouvrir. Maladie du sommeil, trypanosomiase, Jacques, vous êtes foutu !
Et elle entre d’un pas dansant, la taille cambrée, la bouche riante, devant le jeune homme un peu ahuri.
Il referme avec prudence. Elle remarque :
— La maison est à vous ?
— Pas du tout !
— Ah ! je le croyais, à vous voir prendre tant de précautions pour ne pas détériorer porte et serrure. On aurait dit un probloque qui craint d’avoir à faire des réparations…
Comme il se retourne vers elle, afin de la contempler, de sentir qu’il détient enfin chez lui ce Transvaal bourré de diamants, cette roseraie, ce palais d’une Belle-au-bois-dormant, qu’est une authentique jeune fille dont on a beaucoup rêvé, elle coupe sa rêverie au couteau :
— Oui, oui ! Bonjour, Jacques ! vous ne fermez donc pas ça ?
Elle désigne le verrou.
— Je veux bien, mais soyez tranquille ! La serrure tient.
Elle hausse les épaules avec une nargue discrète, mais qui veut être vue, et riposte :
— Oh ! vous avez bien des copains ou copines assez familiers pour détenir la clef de votre palazzo. Alors, je préfère qu’ils ne me tombent pas sur le dos. Je ne suis pas venue pour assister à la revue du 14 juillet…
Il rit.
— J’ai moins d’amis que vous ne croyez, et personne n’a mes clefs.
— On dit ça…
Il ferme soigneusement le gros verrou, et, pour finir de rassurer sa charmante compagne, avec des gestes de grand avocat d’assises, il accroche la lourde chaîne qui vient barrer la porte.
— Tiens, vous attachez Médor avec ce câble d’acier ?
— Mais non, c’est contre les voleurs.
— Ah ! et moi qui vous croyais partisan de la reprise individuelle… Alors, vous vous défendez déjà contre les camarades-bandits. Voilà bien les hommes !
Il riposte, un peu blessé :
— Mais je ne suis pas du tout partisan de la fripouille ni l’ami des cambrioleurs, je suis un bourgeois… Un bourgeois libéral, mais qui n’ouvre pas sa turne à tout le monde.
Elle murmure sèchement :
— Ça se voit. Vous devez avoir des fonds russes et faire partie d’une société mutualiste.
Il la suit, tout désemparé.
Elle est magnifique, vue de dos. Mais pourquoi ces moqueries ? Un homme est un homme, quoi ! Voyez-vous quelqu’un, possédant des livres de prix, des objets d’art, des bibelots précieux, de l’argent, enfin, laisser sa porte bâillante à tous venants ?
Ils entrent tous deux dans le gentil salon. Il attend la phrase type, le cliché nécessaire, qui fait si bien sur tous les décors : « Comme c’est gentil, chez vous ! »
Isabelle n’a aucun souci des traditions. Elle fait deux pas dans la pièce et regarde juste l’étiquette de la bouteille de Porto disposée avec deux verres et une jatte de petits fours, sur un guéridon art-nègre. Alors elle dit :
— Pas mauvaise, Jacques, votre vinasse. Vous savez, j’ai soif…
Il est positivement suffoqué par ces façons cavalières. Et dire que cette petite-là est l’enfant chérie d’un gros financier, richissime. Elle fut bien éduquée, elle est aussi diplômée que lui, c’est une jeune fille du monde. Qu’en doit-il être des filles du peuple ? Il sent venir à ses lèvres une indignation nettement issue des œuvres de Paul de Kook et d’Henri Bordeaux, et il jette :
— Sans doute vous y connaissez-vous mieux que moi en Porto ?
À peine dite, la phrase lui paraît ridicule et poncive. Sa partenaire le voit et s’esclaffe. Son rire semble à Jacques d’un cristal déplorable et en quelque sorte humoral. Il tinte joliment, mais on y devine les pailles du vice. Métaphores stupides d’ailleurs, juste valables pour inauguration d’un marché-aux-oies, en province, par un député centre-droit.
Il le sent et s’irrite.
Isabelle s’assied enfin d’un air las.
— J’ai la pépie, Jacques, allez au refile d’un glass de votre Porto !
— Vous parlez argot comme une habituée des bals-musettes, Isabelle.
— Gy, mon poteau ! C’est la fille du duc de Miramar qui me l’a appris.
— Et qui le lui enseigna ?
— Son danseur qui est un spécialiste.
— Un spécialiste, mais de quoi ?
Isabelle s’esclaffe et se saisit les seins pour mieux rire :
— Un spécialiste de l’amour, d’abord…
— Et puis ?
— Eh bien, Jacques, de toutes les sciences nécessaires à un bon maquereau…