Une heure de désir/4

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Alors les « forestiers » arrivent, et Nanna qui est, dit-on, la plus belle femme de Rome, se met nue comme un plat d’argent, comme un mur d’église, comme un discours d’académicien…

THÉOPHILE GAUTIER, Lettre à la Présidente, 19 octobre 1850

Jacques verse avec élégance, et tout comme un maître d’hôtel bien stylé, un verre de Porto blanc, pour Isabelle. Il laisse couler le filet de liquide qui luit, et sa main ne tremble pas… Mais elle remarque :
— Alors, c’est bien décidé, vous voulez vous faire garçon de café ?
Il la regarde, attristé de se sentir par trop incompris :
— Mais non, voyons, Isabelle !
— Dame, à vous regarder remplir le gobelet si prudemment, je croyais que vous faisiez de l’entraînement pour devenir barman. Vous aviez si bien l’air de « prendre un canter » avant d’entrer chez « Tout-va-bien » !
Elle boit avidement :
— Ah ! ça vous donne du courage.
— Il vous faut du courage, Isabelle, que craignez-vous donc ?
Elle le dévisage froidement, croise les jambes et tend la main vers un paquet d’Abdullah. On voit ses genoux sortis de la courte jupe, et la cuisse gauche assez haut. Qu’y a-t-il dans l’ombre où le regard s’arrête à mi-route ? Jacques ne peut s’interdire d’y penser. On dirait, ma foi, que la chair, en fixant bien, est visible jusqu’à la connxion. Cette petite dévergondée ne porterait donc pas de pantalon ? Jacques veut bien qu’une femme soit impudique, surtout avec lui… mais encore faut-il que cette impudeur ait de belles excuses ; la passion, l’amour, l’entraînement, ou le seul désir. L’impudeur sans désir est du vice…
Comme il continue de lorgner ce que la jeune fille laisse voir non sans complaisance, il se sent devenir furieux et pense :
« Je ne la toucherai décidément pas. Elle a par trop le gente putain. C’est dommage ! »
Mais son regard glisse soudain un peu plus haut. Elle a légèrement plié la jambe droite, et dans un triangle ouvert par l’étoffe plissée, il voit, il voit…
Elle interrompit catégoriquement cette rêverie, d’ailleurs vraiment impolie et digne au plus, Jacques s’en rend compte, d’un vieillard amateur de retroussés :
— Il ne marche donc pas, votre idiot de briquet ?
Jacques lève la tête :
— Il y a des allumettes.
Elle en flambe une et tire sur la cigarette. Ses joues se creusent, puis se gonflent. Une flamme minuscule jaillit et c’est ensuite un petit disque vermillon qui s’anime au bord de ses lèvres.
— Ah ! c’est bon ! Un peu de ‘’pive’’ et un ‘’papelito’’, pas d’erreur, Jacques, tant que la femme n’a pas joui de ces petites choses-là, il lui était interdit de se sentir heureuse…
Il dit :
— Vous êtes plus heureuse que vos aïeules ?
— Sûrement. On est libre, on va, on vient, on n’est pas toujours à se dire : que va penser le père ? que dira la mère ? que feront les grands-parents ?
Elle rit, répand une large traînée de fumée bleue avec sa bouche étirée en cul-de-poule, et continue :
— Le bonheur, Jacques, ça peut paraître quelque chose de métaphysique, pour ceux qui sont déjà heureux matériellement, puisque l’être humain est, par principe, insatisfait. Mais pour moi, qui suis d’une génération toute neuve, sans préjugés et sans désirs mystiques, pour moi qui ne crois à nul au-delà, le bonheur est chose abordable, simple et palpable : absence de soucis, facilité dans la satisfaction des caprices, et plénitude physique obtenue par des moyens immédiats. Ainsi, en ce moment, après le Porto et avec la cigarette, ça va !
Elle parlait avec aisance et sérénité. Ses mains vivaient seules, nerveusement, de son corps abandonné aux courbes du siège infléchi. On voyait s’agiter ses ongles roses, polis, en fer-de-lance et la lumière s’y accrochait. Elle changea la posture de ses jambes et surprit brusquement le regard de Jacques qui la déshabillait.
De nouveau, son rire sonna :
— On dirait, mon cher, que vous fourgonnez sous ma jupe avec un ringard.
Il fut éberlué par cette réflexion brutale, d’une poésie si sauvage, quoique réelle pourtant. La parole lui manqua.
Elle continua :
— Que regardiez-vous, avec cet air cafard ?
Il répondit, faisant effort pour sembler galant, lascif un peu, mais correct encore, même un rien cuistre académique, puisqu’il parlait à une jeune fille sans doute vierge :
— J’enquêtais sur vos dessous.
Elle eut un sourire léger et dédaigneux.
— Mes « dessous » ! Voilà bien une formule qui sent le temps des « tournures », et des manches-à-gigot. Vous n’êtes pas si naïf, Jacques, que d’ignorer combien ce que nous avons entre la robe et la chair mérite peu ce vocable pompeux…
Il murmura insolemment :
— En somme, vous allez toute nue.
Elle tira une bouffée de sa cigarette à demi-fumée, puis la jeta :
— Vous êtes un rien croquezouille Jacques ; tenez !
Et Isabelle leva sa jupe tranquillement. Elle était nantie d’une sorte de caleçon sans jambes, cosntitué par une languette de soie crème rattachant le devant de la ceinture à sa partie postérieure. Simple cache-sexe, en vérité, et si léger, si transparent, que la légère ombre correspondant en ce lieu à la couleur noire des cheveux de la jeune fille, restait fort apparente et pouvait tout au plus sembler atténuée, visible pourtant…
Elle rabattit la robe sans avoir l’air d’attacher aucune importance à cela.
— L’enquête est close, Jacques. Nous sommes encore plus couvertes d’ailleurs en cet endroit que les aïeules du temps des vertugadins. Alors, je l’ai lu, la culotte, le pantalon, le caleçon, ce qui, enfin, vêt les aines de la femme et ce qu’elles encadrent, ne pouvait être abrité, selon les confesseurs, qu’au grand dam de la chasteté… Ils voulaient, au nom de la morale, que nous fussions nues sous la jupe. C’était pour faciliter les pandours…
— Quels pandours, Isabelle ?
— Mais ceux qui entraient dans les villes prises. C’était régulier, jadis, la prise des cités. Cela se nommait « la guerre ». Alors, les femmes avaient besoin de se préparer d’avance, afin de ne pas ralentir l’entrain des soldats…
— Vous avez une façon de comprendre l’histoire…
— C’est la bonne. Le griveton d’ancien régime n’avait que ça comme solde : primo le culbutage des femmes, secundo le barbotage de leurs bijoux ; quitte à emporter bien sûr, les doigts avec les bagues et les oreilles avec les pendants. Oh ! nous avons, depuis lors, énormément baissé… C’était chic en ce temps-là…