Une heure de désir/6

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Pour les remèdes contre les excès des passions, j’avoue bien qu’ils sont difficiles à pratiquer de même qu’ils ne peuvent suffire pour empêcher des désordres, mais seulement pour faire que l’âme ne soit point troublée.

RENÉ DESCARTES, Lettre à Madame Élisabeth, janvier 1645

Jacques, durant que parlait Isabelle, avait écouté avec grand soin. Il comprenait bien que dans les réflexions de la jeune fille, pût se tenir, en ce moment de l’évolution humaine, l’avenir même de la morale.
Toutefois, il était comme ces nerveux qui craignent d’être débarrassés d’un ancien mal familier. Il voulait, certes, être de son temps, mais non point, bien entendu, parce que ce temps préface la forme prochaine et nouvelle de quelque heureux futur. Jacques était de ces bourgeois français qui ne veulent point entendre parler de l’avenir. Par principe, il le voyait en noir. Pour lui, par conséquent, aujourd’hui n’annonçait rien du tout. Il résumait seulement les vertus d’un long passé.
C’était d’ailleurs la raison même pour laquelle il ne voulait point renoncer à tant de préjugés charmants, polis par l’âge comme des bronzes anciens, patinés et attrayants comme des incunables.
Il pensait que la femme se doit à son rôle social, à ses proches, à la vie même et à l’esthétique des choses de ne point trop exalter sa personnalité. Il déplorait qu’elle acquît l’initiative et l’audace, par quoi la corruption et la débauche seront immanquablement enfantées…
Il ne se formulait pourtant pas ces principes sous la forme expresse et brutale que les mots expriment.
Il avait la pudeur de ses sentiments, et n’aimait pas trop, ayant la faculté critique assez aiguë, soumettre ses propres conceptions au jeu rationnel.
Comme beaucoup de nos contemporains, il consentait donc à se contredire. Il y avait en lui un logicien cultivé qui ne redoutait point les idées audacieuses, et un moraliste féru de « raison pratique », qui laissait dans la pénombre ses conceptions traditionnelles, avec un rien de honte secrète.
Par ce moyen, il vivait sans souffrir de son intime paradoxe.
En sus, s’il aimait Isabelle, c’était bien surtout pour la façon qu’elle affectait de traiter les règles de l’éthique par-dessous la jambe. Il restait malgré tout passionné pour les audaces de ctte adolescente, qui vivait selon les principes libertaires et non sans insolence.
Évidemment, le bourgeois, en lui, la tenait pour anormale. Afin de concilier les deux côtés de sa pensée, il en venait même à croire que s’il la possédait, il pourrait en profiter pour corriger ses défauts…
Par moments, toutefois, il redoutait un peu qu’elle fût supérieure à lui, et c’est ce qu’un homme reconnaît en vérité très rarement. Le fait-il même que c’est avec une douteuse sincérité… Cette idée lui était donc pénible sans diminuer son désir. Ne voulant combattre de face les idées que venait de développer la jeune fille, car il détestait les périls idéologiques, Jacques pensa alors les surprendre de biais et les réduire sans danger de ce chef. Il se mit donc à rire et toucha du bout des doigts le genou vêtu de soie qu’Isabelle étalait sans façons devant lui.
— Isabelle, vous vous grisez de belle logique, comme l’ont fait beaucoup d’hommes déjà. Mais, si je vous demandais, pour agir comme vous parlez, de vous déshabiller tout de suite, que feriez-vous ?
Elle eut à nouveau son rire joyeux.
— Le problème, Jacques, consiste d’abord à demander des choses qui soient dans le prolongement des actes en cours, et des idées sur-le-champ exprimées. Ce que vous dites vient comme cheveux sur une bisque, voilà tout.
— Mais non, puisque vous parlez d’obscénité, je voudrais voir en quelles limites vous accordez vos actes et vos paroles.
Elle eut un geste amusé, s’étala sur son siège et leva un bras en l’air :
— Vraiment, Jacques, vous êtes drôle. Quoi, vous jugez mes actes déjà trop bien harmonisés avec mes théories, et cette démonstration de ma sincérité ne vous suffit pas ?
— Pardon, mais…
— Verbiage, mon cher. Que voulez-vous de plus que la vérité. Je suis montée chez vous comme je me serais rendue chez une amie. Croyez donc que je ne manque pas de « cran ». En connaissez-vous beaucoup qui uniraient encore cela à la timidité ?
« Donc, ce que je dis, je le fais, je ne l’entoure pas de tonnerre comme si cela me venait d’une inspiration divine. Je ne cherche à scandaliser personne, d’abord, et conforme ensuite – autant qu’il se peut – mes actions à mes pensées, mais ce ne sont pas les vergognes qui me retiennent, voilà tout.
« La crainte d’actes attentatoires aux pudeurs et aux bienséances ne suffit certes jamais à me retenir si j’ai pris une décision. Ainsi, de ma venue ici. Et cela, selon moi, établit bien que je ne recule pas devant les conséquences de mes paroles.
Jacques ne pouvait que se rendre à ces évidentes constatations. Elles lui parurent irréfutables, et, pour cela, avec une mauvaise foi de politicien, il remarqua :
— Bah ! Vous savez bien n’avoir ici rien à craindre de mon affection.
Elle se mit à rire.
— Rien, sinon le pire. Pensez-vous, mon cher Jacques, que je vous tienne pour un agneau sans tache ? Notre commune amie Ethel, qui est prude et soumise, tout mon contraire, est venue vous voir. Je ne sais si son souvenir vous attendrira, mais elle m’a conté quelles épreuves vous lui avez fait subir, et comment…
Décidément, la conversation prenait une mauvaise pente. Jacques ne pouvait point nier la logique de ce qu’Isabelle lui exposait si solidement. Au demeurant, ces idées étaient depuis longtemps dans les limbes de son esprit… Mais il ne voulait point les amener à la conscience claire. Il préférait les vieux préjugés ancestraux. Ils sont agréables. On est habitué à eux. Ils ont la ductilité des vêtements usagés. Les nouveautés, au contraire, sont toujours déplaisantes. Elles gênent aux entournures. Voilà pourquoi Jacques ne voulait point discuter avec la jeune audacieuse. Il craignait aussi d’être vaincu, car en vérité, quelque chose malgré tout disait au fond de son cerveau : « Tu es un tardigrade et elle a raison… »
Il se leva donc et alla jusqu’à la bibliothèque qu’il ouvrit.
— L’autre jour, au bal, je vous ai dit avoir des livres curieux…
— Oui, vous m’avez parlé de cela à propos de la petite Elise Kah, que nous avons surprise en une posture… galante.
— Dites équivoque.
— Pas équivoque du tout. Elle avait la jupe levée et était assise amoureusement sur les genoux de ce grand dadais…
— Oui ! Hé bien, je vais vous montrer la scène dans une gravure qu’illustre un livre ancien.
— Faites voir !
Il apporta un petit in-12° relié en veau fauve, dont le cuir poli luisait.
— Tenez !
Elle ouvrit et se mit à rire silencieusement.
— Joli, ça ! Voilà qui est du dernier chic… J’ai vu cette scène, mais en moins gracieux, au cinéma…
— Vous avez vu du cinéma… nu ?
— Mais oui ! Oh, cette autre estampe avec ses six personnages, quels efforts il faudrait pour la réaliser ! Et celle-ci ! Je ne suppose pas que l’amour m’incite jamais à des jeux d’une complication aussi folle.
— Vous vous trompez peut-être, Isabelle. Nombre d’hommes – et de femmes – ne trouvent de plaisir qu’à ces acrobaties icariennes. Et vous serez, je crois, une femme passionnée.
— Merci !