Une heure de désir/7

La bibliothèque libre.

J’ai lu tout ce qu’ont dit Villon et Saint-Gelais
Arioste, Marot, Boccace, Rabelais,
Et tous ces vieux recueils de satires naïves,
Des malices du Sexe immortelles archives.

NICOLAS BOILEAU-DESPRÉAUX, Satire contre les femmes

Isabelle laissa enfin le livre et alluma une autre cigarette :
— Ce n’est pas drôle, au fond, ces trucs-là.
Jacques fut un tout petit peu blessé :
— Vous trouvez ?
— Oui. Moi, je n’ai pas l’esprit vicieux. Je ne vois là-dedans que de l’art possible. Or, il n’y a pas d’art dans ces juxtapositions déraisonnables de corps, tous placés, d’ailleurs, de façon à montrer contre toute raison ce qui d’eux-mêmes est en exercice, et par conséquent resterait dans la réalité invisible.
Il se tut. Cette Isabelle avait une façon de tout comprendre…
La jeune fille reprit :
— Vous en avez d’autres ?
— Des bouquins ? Mais oui ! Tenez ! voici un livre dont vous avez parlé tout à l’heure. Vous le connaissez ?
— Ah ! oui, du fameux marquis. J’ai lu cela. Cet effort pour débaucher une adolescente qui, peu à peu, passe de la chasteté à une abusive corruption, m’apparaît assez naïf et cocasse. Mais c’est ennuyeux, à la fin. On peut même dire franchement, je crois, qu’en matière de lascivité, rien n’inspire rien à personne. Ce que chacun fournit, c’est qu’il l’avait déjà en sa boutique…
Jacques eut un geste nerveux. Elle s’en aperçut.
— Je vous blesse sans cesse, mon pauvre Jacques. Que voulez-vous, je suis venue en amie, sans chercher midi à quatorze heures, converser un moment avec vous. Converser, c’est échanger des raisons. Je laisse donc la conversation aller où elle veut. J’ai des idées un peu sur tout. Par malheur, elles sont neuves. Je ne cherche pourtant pas à vous ébahir, ni à vous déplaire. Mais vous êtes bien un peu responsable si nous n’avons pu nous entretenir, jusqu’ici, que de choses, lesquelles touchant mes jugements, sont contraires aux vôtres.
Elle se leva souplement, avec un sourire en coin, et un regard luisant, féroce imperceptiblement.
— Allons, tout le malheur vient de ce que j’ai gardé mon chapeau. Qu’est-ce que vous en dites, de ce petit bibi ?
— Il est charmant.
— Allons, Jacques, ne boudez plus. Regardez mieux. Il est joli, hein. Ce semis de roses et de lilas sur la soie noire, c’est ce qu’on nomme une réussite. Je le quitte donc. Avouez que c’est prometteur…
— Oh ! pas de danger qu’on vous viole pour si peu qu’un chapeau enlevé.
Elle eut un petit geste de dédain, devant la phrase si vulgaire, et riposta :
— Une femme qui a peur d’abîmer son galurin ne se laissera jamais prendre, sachez-le ! C’est comme celle qui craint de faire voir un trou à son bas.
Il voulut introduire quelque ironie dans sa question lorsqu’il demanda :
— Vous avez eu l’amabilité de quitter votre chapeau. C’est, par conséquent, de bon présage, mais… vos bas sont-ils intacts ?
Elle s’était mise debout pour prendre une cigarette. Elle s’assit sur un pouf, devant Jacques, leva une jambe et dit tranquillement :
— Regardez-y vous-même.
Le jeune homme approcha une main. Il était un peu inquiet et craignait une inédite moquerie. Aussi la regarda-t-il avec une curiosité perspicace pour ne pas être trop ridicule.
Elle lui mit la jambe sous le nez. La chair, sous la soie, était longue, dure, cambrée. Elle demanda :
— Veuillez contrôler, mon cher. C’est une besogne pour les hommes. Ils aiment tant à palper ça…
— Vraiment ?
— Oui. Et puis, c’est extrêmement fragile, ces bas. Une maillme saute très bien sans qu’on le sache. Il faut y regarder de très près. Ah ! quel labeur d’être bien habillée !
— Il n’y a qu’une chose convenable pour celles que cela décourage : se vêtir comme nos aïeules.
— Oui ! avec des bas de laine et un faux-cul. C’est une idée. Jacques, vous êtes farci d’excogitations inédites. J’y penserai.
Il faillit s’irriter, puis prit la jambe et préféra l’admirer.
— Vous avez la chair aussi tentante que…
— Que quoi ?
— Je cherche ce qu’il y a de plus attrayant au monde.
— Ça dépend des goûts. La négresse de Mallarmé aimait autre chose que Corydon…
— Oui, je me souviens du sonnet lesbien :

Une négresse par le démon secouée
Veut goûter d’une frêle enfant aux fruits nouveaux.

Elle approuva :
— Pas mal, mais je n’aime que le dernier vers.
Puis, d’une voix marquante, disposant exactement les accents, les césures et les temps, elle articula :

Pâle et rose comme un coquillage marin.

— On ne peut rien vous apprendre, grogna-t-il rageusement.
— Tout, mon cher, seulement il faut prendre les choses par le bon angle. Mais examinez donc enfin si je me démaille.
Il se mit à genoux, posa la main sous le mollet, et remarqua alors :
— Diable, vous avez des muscles durs à en faire…
— Une plaque de blindage. Mais, mon ami, je suis une sportive, moi. Tous les matins, à poil, je fais une demi-heure de culture physique. Je fréquente les piscines et vous savez bien que le saut en hauteur m’est familier.
— C’est vrai, pas une grâce ne vous manque. Vous êtes belle, intelligente, spirituelle, athlétique, moderne, audacieuse…
Ce disant, feignant de regarder la soie tendue par la jambe charnue, il chatouillait les jarrets d’Isabelle. Sa main s’attardait en contacts légers et sauteurs.
Il remonta.
— Rien jusqu’au genou, pour ce membre-là.
— Bon ! merci ! c’est pas la limonade qui vous fera réussir, mais la bonneterie.
Il demanda, l’air faussement hésitant :
— Suis-je autorisé à examiner plus haut ?
— Faites, je vous en prie, c’est innocent.
Il reprit ses chatouilles sur la cuisse.
— Tiens, qu’est-ce que vous avez là ? Quoi donc ?
— Des piqûres, trois ou quatre.
Et il glissa la main, toujours en avançant, sans qu’elle bronchât.
— Ce sont bien des piqûres. J’avais quinze ans. Je ne sais qui me trouvait faible et débilitée. Alors on m’a instillé du cacodylate. Je dois être on ne peut plus arseniacale…
Et comme il posait un baiser sur l’emplacement, à peine devinable d’ailleurs, des piqûres, elle dit avec un rire narquois :
— Prenez garde ! vous allez vous empoisonner.
— Tant mieux ! riposta-t-il.
Elle marqua pour la première fois une émotion.
— Jacques, cessez !
Mais acharné, il portait son baiser plus loin…
Elle se défendit aussi âprement que s’il fût agi d’actes plus décisifs. Comme, malgré tout, elle voulait pourtant échapper sans bataille aux baisers déjà victorieux de Jacques, elle jeta :
— Vous êtes ridicule, mon cher !
Et le mot, pareil à une douche glacée, fit sur le jeune homme l’effet attendu.
Il articula sans grâce :
— Moins que vous !