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Une heure de désir/8

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Je mettrai en un même rang les mignons de cour et les dames qui n’ont jamais appris que d’être mignardées…

JEAN CALVIN, Excuses à Messieurs les Nicodémites

Les femmes sont toujours fort à l’aise dans les scènes de séduction. Elles connaissent parfaitement leur rôle, quel qu’il soit. Leur maîtrise s’atteste d’ailleurs à suivre l’évolution spirituelle du partenaire.
Comme elles savent se jouer de lui par des phrases choisies et savantes, soit pour attiser le désir, soit pour le refréner ! Quoi qu’on n’ait jamais eu de confidences précises sur l’entraînement qui permet la plus naïve de trouver régulièrement le mot juste dans les circonstances amoureuses les plus inattendues, il est probable que les fillettes de tous les milieux, sauf celles qui sont perverties très jeunes et trop sexualisées, méditent depuis leurs dix ans et avec une pensée déjà attentive et satisfaite sur l’amour et les actes qui y mènenet ou en résultent. Chez les filles à imagiantion romanesque, c’est la rêverie autour d’une éternelle idée de « prince Charmant » qui pose les jalons des actes futurs. Chez les autres, les prolongements possibles d’une rencontre, dont elles s’amusent à calculer les suites, servenrt à préciser les ambitions et les désirs.
L’ancre qui tient leurs raisonnements toujours attachés au fond de réalités stables, c’est la pudeur. Pudeur apprise, sans doute, mais d’abord intuitivement devinée par l’enfant perspicace et mutée comme un rite religieux. Dans son jeune souci de calquer les actes des grandes personnes, il connaît très tôt en effet la honte sexuelle, et les précautions dont la société entoure les manifestations extérieures de certaines volontés organiques.
De ce fait, il pratique vite les formes maternelles d’une fausse honte dont la conception éthique lui reste toute étrangère. C’est d’abord une façon de politesse, tout bonnement. À la puberté cette politesse prend seulement une apparence plus spontanée. Elle fait figure d’instinct. De là naît le trouble psychologique qui marque l’emprise de l’espèce sur l’individu, par le primat inconscient de la poussée génitale sur l’intelligence et le vouloir, et contre lequel l’éducation sociale dresse les digues de la « morale » ou impose le refoulement.
C’est selon le plan d’un divination psychologique exercée par la réflexion qu’Isabelle, au moment où Jacques tentait une conquête par une voie d’ailleurs habile et voluptueuse, réagit nettement en l’accusant de devenir ridicule. Une femme n’est pas sensible au ridicule intime. Seul, le ridicule social l’irrite. Mais l’homme, qui supporte souvent assez bien d’être burlesque en public, refusera privément cette atteinte à son orgueil de mâle.
Voilà pourquoi Jacques se releva soudain, avec un rien de colère au fond de soi. S’il n’avait pas été éduqué dans la courtoisie et l’hypocrisie nécessaires, puisque les premières impulsions sont si fréquemment brutales, il aurait répondu : « Vous avez bien l’air d’une petite grue ! » À remarquer ici que l’accusation eût été gratuite. Mais l’homme veut croire qu’en lui accordant le bout du doigt on lui promet tout le corps. C’est, quand il se trouve déçu, cette promesse imaginaire qu’il reproche rageusement à la femme.
Ainsi s’accomodaient des faits deux types d’âmes différenciées par le sexe. Isabelle, d’ailleurs, ayant mille fois imaginé la scène qui venait de se jouer, se trouva vite au diapason. Elle se mit à rire follement et Jacques, un peu penaud, commença de craindre une défaite, sans savoir laquelle. Il allait se fâcher…
La jeune fille le comprit. Sa diplomatie ne se proposait aucun but. Elle jouait, délicatement, à l’amour comme jadis elle avait joué à la poupée. Elle dit donc d’un trait, avec un à-propos qui paraît à toutes les insolences :
— Vos petits-fours sont jolis, Jacques, voyons s’ils sont bons.
Et elle en prit deux ou trois, les admira avec des mines de chatte heureuse, puis mordit dans l’un en regardant de côté. Jacques, toujours muet, et devinant l’artifice, restait encore sombre.
— Voyons, mon cher, sourit-elle, vous boudez, pourquoi donc ?
Il eut la mauvaise foi masculine, qui espère toujours tirer parti de sa propre maladresse, ou bien alors veut faire avouer que cette maladresse était en somme suprêmemnt habile. Et, chez lui comme chez la plupart des sédcuteurs mécontents, une rancune durable se formait contre la femme non conquise et qui peut-être ne céderaiut plus, la seconde délicate écoulée, à un abandon décisif…
Il remarqua doctement :
— Vous avez des façons trop excitants, Isabelle, ça vous jouera un mauvais tour.
Elle éclata d’un rire long et saccadé :
— Quel mauvais tour ?
Il ne voyait pas le ridicule, certain, cette fois, de son dépit et s’imaginait parler en moraliste.
Il ponctua alors sévèrement :
— Écoutez, moi, je suis un homme d’esprit large.
Isabelle railla :
— Je te crois !
— Mais oui. Je ne suis pas pedezouille et les préjugés provinciaux n’entrent jamais dans ma tête…
Elle rit encore et coupa :
— Seulement, comme vous êtes resté en panne tout à l’heure, vous allez m’accuser de vous avoir provoqué et incité à je ne sais quelles malpropretés par des façons de fille publique. Pas moins… Croyez-vous que je ne sache pas deviner vos raisonnements ?
C’est bien ce qu’il pensait. Mais la riposte de sa partenaire le força à changer ses batteries. Ce qu’il fit en désordre et non sans abandonner une partie de son matériel à l’ennemi :
— Non, je ne pensais pas cela. Seulement, avouez vous-même que si j’avais voulu…
— Eh bien, que se serait-il passé ?
— Vous le savez bien…
C’était la débandade. Jacques était vaincu dans son assaut moral comme il l’avait été dans son attaque galante. Le plus curieux, c’est que cette fois il n’en souffrit aucunement. La vanité virile est très chatouilleuse, mais l’orgueil intellectuel fait des excuses assez facilement. Chacun sait cela, au surplus, qui est aussi vrai pour les sociétés et les gouvernements que pour les individus. On se résigne sans souffrir à faire office d’imbécile, mais beaucoup moins bien à ne pas être le plus fort…
Et consolé, sentant, au demeurant, que son « vous le savez bien » ramenait la conversation sur le terrain amoureux, Jacques se versa un verre de Porto. Il sentit la discourtoisie de son égoïsme et se reprit avec dépit, sans l’avouer :
— Un petit peu aussi, Isabelle ?
— Allez, allez. C’est épatant ce qu’il fait soif chez vous.