Une heure de désir/9

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PESQUIN. – À propos, mon maître voulait vous voir aujourd’hui parée.
AGATHE. – Je voudrais bien l’être aussi, mais ne sçai lequel je dois mettre de deux habits. Lequel aimera-t-il mieux, de « l’innocente » ou de la « gourgandine » ?

REGNARD, Attendez-moi sous l’Orne

— Dites-moi, Jacques, cette espèce de soie chinoise, là-bas, c’est asiatique, ou bien brodé à Paris ?
Tout ce qu’il y a de plus chinois, Isabelle, et c’est un vêtement de femme, venu tel de là-bas. Mieux, il a été porté par une fille de mandarin.
— Oh ! faites voir !
Il alla décrocher l’objet et l’apporta, heureux de ce changement dans une conversation jusqu’alors irritante.
La jeune fille vit alors en effet que c’était une robe avec des manches.
Elle étala la soie avec une curiosité enfantine.
— Comme c’est étrange. Je me sens tout émue de savoir qu’une jolie fille de Chine a endossé cela.
— Jolie ? ça, vous vous avancez un peu, ma petite Isabelle.
Elle fit la moue :
— Toujours vos façons de blesser le rêve d’autrui. Vous êtes aussi incapable que moi de dire si elle fut laide ou non…
— Bien-sûr ! Mais la beauté n’est pas commune chez les jaunes. Vous voyez les pieds difformes, le crâne oblong, la face plate, les petits yeux de gorets et des seins flottants dès dix-huit ans. Comme beauté, j’aime mieux, malgré sa masse, la Vénus de Milo.
— Vous êtes bête, Jacques, avec votre logique. Mais ce tissu est merveilleusement joli.
Elle maniait la robe de façon à obtenir divers jeux lumineux. Le fond était bleu sombre, les manches noires, ainsi qu’une large bordure en bas. Sur le dos et les épaules, un semis de fleurs extraordinaires, orchidées phalliques, chrysanthèmes dilatés et arums encornets, d’où émergeait un pistil roide, s’entremêlaient des oisillons multicolores. En haut, un monstre doré et hideux sembait régner sur cet éden fantasque et effervescent.
Jacques désigna une fleur dont la fome était assez indécente.
— Que dites-vous de cette… marguerite ?...
Elle le regarda en oblique, sans bouger la tête, et eut un rire discret, mais ambigu.
— Pas mal !
Il remarqua :
— Votre « pas mal » a divers sens, vous savez, tous impudiques…
Elle haussa imperceptiblement les épaules :
— Vous vous démanchez l’esprit pour voir midi à quatorze heures dans tout ce qu’on vous dit.
Puis, soudain :
— Je vais la mettre, votre robe, pour voir de quoi j’aurai l’air avec ça.
— Faites, Isabelle !
— Mais il me faut une grande glace. Je tiens à me voir en pied.
— C’est simple, ma chère. La chambre à coucher est en face. Ouvrez la porte sise entre l’estampe de mines, là, ce Piranèse et la nature morte.
— Bon, je vois. Il y a des Saint-Gobain dans votre dortoir ?
— Allez visiter, Isabelle. Si vous n’êtes pas satisfaite, je vais téléphoner qu’on m’envoie un miroir de six mètres de côté.
Elle alla, délibérément, jusqu’à la porte, ouvrit, regarda d’un trait, derrière elle, si Jacques bougeait, puis entra dans l’autre pièce. Elle revint aussitôt :
— Bien, votre taudis, mon cher. Vous êtes décidément un homme raffiné.
Il grogna :
— Merci ! Raffiné comme le sucre Lebaudy. C’est un compliment qui fait plaisir. Pendant que vous y êtes, traitez-moi donc de betterave !
Elle rit, sans répondre, car son souci était aute que de mots d’esprit. Il n’allait pas plus loin que l’idée d’endosser la soie chinoise et de s’admirer ainsi vêtue.
Elle réalisa ce désir, e vêtit de la robe, la fit bouffer, se secoua, se cambra.
— Vous voilà tout à fait céleste, Isabelle.
— Vous êtes trop bon, Jacques. Non ! je ne suis pas chic. Ça tombe sur les pieds, on ne voit rien de mes jambes, ce n’est pas admirable, vraiment. Et d’ailleurs, je suis engoncée comme une rombière toute en saindoux.
— Déshabillez-vous ! Cela vous ira mieux après.
Elle cligna de l’œil en montrant les dents.
— Et puis quoi encore ? Voulez-vous une contre-marque ?
Il éclata de rire à son tour.
— Vous avez l’esprit des boulevards, ma chère. C’est un esprit que j’exècre, tant par sa grossièreté que par sa sottise.
— Mille grâces !
Il était heureux de reprendre du poil de la bête et affirma posément :
— Je vous dis ma pensée. Déshabillez-vous, allez, et essayez la robe sans vous frapper… Vous n’avez, j’imagine, aucune peur de vous faire voir. Vous êtes robuste, vous faites des sports au moins autant que moi. Vous boxez même, je crois. En tout cas, vous courez comme feu Atalante. Alors, que craindriez-vous ?
— Rien du tout.
— Bon ! Donc , si vous êtes engoncée, mettez-vous en tenue légère, afin de vous admirer sans gêne ensuite sous cette chinoiserie. Si je vous encombre pour cette toilette, j’irai fumer une cigarette dehors.
— Vous exagérez, Jacques !
— Bon ! Alors, je fermerai les yeux. Mais souvenez-vous que nous avons fréquenté ensemble des bistros de plage, où l’on prenait l’apéro avec un maillot comme tout costume. Il n’y a pas de vergogne de vous à moi. Nous nous connaissons trop bien tous deux…
Elle avait écouté attentivement, sans d’ailleurs cesser de suivre au fond d’elle-même une réflexion subtile qui la fit sourire imperceptiblement.
— Vous avez raison, Jacques. Je suis vraiment curieuse de voir comment cette robe m’habille. Ne me regardez donc pas durant deux minutes !
— Je n’ai garde, souffla-t-il ironiquement.
Elle passa presque derrière lui, jeta le vêtement chinois sur le dossier d’une chaise, et rapidement, défit son corsage. Son costume était d’un seul tenant. Elle ramena la jupe sur les hanches, passa un bras sous l’épaulette, leva avec soin l’étroite peau de soie d’une chaude couleur chataîgne et, prudemment, afin de ne rien déchirer, mais avec un désir aigu d’aller pourtant vite, elle monta la robe vers ses épaules en la roulant avec une nerveuse douceur.
Jacques avait préparé sa surprise. Il se tourna, regarda, puis dit, certain maintenant de prendre une petite revanche de sa déconvenue précédente.
— Halte ! Isabelle, vous êtes belle comme tout, je vais vous photographier…